Face aux documentaires comme Hold-Up, et à l’arrivée du complotisme dans la sphère mainstream, que peuvent faire les journalistes spécialisés en fact checking ?
Visionné au moins 2 millions de fois depuis sa sortie le 11 novembre, le « documentaire » Hold-Up a réussi son pari : faire entrer dans la culture dominante des théories complotistes mélangeant virus, Bill Gates, masques et ondes 5G. Face à ce film bien ficelé et terriblement délétère pour le débat public, les journalistes spécialisés dans la vérification d’infox ont levé une multitude de boucliers incluant mises en garde et fact checking. L'AFP, Libération, Le Monde, FranceInfo, Sciences et Avenir et bien d’autres encore ont traité le sujet sous tous les angles possibles : vérifications des affirmations du documentaire, plongée dans son système de financement, portraits des personnalités qui y apparaissent, mais aussi démontage des techniques de manipulation émotionnelle qu’il déploie. Mais les résultats ne semblent pas vraiment à la hauteur.
Une course sans fin entre complotistes et journalistes
Sur les groupes Facebook réunissant ceux qu’on peut qualifier de « covido-sceptiques », l'emballement médiatique autour du documentaire est la preuve ultime qu’il porte une « vérité qui dérange ». Quant à sa suppression de la plateforme Vimeo, plateforme dont Xavier Niel est l’un des investisseurs, elle serait aussi la preuve d’un complot mené par les « élites mondiales qui contrôlent la presse ».
Malgré leur travail indispensable, les rubriques de fact checking sont-elles réduites à l’impuissance ? Jonathan Parienté, chef de service au journal Le Monde, explique que son travail s’apparente souvent à « vider un océan à la petite cuillère ». Sa rubrique Les Décodeurs, existe depuis 2014 et regroupe non seulement les articles de vérification des faits, mais aussi des dossiers thématiques et pédagogiques relatifs à l’éducation aux médias. « Ça reste un travail artisanal, explique-t-il. Nous effectuons une veille très étendue sur les réseaux. Nous avons aussi noué un partenariat avec Facebook qui nous fait remonter, de manière bien imparfaite d'ailleurs, des messages d'internautes. Même si l'on travaille rapidement, debunker une information prend du temps tandis que la partager sans réfléchir ne prend que quelques secondes. »
Outre ce décalage temporel qui donne constamment une impression de retard aux journalistes, ces derniers estiment aussi que les temps ont bien changé depuis les débuts de ce format particulier. Arrivée en France vers 2009, pendant la présidence de Nicolas Sarkozy, la vérification de faits doit maintenant se mobiliser aussi sur le partage de rumeurs, infox et théories du complot qui circulent sur les réseaux. Et ce mouvement est allé crescendo selon Julien Pain, chef de la rubrique Vrai ou Fake sur FranceInfo canal 27 qui regroupe les différents articles et dossiers de fact checking de l’audiovisuel public. « Il y a moins de 10 ans, les fausses informations et les théories complotistes ne concernaient qu’une minorité de gens, explique-t-il. Ceux qui les diffusaient étaient pour beaucoup des militants d'extrême droite, un peu d’extrême gauche et surtout des pays autocratiques comme l'Iran, la Chine ou la Russie. En France, on avait des "spécialistes" comme Thierry Meyssan (auteur d'un livre sur les attentats du 11 septembre), Dieudonné ou bien Soral. Mais ça restait encore un périmètre restreint. À présent, le complotisme est totalement entré dans la sphère mainstream et le documentaire Hold-Up en est l’exemple parfait. »
Médias et politiques dans le même panier
Pour comprendre comment le complotisme est devenu mainstream, on peut se pencher sur les chiffres. De manière globale, le web et les réseaux sont effectivement devenus le deuxième moyen de s’informer, après la télévision pour 28% de la population française selon un sondage Ipsos. Les chiffres montent même jusqu’à 46% pour la tranche des 18-34 ans. À l’inverse, la confiance dans les journalistes n’a cessé de s’éroder et la France se paye même le luxe d’être à l’avant-dernière place du classement du Reuters Institute avec seulement 24% de confiance accordée aux médias.
Cette glissade s’est fortement accentuée avec le mouvement des Gilets jaunes. Elle est la conséquence directe de la montée en puissance d’une idéologie anti-élite qui prospère sur Facebook et qui s’appuie fortement sur des discours hostiles aux faits, selon l'historien Alexis Levrier. Dans ce contexte, les gens qui n’étaient pas forcément complotistes vont mettre dans le même panier les élites politiques, les autorités scientifiques et bien évidemment les médias mainstream jugés complices du pouvoir.
