
L’appli chinoise qui fait la danser la Gen Z n’a pas fini de faire parler d’elle. À la faveur du confinement, TikTok a même dépassé la barre des deux milliards de téléchargements. Retour sur le succès du réseau social star des juniors, qui deviendra peut-être celui de leurs parents.
Avril 2019. Un jeune afro-américain est sur le point de commettre le plus grand hack musical de tous les temps. Chapeau de cow-boy et bagues bling-bling, Lil Nas X, parfait inconnu de 20 ans, prend la tête des charts. Il y restera dix-neuf semaines, plus fort que les Beatles, Michael Jackson ou Beyoncé. Du jamais vu. Il chante : « Ouais, je vais mener mon cheval sur la route de la vieille ville... ». Le rythme est lent, tranquille..., mais son mix de rap et de country est plus iconoclaste qu’il n’y paraît.
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Dans la communauté noire, comme dans celle des suprémacistes blancs, on ne s’y trompe pas. Le titre provoque le clash. On s’insurge : qui est ce moins que rien qui ose cette scandaleuse hybridation ? L’industrie elle-même ne sait plus dans quel bac il faut le ranger. D’où vient cet ovni culturel ? Pas des maisons de disques. Il nous arrive de TikTok, le réseau social des ados. À coups de vidéos de quinze secondes, Lil Nas X a fait remonter les codes de la génération Z à la surface. Bienvenue chez les juniors. Bienvenue sur TikTok.
L'univers parallèle de la Gen Z
Snobé par les millennials, quasiment inconnu de la génération X, TikTok, anciennement Musical.ly, est le terrain de jeu de la génération Z – les moins de 23 ans, donc. Le principe de la plateforme est simple : des vidéos ultracourtes – soixante secondes max –, qui s’enchaînent en plein écran et à l’infini. Ici, loin de leurs aînés, dans un univers où tout le monde est censé avoir sa chance, les ados inventent leurs codes. Et, pour les plus âgés, il n’est pas toujours facile de les comprendre.
Car, sur TikTok, l’atmosphère tient de la grande récré. Ça piaille, ça gigote et ça déconne à plein. On trouve des adolescentes qui dansent nombril à l'air – à foison. Une fille qui rate la coupe de sa frange. Un mec qui fait frire une éponge. Un autre qui colore les cheveux d’un camarade à son insu. Des adeptes du ventriglisse qui réinterprètent I Get Around des Beach Boys. Des minisketchs qui rappelleront aux plus anciens la grande époque de Vine, le réseau social de Twitter disparu en 2017.
À première vue, la créativité du chahut semble inépuisable... Mais « les mécaniques créatives se répètent et on se retrouve vite à voir des contenus assez similaires », commente Sébastien Houdusse, directeur adjoint de BETC Digital. Forcément, puisque la plateforme propose sans cesse à tous les « tiktokeurs » de répondre à des challenges. Et ils adorent. Une fois, il s’agira de gober une banane, plus tard de faire tenir un stylo tout seul ; on pourra aussi effectuer une succession d’emojis avec ses mains, et puis, évidemment, on reproduira des chorégraphies sur les tubes du moment.
Qui est censé remporter ces perpétuels défis ? On ne sait pas trop. En tout cas, c’est l’algorithme qui décide. Et il n’explique pas vraiment ses critères.
Le pays où l'IA est reine
Clairement, si TikTok devait être le royaume des enfants, sa reine serait l’intelligence artificielle. Et pour cause. Chaque utilisateur dispose de deux flux : celui des comptes auxquels il s’est volontairement abonné et le « for you » ( « pour toi » en français). Sur ce dernier, c’est l’IA qui gouverne. Au consommateur de vidéos, elle promet des contenus choisis rien que pour lui. Au créateur, elle offre la possibilité de toucher une audience toujours plus large. « Poussés et repoussés par l’algorithme, certains contenus peuvent générer des milliers de vues », explique Arthur Kannas, fondateur de l'agence heaven.
