Poursuivi pour espionnage par les États-Unis, l'Australien de 50 ans essuie une nouvelle déconvenue dans sa bataille juridique alors que la Haute Cour de justice de Londres annule une décision le protégeant de l'extradition.
Article initialement publié le 24 février 2020 et modifié le 14 décembre 2021
Claquemuré entre les murs de l’ambassade équatorienne en Grande-Bretagne, Julian Assange, sulfureux fondateur de WikiLeaks (2006), vit depuis près d'une décennie avec une épée de Damoclès sur la tête. Retour sur le parcours d'un homme qui risque 175 ans de prison au nom de la libre circulation de l'information. Guillaume Ledit, ancien journaliste fondateur d’Owni.fr et co-auteur de Dans la tête de Julian Assange (avec Olivier Tesquet, auteur d’À la trace), nous explique comment la condamnation du lanceur d'alerte serait lourde de conséquences pour la liberté de la presse et l'équilibre de la relation État-citoyen.
Mathématiques, Rome Antique et Commodore 64
À mi-chemin entre l’argonaute contemporain et le crypto-anarchiste, Julian Assange a publié des centaines de milliers de documents dénonçant la corruption des élites, la surveillance de masse, la fraude fiscale et les abus de l’armée américaine. Pour comprendre les motivations de Julian Assange, il convient de revenir sur son parcours atypique. Il est « très difficile de dégager une colonne vertébrale intellectuelle monolithique » chez Assange, notent les auteurs. Histoire, mathématiques, philosophie politique, neurosciences, psychologie, informatique... le jeune Assange a des inspirations aussi diverses que variées. Il se prend de passion pour des auteurs comme Alexandre Soljenitsyne, George Orwell, Shakespeare... mais aussi les poètes antiques. C’est d’ailleurs chez Horace qu’il puisera son nom de hacker, Mendax. Depuis sa chambre, il fait ses armes pour intégrer le petit monde très select des hackers de l’époque. Très vite, il se fait remarquer et noue des relations qui aiguiseront son sens de la contestation.
« Assange est fortement imprégné de la sous-culture cypherpunk. Le terme provient de l’écrivain William Gibson, qui met en scène des cowboys du numérique, dans un univers où les multinationales contrôlent tout et où des États appauvris jouent le rôle de policiers. Comme dans Matrix, ou Blade Runner… », raconte Guillaume Ledit. Grâce au chiffrement (cypher en anglais), les cypherpunks entendent protéger sur l’Internet naissant nos libertés menacées par les multinationales et les gouvernements. Leur devise ? « Vie privée pour les citoyens, transparence pour les puissants ».
En clair : Internet est un espace à part qui n’a pas à subir le monopole de la violence légitime des États et les règles imposées par les entreprises. Comme le résume le poète et militant John Perry Barlow dans sa Déclaration d'indépendance du cyberespace à Davos en 1996 : « Vous, géants de chair et d’acier, vous n’avez rien à faire dans notre univers. » Précision : « Assange, plus libertaire que libertarien, a vocation à corriger une asymétrie de pouvoir et d’information entre citoyens, États et entreprises », précise Guillaume Ledit. Tout au long de sa carrière, il se montre fidèle à l’éthique hacker telle qu’elle est formulée par le journaliste Steven Levy en 1984 dans Hackers: Heroes of the Computer Revolution : ne pas détruire les réseaux informatiques dans lesquels on s’infiltre, ne pas faire de profit et faire circuler l’information.
Comment la culture pop a digéré la figure du hacker
« La culture populaire a digéré la figure du hacker, mais aujourd’hui, il n’en reste plus grand-chose, analyse Guillaume Ledit. Les scénarios les plus noirs imaginés par les cypherpunks, en termes de centralisation du web par les États et les entreprises, se déroulent sous nos yeux. L’ensemble des infrastructures du web est géré par des entreprises privées, comme Amazon Web Service, Inc. Il faut garder en tête que le Web commercial n’a que trente ans. Il est encore temps, si on garde la tête froide, de rectifier le tir. Mais je n’y crois guère... »
Alors certes, WikiLeaks a fait des émules. Parmi eux, le Britannique Bellingcat, premier média à avoir popularisé le concept d’enquête open source dont le travail d’enquête a prouvé la responsabilité de l’Iran dans le récent crash du Boeing à Téhéran. Mais force est de constater qu'entre surveillance exacerbée et répression des libertés, les contre-pouvoirs n'ont plus vraiment le vent en poupe.
« Condamner Julian Assange, c'est enterrer le contre-pouvoir »
« Si à l'issue de ces auditions Julian Assange venait à être extradé et condamné, cela créerait un dangereux précédent pour la presse », souligne l'auteur, pour qui les raisons de cet acharnement sont limpides. « Il s'agit de décourager le travail des lanceurs d'alerte. » On pense bien sûr à Chelsea Manning, analyste militaire à l'origine de la fuite de la vidéo de 2010, condamnée pour trahison et ayant déjà passé plus de huit ans derrière les barreaux, et à Aaron Swartz, qui s'est suicidé à vingt-six ans à la veille de son procès.
Aujourd'hui, Assange pourrait être condamné pour complot au titre de l'Espionage Act de 1917, une première dans l'histoire du journalisme aux États-Unis, rappelle Guillaume Ledit. « Depuis l'irruption de WikiLeaks, le secret est en fait de plus en plus sanctuarisé, comme en témoigne la directive liberticide sur le secret des affaires, votée en 2016. On ne prend donc pas franchement la direction de plus de transparence, comme en témoigne l'explosion du nombre de documents classés secret-défense outre-Atlantique, passés de 5,6 millions à 92 millions entre 1996 et 2010, et l'essor d'une industrie de surveillance hybride, mêlant insidieusement public et privé.
Quelle que soit l'issue du procès, le travail de Julian Assange aura pour les auteurs contribué à diffuser plusieurs idées primordiales : « l'information peut s'extraire d'une immense base de données ; le fait que l'exercice contemporain du pouvoir se niche dans ces bases ; la prise de conscience globale que les contre-pouvoirs du siècle à venir doivent revêtir une dimension informatique ; la possibilité même de repenser le politique grâce à l'apport stratégique d'Internet aux luttes en cours. » C'est déjà ça. En 2011, l'Australien déclarait que les mathématiques et les individus avaient la capacité d'être plus forts qu’une superpuissance, et cela s'est avéré vrai, le temps d'une danse.
Extradition : et maintenant ?
En 2020, Guillaume Ledit et Olivier Tesquet s'interrogeaient : la porte ouverte par Julian Assange et WikiLeaks serait-elle en train de se refermer ? Il semblerait bien que oui. Inquiétant, car pour Guillaume Ledit : « condamner Julian Assange, c'est enterrer le contre-pouvoir. » Ce constat est plutôt inquiétant lorsque l’on pense à la multiplication des dispositifs de surveillance : malgré quelques voix qui s’élèvent, ils prolifèrent dans l’indifférence générale. En France, le 20 février 2020, un nouveau décret relatif à la collecte et à l'automatisation du traitement des données à caractère personnel a été adopté, sans faire de vagues... Aujourd'hui, malgré de nombreux relais et soutiens, l'Australien semble bien avoir perdu la partie. Alors que l'état de sa santé prévenait jusqu’alors une incarcération, les États-Unis assurent que le lanceur d'alerte recevrait un traitement médical adapté en fonction de ses besoins, physiques ou psychiatriques.
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