La pandémie de Covid-19 et le confinement associé sont les ingrédients finaux de cette cocotte-minute. « La santé a toujours été un très bon vecteur pour diffuser des thèses complotistes, poursuit Jonathan Parienté. Tout le monde parle des ondes 5G, des vaccins, du paracétamol, c’est hyper concernant. Et c’est la première fois dans l’histoire que tout le monde est impacté d’une manière ou d’une autre par une situation qui touche au médical. C’est un alignement des planètes incroyable pour les acteurs du milieu complotiste qui sont là depuis longtemps et que l’on retrouve dans ce documentaire. »
Au-delà du vrai et du faux
Pour ces deux professionnels de l’information, dire ce qui est « vrai ou faux » ne suffit plus dans un contexte qui a généré beaucoup de frustrations. « On doit faire face à un isolement des gens chez eux, mais aussi un sentiment de malaise face à des mesures liberticides et des prises de parole qui ont beaucoup varié au fil du temps, indique Julien Pain. Le gouvernement a fait beaucoup d’erreurs au début de l’épidémie, ce qui est totalement normal vu la situation inédite. Les gens ne sont pas idiots et ont bien compris qu’il y avait des incohérences et une mauvaise communication. Mais le manque de volonté des autorités dans la reconnaissance de ces erreurs et ce manque de sincérité dans la communication a généré beaucoup de colère. Les complotistes se sont dépêchés de l'exploiter en jetant de l’huile sur le feu. » Le constat est le même chez Jonathan Parienté. « Vu l’état des connaissances au début de l’épidémie, beaucoup de gens très qualifiés ont dit des bêtises, indique-t-il. Depuis, l’état de la connaissance a évolué, mais les gens ont énormément de mal avec ces changements, car elle met en évidence un état d’incertitude qui est très difficile à supporter. »
En plus d’exploiter cette frustration et cette colère, les personnes qui se nourrissent sur le dos du complotisme savent utiliser les biais cognitifs de leur audience pour mieux les valoriser. Cette manipulation par l’émotion est par essence incroyablement plus forte que n’importe quel article basé sur des faits. « On sait depuis longtemps que les complotistes s’appuient sur une forme de jouissance intellectuelle, poursuit Julien Pain. Ils ne font que poser des questions sans jamais répondre à quoi que ce soit et laissent l’espace libre pour que l'imagination fasse le travail. Ils donnent le sentiment que vous êtes arrivés à la conclusion grâce à votre raisonnement. C'est vous qui avez fait cette enquête incroyable et qui êtes allés au fond des choses. »
Et maintenant, que va faire la presse ?
Au chapitre des solutions pour lutter contre ce fléau, les réponses sont unanimes. Les deux journalistes insistent pour dire qu’il est parfaitement inutile de courir après les personnes qui diffusent sciemment des infox ou des théories conspirationnistes. « Les gens qui sont persuadés que Bill Gates veut mettre des puces 5G dans le corps ne changeront pas d'avis, indique Jonathan Parienté. Mais c’est une minorité : il reste de nombreux individus à la frange, qui sont encore de bonne foi et qui vont chercher des informations sur les vaccins ou les masques. C’est pour eux que je travaille. Mon rôle est de leur fournir des informations pour les aider à comprendre la complexité du monde dans lequel on vit. »
De son côté, Julien Pain rappelle qu’il ne faut pas traiter les gens victimes de complotisme comme des imbéciles. « On ne rattrapera jamais ceux qui créent ces théories du complot. Ce sont des gens dangereux qui sapent sciemment les fondements de notre société, indique-t-il. Mais il ne faut pas pour autant prendre ceux qui partagent ces contenus pour des idiots, d’autant que les insulter ne sert à rien. Au contraire, il faut les intégrer à notre travail, leur expliquer les dessous de nos enquêtes, leur montrer comment on va d’un point A à un point B et leur montrer comment ce qu’on écrit ne sort pas de nulle part. »
De manière plus générale, le chef de la rubrique Vrai ou Fake estime que le problème est maintenant bien plus grand pour être géré uniquement par les journalistes. « Le complotisme est un vrai problème de société et notre profession ne peut pas être seule face à lui, indique-t-il. Il faut que nous allions dans les établissements scolaires, il faut travailler avec les profs et les associations. Il faut aussi que les influenceurs relaient notre travail et nos enquêtes. Enfin, il faut éviter de tirer sur les journalistes à tout bout de champ. On est en première ligne dans ce combat et on le mène depuis 10 ans avec du temps et des budgets réduits. On peut réfléchir pour mieux faire notre travail, mais au bout d’un moment c’est à la société entière de se bouger. »
Merci David-Julien Rahmil pour cet éclairage nécessaire.
"Le complotisme est un vrai problème de société et notre profession ne peut pas être seule face à lui, indique-t-il. Il faut que nous allions dans les établissements scolaires, il faut travailler avec les profs et les associations."
Chers journalistes, c'est également parmi les missions des professeurs-documentalistes, en établissements du 2nd degré, du CLEMI, dans les académies, de Réseau Canopé. Vous n'êtes pas "seuls", et nous travaillons tous ensemble à développer un recul critique et un scepticisme scientifique si terriblement nécessaires à l'heure actuelle.
Très bon article. Merci.
6000 tweets par seconde, 200 milliards par an.
Les services de fact checking seront toujours en retard, comme l’agence anti-dopage l’est par rapport aux tricheurs. Ce n’est pas pour ça qu’il faut baisser les bras. J’ajoute que le fait qu’un futur ex-président américain ait diffusé de fausses informations pendant 4 ans a contribué sans doute plus qu’on le croit à diffuser le mal...