Mais les voies de l'IA sont impénétrables. Bastien, 16 ans et déjà 8 917 abonnés au compteur, maîtrise parfaitement les codes de la plateforme. Avec ses sweat-shirts colorés et ses grandes lunettes, depuis sa chambre décorée aux couleurs de la série Stranger Things ou dans les rues de Paris, l’ado met en scène son quotidien de lycéen. Il danse, fait des blagues, et, bien sûr, participe aux challenges de la plateforme. Mais il a parfaitement intégré que, pour ce qui est des performances de ses vidéos, l’algorithme reste tout-puissant. « Aujourd'hui, j'ai posté quatre vidéos. L'une d'entre elles a réalisé 40 000 vues, une autre en a fait 300. » Et il ne sait pas vraiment pourquoi.
Son seul moyen de pression ? Comme tout le monde : signaler sa participation via un hashtag de trois lettres. Comme une supplique, le #fyp (pour : for you page) a pour fonction d'indiquer à la plateforme son désir de figurer dans le flux du plus grand nombre. Seule l’IA connaît les critères d’élection, mais les tiktokeurs signalent aux heureux sélectionnés qu’ils font partie des gagnants du jour en leur écrivant en commentaire : « for you ». Sympa.
Le pays où tout le monde est gentil ?
Avec 800 millions d’utilisateurs actifs et aucun garde-fou parental, on pourrait craindre le pire. Pourtant, la bienveillance semble de mise. Également actif sur YouTube et Instagram, Bastien note une vraie différence d’ambiance sur TikTok, où « les haters sont assez rares ». Pas question de se clasher comme sur Twitter ou de faire la course aux likes comme sur Insta. Même avec la pression des challenges, l’ambiance reste bon enfant et les échanges cordiaux. La messagerie de l’application sert d’ailleurs principalement à partager des vidéos. Pour communiquer, les ados privilégient encore Messenger ou Instagram, car « c’est toujours plus pratique d’envoyer des messages vocaux », explique Bastien, pour qui les notes vocales sont une évidence.
Question esthétique, on est très loin des pauses sophistico-décontractées d’Instagram. Sur TikTok, on est aussi très (très, très) égocentriques, mais on est surtout là pour jouer, bouger, et rigoler. Et puis surtout, on danse. Oubliez les slows mal engagés et les déhanchés timides. Aujourd’hui, la danse, ça va vite et c’est hypertechnique. Il faut bouger ses bras, vers le haut et sur les côtés, rouler des hanches, jouer des épaules, sautiller, et, le plus souvent, tout faire en même temps.
@charlidamelio i don’t know either dc @itsundos
Une nouvelle parole décomplexée
Les chorégraphies imposées font fureur, mais côté expression de soi les Z poursuivent le travail de décloisonnement des genres engagé par les millennials. « C’est un réseau sur lequel les garçons s’exposent beaucoup », observe Sébastien Houdusse. Pour comprendre les nouvelles masculinités, rien de tel qu’un petit tour sur TikTok. Figure emblématique de la plateforme : le soft boy. Tête d’ange, yeux langoureux, sensibilité assumée, font partie de la panoplie de ce lover 3.0. Un profil radicalement différent des fit boys d’Instagram, qui passent leur temps à la muscu.
D’autres vidéos permettent aux ados d’exprimer leur individualité. Sur des bandes-son spécialement créées, ils racontent leurs goûts musicaux, leurs séries préférées, leurs plats favoris, etc. Bastien affirme ne pas dévoiler « trop d’informations sur sa vie privée », mais d’autres tiktokeurs n’hésitent pas à faire dans le très intime. Ils parlent, sans tabou, de leur orientation sexuelle ou de leur santé mentale. « L’avantage de TikTok, c’est qu’on peut dire beaucoup sans ouvrir la bouche », note Sébastien Houdusse. Les chorégraphies et les stickers permettent de montrer sans avoir à nommer. Et puis encore et toujours espérer devenir la nouvelle star de la plateforme.
