Évalué cette semaine à 66 000 USD, le Bitcoin vient d'atteindre un nouveau record. Pour nous mener jusqu'où ? Décryptage de l'expert Simon Polrot.
Juriste de formation, Simon Polrot s’est imposé comme l’expert français de la blockchain. Lunettes rondes et voix douce, il est à la tête de L’Association pour le développement des actifs numériques en France, d'où il observe l'appétence croissante du public pour les cryptomonnaies, qui affolent dorénavant... tout le monde ! Les banques d’investissement se mettent à la page, les mères de famille se prennent de passion pour les monnaies virtuelles, les TikTokeurs prodiguent leurs conseils pour devenir riches en quelques clics grâce à l'astrologie, et les « finfluenceurs », nouveaux money gourous, veulent nous voir miser sur les bitcoins. Alors, le marché des crypto-actifs est-il sur le point de bouleverser notre économie ? Interview de Simon Polrot.
Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt pour les cryptomonnaies ?
Simon Polrot : La pandémie a joué un rôle important. La réaction des banques centrales aux mesures de confinement a provoqué une vague d’interrogations vis-à-vis des politiques économiques et de la valeur des monnaies. Beaucoup de gens se sont demandé pourquoi pendant des décennies on leur avait parlé de crise et d’austérité, et comment tout à coup on pouvait sortir 800 milliards d’un chapeau ? Dans ce contexte, les cryptomonnaies ont suscité l’intérêt général. L’épargne forcée a conduit les foyers ayant conservé la quasi-intégralité de leurs revenus à réorienter leur épargne. Comme la notion de cryptomonnaie a été démocratisée depuis 2017, tout cela a créé une perfect storm propice à leur adoption.
Quel regard portez-vous sur ce nouvel attrait pour le secteur ?
S. P. : Les crypto-actifs sont comme les sites du début d’Internet : on trouve de tout, et parfois du n’importe quoi. On a aujourd’hui une profusion de produits et de projets lancés par n’importe qui… La production de valeur numérique s’est tellement démocratisée que tout le monde peut, en deux heures, lancer un nouvel actif, cela ne demande aucune compétence de code. Cette faible barrière à l’entrée n’est en soi ni bonne ni mauvaise. Une personne sans diplôme peut cartonner avec une idée de génie ; une personne mal intentionnée aussi. En parallèle, des influenceurs TikTok peu scrupuleux promettent des rendements incroyables à un public souvent mal informé, et pour qui ces vidéos arnaques sont souvent les premiers contacts avec les cryptomonnaies. Pour endiguer cette désinformation, il faut absolument éduquer, s’assurer que les gens comprennent bien ce que sont les actifs numériques et ce qui fait leur valeur.
Malgré l’explosion de projets peu sérieux, le marché devient bel et bien plus mature. À quoi le voit-on ?
S. P. : Les cas d’usage augmentent avec une profusion de projets liés aux grandes blockchains (Bitcoin, Ethereum…) et s’ouvrent à un public toujours plus large, comme les artistes avec le développement des NFT. De très nombreuses sociétés se créent, les levées de fonds et leur volume se multiplient. Par ailleurs, les institutionnels – banques, fonds d’investissement et ETF – créent de nouvelles catégories d’investissement avec les crypto-actifs. Peu à peu, les actifs numériques sont perçus par tous les acteurs comme une classe d’actifs à part entière, et il devient de plus en plus naturel de se dire qu’un actif purement digital est un actif comme un autre. C’est quand même un saut conceptuel considérable ! Autre indice frappant : le Salvador, qui ne dispose pas de monnaie propre, a inscrit dans la loi le bitcoin comme monnaie officielle, aux côtés du dollar américain. Cette étape est porteuse d’un fort enjeu géopolitique, car elle pourrait marquer le début de l’indépendance monétaire du pays vis-à-vis des États-Unis.
Dans ce contexte, comment et dans quelle mesure les cryptomonnaies pourraient-elles modifier le paysage bancaire et financier ?
S. P. : Entre les cryptos et le secteur bancaire et financier s’est nouée une relation amour-haine… La première réaction des institutions a été très négative. C’était perçu à juste titre comme un concept inventé par des geeks qui ne respectaient aucune des règles de transmission d’information imposées aux banques… L’ambiance, c’était un peu ingénieurs contre banquiers, ces derniers traitant près de 99 % des flux financiers actuels globaux. Le rejet a été assez radical : les banques de détail déconseillent très fortement à leurs clients d’aller sur ce type d’actifs, arguant que les risques sont trop élevés. Elles vont parfois jusqu’à mettre en place des procédures pour décourager ce type d’investissement, et même jusqu’à clôturer les comptes de clients qui rapatrient des fonds issus de crypto-actifs. À l’inverse, les banques d’investissement et les family offices ont pris le pli, sous la pression des clients fortunés.
Où se situe la France par rapport aux autres pays, notamment les États-Unis, en matière de maturité du marché ?
