Si l'ère Trump s'est soldée par un profond effondrement des perspectives pour toute une génération, elle a aussi créé un terreau fertile pour la mobilisation. Le journaliste Mathieu Magnaudeix a enquêté sur les nouveaux activistes de la « génération Ocasio-Cortez ». Entretien
GenZ en mouvement ! Emmenées par la charismatique Alexandria Ocasio-Cortez, les jeunes générations montent au front des nouvelles batailles politiques, à mesure qu'une élection présidentielle cruciale aux États-Unis approche. Écologie, lutte contre le racisme, les inégalités sociales et le sexisme : cette génération est résolument radicale. Elle entend prendre les problèmes à la racine. Pourtant, elle est aussi loin d’être uniforme sur le plan des idées. Entre repli conservateur et risque de résignation, les jeunes se politisent au cœur d’un réel à haute intensité.
Quel est le rapport des jeunes Américains à la politique, après quatre années de présidence Trump ?
MATHIEU MAGNAUDEIX : Les jeunes générations sont en train de basculer politiquement. Depuis l’élection de Donald Trump, la frange progressiste de cette jeunesse se mobilise. Loin de n'être qu'un épiphénomène de prise de pouvoir par un personnage grotesque, cette élection a révélé tous les symptômes et les maux dont souffrent les États-Unis : exacerbation des inégalités, crise écologique, injustices et racisme continuent d’imprimer fortement leur marque sur le pays. L’ère Trump a agi comme un révélateur, un précipité chimique de l’ensemble des fractures de la société américaine. L’engagement des jeunes générations correspond donc à une volonté de recréer de l’espoir dans un contexte politique marqué par ses outrances. Ces jeunes réclament la possibilité d’avoir des perspectives politiques pour eux.elles, mais aussi pour leurs enfants.
Quels sont les déterminants qui façonnent leur engagement ?
M. M. : Qu’ils aient quinze, vingt, ou trente ans, ces jeunes sont nés les deux pieds dans la crise ; il n’y a jamais eu pour eux d’espoir ou d’éclaircie en politique. Certains sont nés en même temps que les contestations contre l’invasion de l’Irak en 2003. D’autres avaient cinq, dix ans au moment de la crise financière en 2008. Pour une frange de la jeunesse afro-descendante, c’est le mouvement #BlackLivesMatter qui a servi de catalyseur en contribuant à renouveler les imaginaires politiques autour des enjeux de discriminations raciales. Très actif en ce moment, ce mouvement a contribué à faire émerger la problématique du racisme structurel aux Etats-Unis. De nombreux jeunes noirs issus de classe populaire se sont éveillés à la politique avec #BlackLivesMatter.
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Vous parlez d’une génération Ocasio-Cortez. Que représente cette politicienne ?
M. M. : Alexandria Ocasio-Cortez, l’élue du Bronx à la Chambre des représentants, est en quelque sorte l’astre solaire autour duquel gravite cette nouvelle génération. Elle est l’envoyée spéciale, au cœur du système, des mouvements sociaux progressistes et radicaux qui ont marqué les États-Unis ces dernières années. À trente-et-un ans, elle représente politiquement cette force progressiste au Congrès américain. Son mandat est extrêmement clair : représenter dans le système politique les voix qui, traditionnellement, ne sont pas entendues par ce système.
AOC maîtrise parfaitement les réseaux sociaux et s'en sert pour mener campagne. Quels sont ses objectifs ?
M. M. : AOC déploie une stratégie d’influence politique qui vise à conquérir l’hégémonie dans un contexte de bataille culturelle. Aux Etats-Unis, les imaginaires actuels sont conservateurs, néolibéraux ; ce sont des imaginaires de division, de haine. AOC parvient à expliquer que ceux-ci enferment au lieu de libérer, et qu’ils oppressent les individus. Son usage des réseaux sociaux témoigne aussi d’une volonté très forte d’éducation populaire. Lorsqu’elle fait une story sur sa routine maquillage, elle choisit d’expliquer aux femmes noires ou à peau foncée comment prendre soin de leur peau. Elle s’adresse à des personnes précaires, en leur expliquant qu’elles méritent de prendre soin d’elles. En faisant cela elle déploie un message politique.
