À la rencontre de Mathis, lycéen de 19 ans et revendeur expérimenté de sneakers. Sans quitter sa chambre.
Cheveux bruns et bouclés, Mathis habite à Angoulême. En classe de terminale, il prépare le bac malgré la situation sanitaire. À 19 ans, il vit avec ses parents et sa petite sœur de 15 ans. A priori, il a tout d’un ado classique. C’est quand on regarde les chaussures du jeune homme qu’on commence à comprendre. Une paire de Nike Air Jordan, taille 47, dans un état impeccable. Le genre de sneakers qui se vend plusieurs centaines d’euros sur StockX, la bourse des baskets. Dans la chambre d’ado de Mathis, d’autres paires de sneakers à la mode attendent dans leur boîte. 38, 40, 41…, elles ne sont pas à sa taille mais ça, il s’en fout. Car ces paires ne lui sont pas destinées.
Dealer de sneakers
Quand il n’est pas en train de réviser son bac ou de postuler sur Parcoursup, Mathis fait du trading de sneakers. Il investit toutes ses économies dans des paires qu’il revend ensuite sur Vinted, leboncoin, Facebook ou des sites spécialisés comme StockX ou WeTheNew.
Ça fait à peu près un an, qu’il s’est lancé dans le business. Et il n’est pas près d’oublier sa première fois. « J’ai réussi à avoir une paire de Nike x Off-White sur SNKRS ! », il évoque son achat comme un accomplissement. Effectivement, la "prise" de Mathis sur SNKRS, l’application réservée aux éditions limités de Nike, tient du petit miracle.
Lorsque Nike met en vente des paires sur SNKRS – des drops, pour les initiés –, les consommateurs ont trois moyens d’y accéder. La méthode du « premier arrivé, premier servi », jugée « quasi-impossible » par Mathis tant la compétition est rude. Le plus souvent, les drops fonctionnent par tirage au sort. On s’inscrit pour une paire donnée et on espère pendant 15 longues minutes recevoir le fameux « Got’Em ». Signe que la paire nous revient. Enfin, Nike a mis en place une méthode qui combine les deux précédentes : un tirage au sort ultra-rapide où les candidats n’ont que deux minutes pour s’inscrire. Un vrai parcours du combattant, donc. « Mais quand j’ai vu que je pouvais faire un profit de 400 euros sur cette première paire, je me suis dit que c’était un bon deal, » commente l’adolescent.
Un business de meute
Pour en faire un vrai business et devenir un « scalper de sneakers », impossible de rester seul sans dans son coin. Mathis a donc rejoint un cook group, c’est-à-dire un serveur Discord accessible sur abonnement – entre 25 et 50 euros par mois – qui alerte sur tous les prochains drops. Où, quand, à quel prix, quelle taille acheter, quel profit immédiat et dans six mois : ce sont les informations que Mathis décortique à chaque fois qu’il reçoit un message de son groupe, NotifyFrance.
Souvent gérés par des experts de la basket, à peine plus âgés que Mathis, les cook groups réunissent des communautés ultra-exclusives. Y entrer est quasiment aussi compliqué que de mettre la main sur une édition limitée de Jordan One. Pour être accepté, Mathis a dû prouver qu’il était digne d’un scalper NotifyFrance. « On m’a demandé une photo de mes meilleures prises. J’avais 4-5 paires qui représentaient près de 1 000 euros de profit. J’ai été facilement accepté », explique l’adolescent avec une pointe de modestie. Et il ne regrette pas d’avoir rejoint le club. En deux mois d’activité, il estime ses profits à « 500 euros voire un peu plus ». Soit la moitié de ses gains totaux sur un an.
Venu pour l’argent, resté pour la passion
Aujourd’hui, Mathis connaît par cœur toutes les collab’ qui buzzent, peut citer n’importe quelle paire du catalogue Nike et connaît même le SKU (la référence) de paires de Yeezy qui ne sont pas sur le marché. Mais il y a un peu plus d’un an, il ne s’était jamais intéressé aux baskets. C’est un échange d’un an aux États-Unis qui a tout changé. « Là-bas, le marché de la revente, et surtout des sneakers, est déjà hyper développé ». À son retour en France, il décidé d’appliquer les recettes apprises aux US pour se faire de l’argent de poche. « Mais à Angoulême, il n’y a pas vraiment de magasin de sneakers ». Ce sera donc sur son smartphone que le lycéen se mue en businessman.
En plus de gagner des sommes confortables pour un ado de 19 ans sans sortir de sa chambre, Mathis s’est découvert une véritable passion. « En m’intéressant à ce business, j’ai découvert la mode, l’histoire des chaussures iconiques comme les Jordan, les stars d’internet comme Travis Scott ou Kylie Jenner ». Il voit désormais d’un autre œil, les chaussures qu’ils trouvaient « belles mais sans plus » il y a quelques mois. Désormais, lorsqu’il se balade dans les rues d’Angoulême, il a les yeux rivés au sol, et s’intéresse en priorité aux chaussures des autres. Naturellement, il aime que les autres en fassent de même. « Quand tu mets des belles chaussures, les gens regardent tes pieds. Ils font "wow". Et tu as la sensation d’être là, vraiment là. »
Alors forcément, parmi ses investissements, il garde quand même quelques paires à sa taille. Trois, précisément. Qu’il nettoie une fois par semaine et porte avec parcimonie – « pas tous les jours ! » s’exclame-t-il –, au cas où elles prendraient de la valeur dans un an. Passion et business sont indissociables.
