Changer le monde, vous seriez plutôt pour. Oui, mais comment ? Le philosophe australien Peter Singer – l'un des plus importants de notre génération dit-on – raconte les méthodes de l'activiste Henry Spira qui, seul et sans un sous, a réussi à faire plier institutions et grandes entreprises. Il nous explique.
Votre livre Théorie du tube de dentifrice raconte la vie d’Henry Spira, un activiste qui en créant de fortes mobilisations a obtenu de réelles avancées pour les droits des animaux aux États-Unis. Un individu peut-il encore vraiment changer le monde ?
Peter Singer : Henry a radicalement changé le traitement des animaux aux États-Unis. Il a eu un impact considérable sur des institutions et des entreprises internationales comme Revlon et Procter and Gamble. Ses méthodes sont encore efficaces aujourd’hui ! Toutefois, je ne pense pas qu’une personne seule suffise à changer les choses. On ne peut avoir d’impact qu’en mobilisant suffisamment de gens.
Pouvons-nous tous devenir des Henry Spira ? Comment peut-on se préparer pour créer des engagements collectifs massifs et obtenir des résultats ?
Nous n’avons pas besoin de tous devenir Henry Spira. Il était extrêmement doué pour définir des stratégies dans le but de contraindre les institutions et les entreprises. Nous n’avons pas tous besoin d’être des stratèges. Il faut un bon plan d’action, c’est-à-dire avec des chances de succès, mais une fois qu’il est arrêté, il faut surtout le mettre en œuvre. Il faut donc des personnes pour le financer, sans quoi rien n’est possible. Et il faut des gens qui s’engagent, manifestent, écrivent des lettres de protestation… Et il ne suffit pas d’être stratège, il faut également être réaliste. Il ne sert à rien de dire « ce serait mieux de » si l’on est incapable de proposer une meilleure solution et une manière d’y parvenir. Par exemple, il est inutile de dire « ce serait mieux de renverser le capitalisme » si on ne sait pas comment le faire et par quoi le remplacer.
Comment résumeriez-vous la technique de l’action militante d’Henry Spira ? Est-ce le réalisme qui caractérise le mieux ses méthodes ?
Il s’agit surtout de transformer des positions morales en actions concrètes. Pour cela, Henry Spira privilégiait le dialogue à la confrontation (même s’il lui est arrivé de l’engager) et proposait toujours une solution crédible. Son but était de remporter des victoires, pas juste de militer. Avant lui, le mouvement pour les droits des animaux n’avait remporté aucun succès. C’est pour cela qu’il a choisi pour sa première campagne les expériences que le Museum d’histoire naturelle de New York menait sur des chats. C’était une cible vulnérable. Pour remotiver les militants et encourager le public à s’engager, il faut montrer que vous pouvez gagner, même si cela ne consiste à obtenir que l’arrêt d’expérimentations sur 20 chats.
Henry était très sensible à l’opinion publique. Il savait qu’il faut sortir de son ghetto d’opinion, de sa chambre d’écho, pour écouter le grand public. Dans son combat pour les animaux, il ne voulait pas parler uniquement aux militants de la cause animale. Il se baladait et demandait aux gens « que pensez-vous d’enlever la vue à des chats pour voir si cela modifie leur comportement sexuel ? ». Le public trouvait ça cruel et inutile. Henry tenait sa première cible et sa première victoire.
Henry faisait aussi très attention à ne pas diviser le monde entre « saints et pécheurs » . Il est important de ne pas s’arroger le monopole de la vertu. Henry pensait que les gens font le bon choix si on leur en donne la possibilité. Son but était de trouver un moyen pour que ses opposants changent de comportement. C’est impossible si cela leur revient à les condamner. Il leur donnait donc une option pour assurer un succès mutuel. Il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont et ne pas les diaboliser.
Le pragmatisme prime donc sur l’idéologie. Comment peut-on lutter sans animosité ?
Pour changer le monde, il faut étudier les conséquences de nos actes. Punir « les méchants » ne peut pas suffire. Il y a des enjeux plus graves et plus urgents. Il faut adopter une attitude pragmatique et réaliste, se demander ce qu’il serait efficace de faire.
Pour Henry, il s’agissait toujours de progresser dans la bonne direction. Ses objectifs étaient radicaux : il voulait faire cesser la souffrance animale. Il savait que cela ne pourrait pas se faire d’un seul coup, qu’il faudrait progresser par étapes. Le changement demande du temps et de la constance, il faut rester mobilisé sur un seul but.
Nous sommes en crises : crise climatique, crise démocratique, crise économique, crise de l’accueil… Dans ce contexte, comment choisir sa cause ? Existe-t-il une hiérarchie des luttes ?
Il faut considérer plusieurs facteurs. Évidemment, il y a l’importance de la cause, l’urgence d’agir. Mais il faut également prendre en compte les chances de succès et la part que vous pourriez y jouer : quel impact pouvez-vous avoir pour cette cause ? Il faut regarder si ce mouvement est mené par de nombreuses personnes ayant vos savoir-faire ou si vous pouvez y faire la différence. Henry regardait davantage ce qui était faisable et gagnable que ce qui était présenté comme « le plus important ».
Henry Spira a obtenu des victoires qui paraissaient inconcevables, mais sur un temps long et avec une approche inclusive. A-t-on encore le temps ou la patience pour cette méthode ?