La force d’AOC est qu’elle parvient magistralement à politiser les enjeux du quotidien. Son ambition est de repolitiser le réel en apportant des cadres et des repères. Elle permet aux gens de regagner du pouvoir sur leurs vies, ce qui à terme permet de susciter de nouvelles mobilisations.
La génération AOC a poussé sur le terreau fertile de la désillusion face à la politique de Donald Trump. Qui sont les actrices, les acteurs de ce mouvement ?
M. M. : À mon sens, le mouvement Sunrise est l’une des belles fleurs qui a poussé sur le fumier des années Trump. Il rassemble des très jeunes de quatorze ou quinze ans et ses dirigeants n’ont même pas trente ans. C’est en partie grâce à ces jeunes activistes que la thématique du Green New Deal est parvenue à s’imposer dans l’agenda politique et dans le débat public. Ces jeunes ont une conscience aiguë des enjeux de la crise climatique, ils savent que c’est le problème incontournable qui barre leur avenir. J’ai perçu une grande angoisse chez ces jeunes, une angoisse existentielle. Quand on a treize ou quatorze ans aujourd’hui, la question se pose : pourra-t-on, ou non, faire des enfants dans dix ans au vu des évolutions du climat ? Cela crée un sentiment d’urgence très puissant. Jusqu’à susciter parfois des engagements très précoces, à l’image de Jamie Margolin qui a cofondé Zero Hour, un mouvement basé à Seattle qui coordonne les grèves scolaires pour le climat aux États-Unis. À dix-huit ans seulement, celle qui se définit comme queer intersectionnelle est à la tête d’une organisation de plusieurs centaines de lycéens.
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Pourtant, il existe un décalage entre l’urgence de leurs questionnements, leurs envies de changer de modèle et l’indifférence de leurs aînés, des décideurs économiques et du système politique dans son ensemble. Ce hiatus est vécu comme un abandon. Il génère un profond sentiment de désillusion, à tel point que d’aucuns parlent d’un effondrement des attentes générationnelles. Cette génération a envie de se mobiliser et de changer la politique de l’intérieur, mais le risque de la résignation, du renoncement et du fatalisme est aussi très présent.
Vous insistez sur le fossé idéologique qui existe aujourd’hui chez les jeunes d’Amérique, entre d’un côté une frange progressiste et de l’autre une très conservatrice, attachée à Donald Trump. Il existe par ailleurs une proportion importante de jeunes complètement désengagés de la politique.
M. M. : Effectivement, il ne faut pas oublier que les jeunes générations ne sont pas uniformes politiquement, il y a beaucoup de jeunes très conservateurs et d’autres complètement éloignés de la politique. Il existe aujourd’hui un fossé idéologique important chez les jeunes. La « génération Trump » n’est pas un mirage, et estime que ce dernier trace la bonne ligne idéologique, c’est-à-dire celle qui tend vers l’extrême droite. Cette génération est radicale sur les questions économiques, elle prône un ultra-capitalisme débridé, est aveugle aux recommandations en matière de santé publique, notamment dans le contexte pandémique.
Surtout, elle refuse de parler d’inégalités et de racisme. À l’image de Kyle Rittenhouse qui, à dix-sept ans, n’a pas hésité à ouvrir le feu avec un fusil d’assaut sur des manifestants qui défilaient contre les violences policières dans la ville de Kenosha. Ce jeune militant incarne la droitisation du parti républicain. Une radicalisation qui s’est accélérée sous la présidence de Donald Trump, avec des discours encourageant le port des armes, la prolifération des discours de haine, le suprémacisme blanc. Néanmoins, j’estime que le dynamisme et la vivacité militante se trouve aujourd’hui plutôt dans le camps des Démocrates.
Cet entretien a été initialement dans la revue 24 de L'ADN : (Z), portrait d'une génération.
À lire :
Mathieu Magnaudeix, Génération Ocasio-Cortez, Les nouveaux activistes américains, Cahiers libres, Éditions La Découverte, mars 2020
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