De la chance, des astuces et… du temps
En plus d’être passionné, le jeune businessman a de la chance et il le sait : « il y a des gens qui passent des mois sans attraper aucune paire, moi j’en ai facilement. » Une définition assez large de la facilité car Mathis avoue passer près de deux heures par jour à parfaire son business.
Son truc : viser les grosses paires – comprendre celles sur lesquelles il pense pouvoir faire 100€ de bénéfice minimum. « Sur les grosses paires, quelle que soit la taille, il y a de l’argent à se faire », explique le lycéen. Au fil du temps, Mathis a aussi appris à jouer avec les paires moins cotées « mais dans cas, il faut viser des tailles de femmes, 38 ou 39. » Les femmes, grandes absentes de ces groupes quasi-exclusivement masculins, font donc partie de la stratégie de vente. Autre astuce « hyper importante » : se ruer sur les codes promo offerts dans les cook groups. Grâce à un code promo, les dealers de sneakers obtiennent par exemple une paire de « Air Force One basique » à 60 euros au lieu de 100€. Ce que Mathis considère comme « un joli bénéfice, très facilement ».
Pour maximiser ses chances, quand il a un drop en vue, le jeune lycéen n’hésite pas à faire appel à sa famille. Pour les tirages au sort sur SNKRS, « je réquisitionne les téléphones de mes parents, ma sœur ou mes grands-parents pour maximiser mes chances. » Et lorsqu’il n’est pas à la maison, il briefe sa mère et sa petite sœur qui « jouent » pour lui. Mais attention, nous signale-t-il, il faut faire attention à ne pas mettre la même adresse ou carte de crédit sur tous les comptes, sinon Nike le repère. Mathis n’hésite donc pas à faire livrer ses sneakers chez ses grands-parents ou même au bureau de son père, pour berner le système.
Une façon très artisanale de faire quand certains scalpers utilisent des bots informatiques pour démultiplier leurs chances en un seul clic. Une méthode qui énerve Mathis même s’il avoue volontiers que s’il avait les moyens financiers, il achèterait un bot sans sourciller.
Petits problèmes de trésorerie
Alors qu’il est encore au lycée, l’adolescent a déjà des problèmes de trésorerie, qu’il nous détaille avec autant de précision qu’un livre de compte. « En stock, j’ai une paire sur laquelle je peux faire 50 euros de profit, une autre 70 euros de profit. J’en ai deux autres en route. J’attends 100 euros de profit sur chacune, mais elles vont mettre 5 semaines à arriver. » Résultat : il nous raconte avoir tout juste laissé filer une paire qui affichait un profit potentiel entre 50 et 100 euros, le temps d’écouler son stock et renflouer ses caisses. Heureusement, Mathis peut compter sur le soutien de sa mère qui accepte de lui prêter de l’argent en cas de gros drop. « En plus, elle ne me fait pas payer d’intérêt », ajoute le jeune homme avec fierté.
« Au secours, mon enfant veut être revendeur de sneakers ! »
Pourtant, au début, les parents de Mathis n’étaient pas spécialement emballés par les ambitions business de leur fils. « Ils m’ont dit que c’était n’importe quoi, et que j’allais juste perdre de l’argent », se remémore l’adolescent. Après la vente de ses deux premières paires de Off-White, les parents de Mathis changent d’avis. « J’ai remarqué qu’ils aimaient bien parler de mon petit business à leurs amis », raconte-t-il avec fierté et amusement.
Tant mieux, car le succès de Mathis en inspire d’autres. Sa petite sœur et sa cousine, toutes deux âgées de 15 ans et participantes compulsives aux concours Insta, sont particulièrement fascinées par son activité. Et aimeraient bien, elles aussi se lancer dans le business.
Même à l’école, on demande des astuces et conseils à Mathis qui recrée alors un mini cook group dans la cour de son lycée angoumoisen.
Les cook groups : l’école des futurs traders ?
Mathis transmet volontiers ses connaissances car il est bien conscient de ce que son petit business lui a apporté. Il raconte avoir « beaucoup plus la notion de l’argent et de sa valeur » depuis qu’il trime pour acheter des paires, gère ses stocks comme un directeur de magasin et négocie les meilleurs prix sur Vinted. Fort de son expérience dans les baskets, le lycéen s’intéresse aussi à d’autres formes d’investissements.
Il s’est donc créé un compte Revolut pour « investir dans les actions et les crypto-monnaies ». Début janvier, il s’est passionné pour l’affaire Gamestop et suit désormais le subreddit r/WallStreetBets. Un futur trader en puissance ? Il n’en est pas certain mais reconnaît qu’il prend de l’avance dans cette direction. « Comme je commence tôt, si j’en ai envie, ce sera plus facile d’évoluer dans ce milieu plus tard. » Après ses succès dans les sneakers, il espère avec pudeur et prudence gagner aussi le gros lot dans la cour des grands.
Quand je lis ça sur les jeunes générations je me dis qu'on est foutu. Valoriser ce genre de "passion" pour le business ne va que renforcer ce type de comportement malade, vide de sens, vide de vie, c'est un gouffre qui nous mènera à notre perte encore plus rapidement.
Article édifiant, la relève est assurée, la génération Z est pleine de ressource et a déjà bien compris les mécanismes et les logiques marchandes et marketing pour faire fructifier son argent avec intelligence en jouant avec les codes proposés par ces grands groupes.
Mais quelle est la légalité de tout ça ? il a créé une entreprise en nom propre ? il est auto entrepreneur ? et qu'en est il des mineurs qui vendent ? que risquent t ils ?