TikTok ou le nouvel ordre du monde
Offrir à chacun la possibilité d'accéder à ses quinze secondes de célébrité..., telle était la stratégie originale de la plateforme. C’est ce que racontait Alex Zhu, le fort discret cofondateur de Musical.ly. En novembre 2016, lors de l'évènement ProductSF, alors que sa plateforme comptait déjà 90 millions d'utilisateurs, il livrait le secret de son succès : « Créer une plateforme, c'est comme gérer un pays. »
Et comme tout pays, TikTok a besoin de structurer son corps social. En commençant par le haut, expliquait celui qui se présente comme « designentrepreneur ». « Au début, on s'assure qu'un petit nombre de personnes perçoivent la majorité des richesses, pour qu'ils deviennent des exemples et attirent les autres », poursuivait Alex Zhu avec son très fort accent chinois. Les happy few s'appellent Baby Ariel, Jacob Sartorius, Charli D’amelio, ou encore Léa Elui. Leur richesse ? Des millions d'abonnés. Et pour les distinguer, à côté de leur nom, un badge bleu façon Instagram nous rappelle leur statut supérieur.
En dessous de la noblesse, évidemment, il faut une classe moyenne. Son moteur est assez prosaïque : la plateforme promet d’ « offrir des opportunités à tous » . Les adolescents du monde entier, comme Bastien, se trouvent ainsi tous unis dans leurs rêves de gloire digitale. Et, pourvu qu’ils fournissent un max de vidéos, ils partent à chances égales. Il ne leur en coûtera qu’un peu de temps, et, en matière de temps..., TikTok est bien décidé à faire perdre à ses utilisateurs tous leurs repères.
TikTok... et le temps n'est plus dans la recherche
TikTok... Le nom semble imiter le son d’une vieille horloge. Et c’est peut-être un message subliminal pour alerter que le maître du temps, ici, c’est la plateforme. Tout le design semble étudié dans ce sens. Le mode plein écran, d’abord, qui fait disparaître l'heure des smartphones. L'algorithme, surtout, qui gère l'ordre de diffusion des contenus pour chaque utilisateur, mais en ne respectant jamais l’ordre chronologique. Les contenus les plus anciens des uns deviennent les nouveautés des autres, et peuvent tourner ainsi à l’infini. Cela donne une sorte d'économie circulaire des vidéos, un réservoir d’images capable d’alimenter en permanence la curiosité des millions d'utilisateurs. Les commentaires répondent à la même logique. Toute temporalité linéaire est abolie.
Mais le format ultracourt des vidéos, où tout se répète et se ressemble, contribue aussi à embrouiller tous les repères temporels. « On perd facilement la notion du temps. Je peux y passer des heures, sans me rendre compte que le temps file », confie Bastien, légèrement inquiet. Ici, finalement, la seule chose qui change vraiment, ce sont les stars. « Régulièrement, il y a une tiktokeuse qui émerge. En ce moment, c'est Charli D’amelio », nous éclaire Bastien. Avec 32 millions de followers, l’Américaine de 15 ans, adorable brunette mouchetée de taches de rousseur, domine le réseau.
L'aube d'un nouvel ordre mondial ?
Pour l’instant, les stars de la plateforme demeurent américaines. Mais depuis 2017, TikTok appartient à l’entreprise chinoise ByteDance. Une incursion détonante de l’Empire du Milieu dans le monde des réseaux sociaux, sur lequel la Silicon Valley régnait en maître. Est-ce à dire que, comme le jeune Lil Nas X a bousculé les charts, le réseau de la Gen Z va faire émerger, brutalement mais à la cool..., un nouvel ordre pour les vainqueurs ? Pour le savoir, pose ton #fyp et laisse venir.
Cet article est paru dans la revue de L'ADN numéro 22 - Comment tu me parles ? - à se procurer ici.
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