Imaginez deux cercles concentriques. Le premier figure le socle social en dessous duquel les besoins de base de l'humanité ne sont plus assurés. Le second est le plafond écologique à ne jamais franchir. Entre les deux, un espace pour le développement de l'humanité. C'est la théorie du donut de l'économiste Kate Raworth.
Kate Raworth est une économiste anglaise, enseignante à Oxford et autrice du best-seller La théorie du donut (Plon, 2018). Elle nous livre sa vision d’un monde dans lequel le développement économique doit être contenu entre les deux bornes du « donut ». Pourquoi nous faut-il revoir de fond en comble nos idées sur la croissance ? Quelles conséquence sur les entreprises ? Entretien.
En matière d’économie, l’image du « donut » est radicalement nouvelle. Qu'est-ce qu'elle apporte de nouveau ?
KATE RAWORTH : Le « donut » nous amène à enterrer l’idée que l’on mesure le progrès et le développement d’une nation en observant l’évolution de son PIB. La prospérité se situe ailleurs. Pour l’atteindre, nous devons nous poser deux questions fondamentales : Est-ce que la population peut subvenir à ses besoins essentiels ? Et est-ce qu’elle le fait d’une manière qui ne conduit pas à dépasser le plafond écologique ? Ce sont ces metrics-là qui doivent nous guider pour mesurer le progrès au XXIe siècle. En clair, une société prospère est une société qui situe son développement entre les deux frontières du « donut » : le fondement social et le plafond écologique. Il faut donc pour cela penser en termes d’équilibre, de mouvement de balancier.
Pourquoi avoir choisi d’inventer un nouveau récit économique en partant de l’image d’un beignet frit ?
K. R. : La menace d’un effondrement écologique nous oblige à viser la racine même du problème : à quelle science économique croyons-nous ? Car il s’agit bien d’une croyance, d’un dogme, d’une idéologie qui gouverne nos représentations et nous empêche d’agir dans le bon sens : l’idée, profondément ancrée, selon laquelle nous pourrions jouir d’une économie qui croît indéfiniment. Que la croissance serait infinie. Or rien dans la nature ne croît indéfiniment ! C’est ce que tout le monde peut comprendre intuitivement mais que peu d’économistes sont capables d’accepter. C’est pour remédier à cette inconséquence que j’ai proposé l’image du « donut ». Son premier message ? Réinventons l’économie, oublions la croissance !
Observons la courbe de la croissance sur le long terme. Vous la qualifiez de « véritable Méduse de la théorie économique ». Pourquoi cette analogie ?
K. R. : Il est impossible de regarder la courbe de la croissance en face sans sentir s’effondrer nos certitudes les plus profondes. Observons la métaphore communément associée à l’idée de progrès : « en avant, et vers le haut ». En matière d’économie, le progrès nous est représenté comme une courbe exponentielle qui pointe vers le haut.
Pourtant, cette représentation pose un problème. Les économistes ne se demandent jamais comment cette courbe évolue sur le long terme. Et, dans les représentations des manuels, la courbe de la croissance est comme suspendue dans le vide. Si l’on prend un stylo, et que l’on tente de dessiner cette courbe sur le long terme, il y a en réalité deux options. Soit la ligne continue de monter indéfiniment et sort de la feuille. Soit elle commence à s’aplatir et connaît un plateau. La première représentation est gênante, la seconde est inenvisageable.
J’ai moi-même expérimenté ce vertige viscéral lorsqu’en 2010 l’ONG Oxfam m’a confié la rédaction d’un article sur la question : peut-on espérer une croissance verte, ou doit-on changer de modèle et promouvoir la décroissance ?
Je me suis mise à la tâche avec beaucoup d’enthousiasme. Mais, rapidement, mes lectures m’ont conduite à penser que chacun des deux camps tirait des conclusions trop hâtives. Car ce que je lisais ébranlait mes certitudes et les raisonnements que je tenais pour acquis. Pour la première fois de ma carrière, j’ai fait l’expérience d’une angoisse viscérale, je réalisais les enjeux d’un nécessaire changement de paradigme. J’étais littéralement pétrifiée par cette nouvelle vision, je ne parvenais pas à la regarder en face. La question est si complexe que l’on court le risque d’être pétrifié en la regardant droit dans les yeux : la figure de la Méduse m’est apparue comme une évidence. Je me souviens être allée voir mes supérieurs pour leur expliquer que, pour la première fois de ma carrière, je renonçais à écrire un article. Ce n’était pas une affaire de délai supplémentaire. Je n’y arrivais simplement pas.
Vous avez donc laissé cette question de côté ?
K. R. : Non. J’ai choisi de l’aborder différemment. C’est à ce moment que j’ai proposé le diagramme du donut qui me trottait dans la tête depuis quelque temps. Et force est de constater que la figure du « donut » aura joué pour moi le rôle du bouclier d’Athéna face à la Méduse. Car, avec le « donut », je ne regarde plus directement la question de la croissance : je place au premier plan, comme objectif à long terme, l’idée de prospérité. Et cela change tout.
Le « donut » nous encourage-t-il à viser la décroissance ?
K. R. : Il s’agit plutôt d’être agnostique sur la croissance. Nous vivons actuellement dans des économies structurellement dépendantes de l’augmentation du PIB. Là est le nœud qui explique notre incapacité à développer des institutions ou des politiques publiques véritablement régénératrices. Par « agnostique », je ne parle pas seulement d’indifférence envers cette croissance du PIB, ni du refus de le mesurer. J’emploie le mot pour désigner une capacité à concevoir une économie qui promeuve la prospérité humaine, que le PIB monte, baisse ou stagne. Et cela passe par une transformation radicale des institutions financières, politiques et sociales.
Par où commence-t-on pour engager notre grande transformation vers l’ « économie donut » ?
K. R. : Il s’agit d’abord de transformer les représentations dominantes en rendant les concepts macroéconomiques réellement accessibles au plus grand nombre.
Les images ont un grand pouvoir d’évocation. Il est très important de diffuser des images que les citoyens, les collaborateurs d’une entreprise, les dirigeants, puissent se représenter en pratique et s’approprier. C’est pour cela que j’utilise la figure du « donut » : tout le monde comprend de quoi il s’agit. Car l’économie de XXIe siècle sera avant tout pratique, ou ne sera pas. Parler à une élite académique ne m’intéresse plus : c’est la transformation des « mindsets » qui est primordiale.
I do agree though that's its key to create responsive leading indicators of change, at global level, but also national and corporate. Which countries / companies are pivoting fastest towards a different future? Think national doughnut snapshots but with directionality added... pic.twitter.com/u4D1lgL3tb
— Kate Raworth (@KateRaworth) April 8, 2019
Du point de vue des entreprises, qu’est-ce qui doit évoluer ?
K. R. : Les entreprises doivent apprendre à se comporter comme des arbres. C’est-à-dire qu’une fois arrivées à maturité elles cessent de grandir mais commencent à porter leurs fruits. Ces fruits sont aussi précieux que la croissance. C’est ce que m’a expliqué John Fullerton, un ancien manager de JP Morgan qui a quitté Wall Street pour se consacrer à la question de l’économie régénératrice. Dans ce modèle, les mesures monétaires n’ont plus le monopole, car l’objectif est de rentrer dans l’ère des mesures vivantes : les richesses humaines, sociales, écologiques, culturelles. Leurs flux génèrent de la valeur en s’entrecroisant. Elles sont nos nouvelles racines.
Cet article est initialement paru dans le numéro N°18 de la revue de L'ADN : À la conquête de la nouvelle abondance. Pour commander votre exemplaire, c'est par ici.
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