Bitcoin et les cryptomonnaies ont-elles une utilité sociale ?

Bitcoin, Ethereum : les cryptomonnaies ont-elles une utilité sociale ?

© Rodion Kutsaev

Quelle est la contribution de Bitcoin à la société ?  Pour Nicolas Dufrêne, haut fonctionnaire, elle est quasi nulle. Les cryptomonnaies ne permettent pas de répondre aux défis sociaux et écologiques. Au contraire, elles les aggravent.

Haut fonctionnaire et directeur de l’Institut Rousseau, un think-tank social-démocrate, Nicolas Dufrêne réfute l’idée selon laquelle Bitcoin et les cryptomonnaies permettraient de corriger les failles du système monétaire mondial. Pour lui, le remède s’avère souvent pire que le mal. Ses positions lui valent d’être régulièrement, et violemment, pris à partie sur Twitter par le camp pro cryptos. Entretien.

Sam Bankman-Fried, le fondateur de la plateforme d’échange de cryptomonnaies FTX, déclarait en mai 2022 dans le Financial Times : « Bitcoin ne sera jamais un moyen de paiement. » Quel est votre avis ?

NICOLAS DUFRÊNE : Je le rejoins absolument. Bitcoin ne sera jamais un moyen de paiement efficace du fait de limites structurelles déjà identifiées. Sa conception technique, notamment les multiples niveaux de vérification du protocole Proof-of-Work (ou « preuve de travail »), est incompatible avec la gestion de centaines de milliers de transactions à la seconde. Par ailleurs, ce protocole nécessite une consommation d’électricité exponentielle. Le protocole Lightning Network (réseau Lightning)* est allégé, ce qui permet de gérer plus de transactions, mais il est encore difficilement compatible avec le réseau originel. C’est ce qui fait dire à l’informaticien et mathématicien Jean-Paul Delahaye que la conception technique de Bitcoin comporte un vice de forme. J’ajoute que Bitcoin est un actif hautement spéculatif autour duquel on ne peut pas envisager bâtir un système de paiement alternatif. L’autre obstacle est de nature démocratique. La masse monétaire du Bitcoin est fixée d’avance : 21 millions d’unités subdivisibles. Il n’y a donc pas de négociation possible autour de cet outil monétaire. Pourtant, ce qui fait défaut au système monétaire aujourd’hui, c’est précisément la discussion, la concertation et la négociation autour des politiques monétaires. On doit pouvoir créer et distribuer la monnaie de façon concertée, en fonction des besoins de la société, par exemple pour financer la reconstruction écologique et sociale. Pour toutes ces raisons, je ne considère pas Bitcoin comme une alternative solide et saine aux défauts du système monétaire actuel.

Mais le système monétaire actuel comporte de larges failles. Pourquoi disqualifier une tentative de réponse comme Bitcoin et les cryptomonnaies en général ?

N. D. : Bitcoin se présente comme un instrument censé répondre au manque de démocratie des banques centrales, un constat que je partage largement. Avec l’économiste Alain Grandjean, nous avons dressé un bilan très critique de l’action des banques centrales dans notre ouvrage Une monnaie écologique. Toutefois, il nous semble que le remède Bitcoin est pire que le mal. Bitcoin ne renverse pas cet état de fait, il l’accentue ! Il reproduit les pires défauts des marchés financiers : opacité, spéculation, manque de réglementation, utilisation à des fins frauduleuses. Par ailleurs, sa valeur a explosé grâce aux politiques monétaires menées par les banques centrales, comme l’ensemble des actifs financiers spéculatifs. À peine la FED, la banque centrale américaine, évoque-t-elle un relèvement de ses taux que la valeur de Bitcoin s’effondre, comme les autres. Il n’est pas non plus un refuge contre l’inflation puisqu’on voit en ce moment que sa valeur diminue, alors que l’inflation, elle, augmente. Le boom des cryptomonnaies a été favorisé par la création massive de monnaies par les banques centrales, il est donc illusoire et fallacieux de prétendre qu’il s’agit d’une alternative au système.

Ses défenseurs affirment pourtant que cet instrument permet de redonner une souveraineté monétaire aux individus, en dehors du système traditionnel qui les défavorise.