C’est terrible que nous n’agissions pas tout de suite contre le changement climatique. C’est dommage que nous ne l’ayons pas fait il y a cinq ou dix ans. Mais je pense que nous avons le temps d’agir. Il faut se fixer des objectifs clairs, comme la réduction des gaz à effet de serre, et s’y tenir. Nous pouvons encore faire la différence, même si elle met du temps à se faire sentir. Il nous faudra penser et agir sur des années, des décennies, pour atteindre nos buts.
Vous parlez d’ « altruisme efficace », une forme d’éthique pragmatique à laquelle vous consacrez votre dernier livre. Pourriez-vous nous en donner une définition ?
L’altruisme est la volonté d’aider les autres, de définir l’amélioration du monde comme un objectif de vie. Ce n’est pas nouveau : les principales traditions religieuses ont une dimension altruiste. Mais l’accent n’était pas mis sur l’efficacité concrète.
L’altruisme efficace est une philosophie et un mouvement social qui consistent à utiliser une démarche scientifique pour trouver les moyens les plus efficaces de rendre le monde meilleur. Le plus important est le résultat. Si vos actions n’en ont pas, votre altruisme n’est qu’une manière de flatter votre ego.
Quelle est la source de cet altruisme : un devoir moral ou le besoin de se sentir mieux ?
Si vous vous demandez pourquoi vivre de manière éthique, il faut vous interroger sur ce que vous voulez faire de votre vie : Que serait une vie épanouie ? Quel sens voulez-vous lui donner ? Ces questions sont anciennes. Platon et Socrate les posaient déjà…
De nombreux altruistes efficaces disent qu’aider les autres a rendu leur vie meilleure en lui donnant plus de sens. Vous pouvez aujourd’hui faire une grande différence dans la vie des autres sans aucun impact négatif sur la vôtre.
C’est une vision utilitariste du bien : seuls les effets comptent. Est-ce uniquement un calcul des coûts et des conséquences ?
L’altruisme efficace n’implique pas d’être altruiste dans tout ce que vous faites. Il s’agit de mesurer les effets et de calculer votre part. Le point d’équilibre varie selon chacun. Comme Henry le faisait, il faut prendre les gens comme ils sont. Vous pouvez les encourager à bien agir mais vous ne pouvez pas changer leur nature profonde. Nous ne pouvons pas attendre d’eux qu’ils se sacrifient au point d’être dans la situation de ceux qu’ils veulent aider. Nous ne sommes pas des saints. Mais il y a dans nos sociétés d’abondance beaucoup de dons et d’altruisme possibles avant d’en arriver là !
Dans votre livre vous dites que « les altruistes efficaces ne voient guère d’intérêt à culpabiliser. Ils préfèrent se focaliser sur le bien qu’ils font ». Prenons l’exemple d’un cadre dans l’industrie pétrolière. Un altruiste efficace pourrait donc participer à une activité très polluante en disant « je gagne 2 millions d’euros par an et je peux ainsi faire don d’un million », ou devrait-il s’engager à développer des solutions non polluantes ?
Cela dépend de ce que vous pourriez faire d’autre pour faire une différence et de ce qui se passerait si vous quittiez ce travail. Seriez-vous remplacé par quelqu’un de moins soucieux de l’éthique et uniquement préoccupé par son salaire ? Si vous êtes un cadre, peut-être pouvez-vous influer sur la politique de l’entreprise et la rendre plus responsable en orientant une partie de ses bénéfices vers le développement des énergies renouvelables ? Il faut se poser des questions précises et concrètes. On ne peut pas se contenter de considérations générales sur « ce qui est bien ». Si vous contribuez plus au bien commun en restant à ce poste qu’en le quittant, il n’y a rien d’hypocrite.
Il faut calculer son impact, prouver sa démarche. C’est presque une mathématique du bien. Cette quête du concret n’est-elle pas la fin de l’idéalisme ?
L’altruisme efficace vise à rendre le monde meilleur. Des gens s’engagent à faire le maximum de bien possible… C’est extrêmement idéaliste ! Nos sociétés sont plus complexes que jamais dans l’histoire de notre évolution. Nos intuitions ne suffisent plus. Cela nécessite de l’organisation, de la raison et du calcul pour déterminer ce qui est le mieux pour notre monde.
Vous écrivez sur les méthodes d’engagement collectif et sur les ressorts de l’action individuelle. Vous définiriez-vous comme un philosophe ou un activiste ? Doit-il y avoir une différence entre les deux ?
On peut être les deux ! Parfois je suis un peu plus philosophe, parfois, un peu plus activiste. Les rôles sont un peu différents, mais je considère que je suis les deux depuis longtemps.
Retrouvez l'intégralité de l'interview de Peter Singer dans la revue 18 de L'ADN. Pour vous procurer votre numéro : cliquez ici.
POUR ALLER PLUS LOIN
Théorie du tube de dentifrice, paru en 1998, a été traduit en France par les Éditions Goutte d’or. Il raconte la vie et les méthodes d’Henry Spira. Comment, seul et sans organisation, cet ancien marin a fait plier McDonald’s, le puissant directeur du FBI John Edgar Hoover, ou encore L’Oréal. « Son travail, résume Peter Singer, peut nous enseigner comment transformer nos positions morales en actions, pour qu’elles puissent avoir un impact sur le monde. »
Ce n'est pas en "véganisant" Herta qu'on va changer les choses
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