S. P. : Les États-Unis ont deux cycles de marché d’avance sur la France : les premières plateformes d’échange ont débarqué en 2011, et des acteurs historiques se sont lancés dès 2015… Résultat : les consommateurs sont bien plus aguerris ! JPMorgan et Morgan Stanley ouvrent déjà des comptes en bitcoin et nouent des partenariats avec des plateformes d’échange de crypto-actifs ; c’est une révolution ! Mais quel que soit le temps que prendra cette diffusion, elle est inéluctable, c’est le sens de l’histoire. En France, il devient de plus en plus compliqué d’ignorer le mouvement. L’entrée fracassante en Bourse de Coinbase en avril 2021 a fait office d’électrochoc. Avec une valorisation de 86 milliards de dollars pour son premier jour à Wall Street, l’entreprise américaine a non seulement effacé le précédent record de 81 milliards établi par Facebook en 2012, mais a aussi placé d’emblée la plateforme d’échange de cryptomonnaies plus haut que la plupart des banques européennes. En revanche, la France œuvre pour donner de la clarté au secteur et travaille à proposer un cadre réglementaire précis, afin d’éviter le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, par exemple. Le pays a du coup été pris en exemple au niveau européen. Mais réguler avant que le marché ne se développe peut être contre-productif. Le risque, c’est de se retrouver à nouveau dominé par des géants américains des cryptos, comme nous l’avons été par les GAFAM après avoir tué dans l’œuf les projets Internet européens. Hélas, je n’observe pas vraiment de volonté de la part des politiques de prendre en considération cette menace et de construire une défense solide. Pour les législateurs, le sujet n’est pas vraiment sérieux, alors qu’aux États-Unis il s’est imposé comme enjeu stratégique majeur. La preuve, l’immense majorité des particuliers achètent leurs actifs sur des plateformes américaines. Ma conviction, c’est que d’ici quinze ou vingt ans, toute une partie de l’économie aura basculé sur les crypto-actifs. Et tel que cela se profile, nous n’avons pas de géants de notre côté pour tenir tête aux Américains…
Si l’économie devait basculer sur les crypto-actifs, est-ce que l’on se dirigerait vers la fin des banques et de la monnaie traditionnelle ?
S. P. : Je ne pense pas… D’après moi, les intermédiaires fournissent des services nécessaires pour tout le monde, en matière de conservation, de conseil et de facilité de paiement. Ce besoin ne disparaît pas avec les cryptomonnaies ! Au contraire, si les banques se lancent dans les cryptomonnaies, un nouveau champ d’activité leur ouvre les bras ! Quant aux monnaies traditionnelles, je ne les vois pas disparaître. Elles vont être un peu secouées, mais elles ne péricliteront pas… Je ne crois pas que des valeurs aussi importantes que l’euro ou le dollar vacillent à cause des cryptomonnaies dans les prochaines années. Elles sont intimement liées à la confiance dans les institutions très puissantes de l’Europe et des États-Unis. Mais si demain l’euro ne valait plus rien, cela serait très mauvais signe, cela voudrait dire que la confiance des citoyens en nos institutions est ébranlée comme jamais, signe de grande instabilité sociale, économique et politique. Aujourd’hui, les cryptomonnaies les plus puissantes sont les monnaies communautaires, avec des valeurs et des principes qui leur sont propres. Dans le cas du bitcoin, on sait par exemple qu’il n’y aura jamais plus de 21 millions de bitcoins. Ce qui fait la valeur de l’actif, c’est qu’un grand nombre de gens adhèrent à ces valeurs. On est donc proche de l’idée de « monnaie locale », qui par nature ne peut pas devenir une valeur internationale…
« Les cryptomonnaies aujourd’hui, c’est comme Internet dans les années 90. » Vous confirmez que l’onde de choc sera de même portée ?
S. P. : La comparaison est peut-être un peu éculée, mais c’est bel et bien une révolution similaire en matière de portée et d’impact. « Le risque Minitel » vient tout de suite en tête. Il se matérialise sur les cryptomonnaies d’ailleurs de la même façon : la peur d’une ouverture radicale qui favoriserait donc un réseau fermé contrôlé par l’État. Un réseau certes sain, mais très centralisé, plus régalien, et moins fertile. Ce réflexe s’exprime par exemple par l’ambition de construire un réseau européen avec une monnaie numérique contrôlée par la banque centrale. À terme, je suis convaincu que les pays qui vont opter pour les systèmes ouverts vont exploser en matière d’usage, et que la France pourrait se retrouver dans le scénario du Minitel…
Alors que la popularité de la blockchain s’accroît, que reste-t-il de l’ADN libertaire des cryptomonnaies ?
S. P. : Le terme « libertaire » est un peu fort… Libéral, oui ! Le principe fondateur des cryptos était d’échapper à la coupe des institutions, considérant qu’une construction privée non institutionnalisée, articulée autour de la notion de chiffrement, peut avoir plus de valeur qu’une monnaie gérée par des banques centrales. On retrouve l’ADN des cypherpunks de l’Internet des années 90, rassemblés autour d’une méfiance des institutions et des grandes sociétés, et d’une confiance dans l’organisation de communautés en ligne. Ces valeurs ont peut-être nourri les communautés cryptos, mais il n’est pas certain qu’il en reste grand-chose… Cet état d’esprit initial est en train de se diluer, comme celui d’Internet s’est dilué au fur et à mesure que l’usage a conquis toutes les sphères de la société.
L’essor des cryptomonnaies en 5 dates
1989 : L’entreprise DigiCash Inc. fondée par David Chaum, inventeur de beaucoup de protocoles cryptographiques, crée la première monnaie virtuelle utilisée dans le monde entier.
1998 : Wei Dai, cryptographe renommé et membre de la communauté cypherpunk, publie une description de « b-money », un système électronique de trésorerie anonyme.
2009 : Le bitcoin est créé par un développeur (ou un groupe de développeurs) utilisant le pseudonyme de Satoshi Nakamoto.
2013 : en avril, on assiste à une rapide montée du cours du bitcoin.
2014 : une deuxième génération de cryptomonnaies apparaît, comme Monero, Ethereum et Nxt, avec de nouvelles fonctionnalités telles que des adresses de furtivité, des contrats intelligents, le recours à des chaînes de bloc latérales ou adossées à des actifs physiques tels que l'or.
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