N. D. : Il me semble qu’il y a un biais idéologique dans cette affirmation. Pour moi, la souveraineté doit être collective et non pas individuelle. La monnaie est par définition un bien commun, et les citoyens doivent pouvoir exercer un contrôle démocratique sur les politiques monétaires. Ce n’est évidemment pas le cas aujourd’hui. On n’a pas voté pour élire la présidente de la BCE, Christine Lagarde, par exemple. Mais Bitcoin et les cryptomonnaies incarnent à l’inverse une conception très individualiste de la monnaie, inspirée par l’économiste libéral Friedrich Hayek, selon laquelle elle serait une marchandise. Par ailleurs, il me semble que la promesse de décentralisation sur laquelle repose Bitcoin n’est pas tenue. Ce système a permis la création d’un nombre phénoménal d’intermédiaires : plateformes d’échange, cold wallets ou encore communautés décentralisées (DAO) qui sont gérées par des entreprises privées sans transparence et avec peu de régulation. Enfin, seule une minorité de gros investisseurs puissants détient la majorité des actifs : 2 % des acteurs détiennent 98 % des Bitcoin en circulation. Le pouvoir est donc encore une fois concentré entre les mains de gros investisseurs – les « whales » –, qui manipulent les cours pour servir leurs intérêts. À ce jour, je ne vois donc pas en quoi Bitcoin redonne une capacité monétaire aux individus.

Le Salvador et la Centrafique ont reconnu Bitcoin comme monnaie légale. N’est-ce pas la preuve que Bitcoin peut être une monnaie, et une monnaie socialement utile ?

N. D. : Le cas du Salvador illustre pour moi ce qui peut se faire de pire en matière de politique d’apprenti sorcier. Le président Nayib Bukele a voulu forcer l’usage de Bitcoin auprès de sa population, soi-disant au nom de l’inclusion financière. Mais aussi parce que le pays ne dispose pas de souveraineté monétaire propre, la monnaie en cours étant le dollar américain. Nous disposons désormais de quelques mois de recul sur cette expérimentation. Les études montrent que, si la plupart des Salvadoriens ont de fait téléchargé le portefeuille numérique d’État, c’est simplement parce qu’on leur promettait 30 dollars en échange. La plupart des wallets sont ensuite demeurés inactifs. Seul un quart de la population paye effectivement en Bitcoin, la plupart n’ont réalisé qu’un ou deux paiements, et moins de 10 % des entreprises acceptent le Bitcoin. Le portefeuille numérique conçu par l’État a par ailleurs rencontré de nombreux problèmes techniques, avec des avoirs qui sont restés gelés pendant un certain temps. Pire, la note du pays a été dégradée par les agences de notation. Comme le président a choisi de libeller ses obligations en Bitcoin, les fameux « Bitcoin Bonds », et que celui-ci a perdu la moitié de sa valeur dernièrement, le pays risque de se retrouver en défaut de paiement. Le Salvador pensait s’émanciper du FMI en adoptant Bitcoin, mais il va devoir contracter un prêt auprès de cette même institution pour rembourser ses obligations. Tout cela aura de graves répercussions sur la population.

Finalement, Bitcoin a-t-il une utilité sociale, oui ou non ?

N. D. : La capitalisation totale du marché des cryptomonnaies aujourd’hui est d’environ 1 300 milliards de dollars. Tout cet argent investi ne l’est pas ailleurs, et notamment pas dans la transition écologique et énergétique. L’usage exponentiel d’énergie que nécessite le protocole Proof-of-Work fait que Bitcoin est par essence anti-écologique. Si l’on considère en plus sa dimension spéculative, alors on a un certain nombre d’arguments qui conduisent à penser que Bitcoin ne fait pas la preuve de son utilité sociale : à ce jour, Bitcoin ne finance rien d’économiquement et socialement utile.

Toutefois, je place au crédit des cryptomonnaies d’avoir permis de fluidifier certains aspects défaillants du système monétaire, notamment les transferts internationaux d’argent qui sont très longs et très coûteux. Le protocole de paiement Ripple (XRP) apporte un service monétaire intéressant, de ce point de vue, car il permet des transferts de fonds internationaux entre banques. Je vois également des initiatives intéressantes du côté de la DeFi, avec des communautés d’investissement ayant pour objectif de financer des projets à impact écologique. Ces DAO mettent en place des discussions et des votes qui permettent d’investir sans passer par un fonds d’investissement, un fonds de pension ou une banque. Cependant, le même résultat pourrait être obtenu à partir de monnaies numériques de banques centrales, sans les risques associés aux cryptoactifs privés. La véritable alternative monétaire, utile socialement, est à rechercher du côté des monnaies numériques de banques centrales, accessibles aux particuliers et sous contrôle démocratique.

À lire :
Une monnaie écologique : pour sauver la planète de Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, Odile Jacob, 2020

Cet article est paru dans notre dossier - Faut-il débrancher Bitcoin ? - de la revue 31 de L'ADN. Si vous brûlez de dévorer ce numéro passionnant, vous avez 1 000 fois raison... et vous pouvez vous procurer le vôtre ici.

Nastasia Hadjadji

Journaliste, Nastasia Hadjadji a débuté sa carrière comme pigiste pour la télévision et le web et couvre aujourd'hui les sujets en lien avec la nouvelle économie digitale et l'actualité des idées. Elle est diplômée de Sciences Po Bordeaux.
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