Savez-vous pourquoi la console de jeux vidéo PS5 est en rupture de stock dès sa sortie ? Pourquoi il est presque impossible de trouver une paire de baskets u003cemu003eAir Jordanu003c/emu003e ? Et pourquoi diable les cartes graphiques sont constamment u003cemu003esold outu003c/emu003e ? Derrière ce mystère se cachent quelques (très) jeunes rusés.
Leur truc à eux : acheter en meute pour revendre au compte-goutte leur butin aux plus offrants. Qui sont ces petits malins qui font du micro-trading de consoles et qui gèrent le commerce de baskets comme un PEA ? Bienvenue chez les conso’tradeurs, moitié consommateurs, moitié tradeurs, qui ont appris à acheter pour spéculer.
Scalping, le trading sans s'arracher les cheveux
« La première fois, j’étais en cours, et, quand je l’ai eue, j’ai failli me mettre à crier », se souvient Felix, 17 ans. Qu’est-ce qui fait hurler ce jeune Anglais ? L’achat de sa première prise sur SNKRS. Sur cette application, Nike vend ses sneakers les plus cultes en éditions ultralimitées. Pour espérer obtenir une paire, dès la mise en vente, les acheteurs doivent être parmi les premiers connectés. Alors, quand on décroche sa paire, forcément, on n’oublie pas. Mais, dans le cas de Félix, cette victoire n’était pas tout à fait celle d’un shoppeur comme les autres. La paire de Travis Scott x Nike Air Force One qu’il est parvenu à acquérir ce jour-là était destinée à un autre, à qui il l’a revendue, avec un petit bénéfice, bien sûr, 300 livres tout de même. Fils de banquier, Felix est ce qu’on appelle un « scalper ». Ce jeune lycéen de Brighton aime à acheter en ligne des produits qu’il revend histoire d’engranger de petits profits. Et le marché de la basket collector se prête particulièrement bien à cette mécanique financière.
Un apprentissage en meute
Si Félix passe une partie de son temps seul devant son écran, il n’a rien d’un loup solitaire. Au contraire. Comme tout scalper qui s’essaye, il évolue en meute. Ou plutôt en « cook group », sur des serveurs privés de la messagerie Discord. C’est là qu’on s’échange les bons tuyaux. Quel lancement produit est prévu, à quelle date, où pourra-t-on « shopper », et quel bénéfice peut-on en attendre ?
Pendant deux ans, Eric (le prénom a été changé) a tenté de lutter seul, mais, face aux scalpers des cook groups, mieux équipés, mieux informés, il s’est rendu à l’évidence : « Si tu ne peux pas les battre, il faut les rejoindre », assure-t-il, sans rancune, avec un fort accent londonien. Cet ancien comptable de 26 ans est désormais membre du cook group PeachyPings. Moyennant un abonnement mensuel d’une trentaine d’euros, chaque fois qu’une paire de sneakers sort, il récupère toutes les infos utiles à son petit trafic : ses date et heure de sortie, le lien vers le site de vente, le prix retail, le prix de revente, les tailles susceptibles de se revendre le plus cher, investissement à court ou long terme.
« Quand j’ai commencé, je n’y connaissais absolument rien », reconnaît Felix. Un an plus tard, il est membre du staff de KingdomCooks, l’un des groupes phares du Royaume-Uni. Malgré son jeune âge, il conseille désormais les autres apprentis scalpers, plus nombreux depuis le début de la pandémie. « Entre ceux qui ont plus de temps libre et ceux qui ont perdu leur job, on est passés d’une cinquantaine à plus de 300 en quelques mois », explique l’adolescent, qui prend son rôle très au sérieux.
Brick ou pas brick ?
Le cook group donne les mêmes infos à tous. Mais pour la suite, c’est à chaque scalper de mettre en place sa stratégie. Mathis, 19 ans et membre de NotifyFrance, aime miser sur « les grosses paires » . D’après lui, une paire d’Air Jordan Haute dans « un beau coloris » prend immédiatement entre 100 et 200 euros. « En plus, elles prennent de la valeur avec le temps : plus on attend, moins il y en aura sur le marché, donc plus ça rapportera », explique le lycéen de terminale, intarissable sur son activité extrascolaire.
Lui a attrapé le virus de la sneaker lors d’un échange d’un an aux États-Unis, où « le marché de la revente est hyperdéveloppé ». Mais de retour à Angoulême, sa ville natale, difficile d’alimenter sa passion. « Chez moi, il n’y a pas de magasins où acheter des paires rares », soupire l’ado. Internet est donc devenu son terrain de chasse. Précis comme un livre de comptes, le jeune Angoumoisin aligne les chiffres. « En ce moment, j’ai deux paires. Une sur laquelle j’espère faire 50 euros de profit. L’autre, je dois pouvoir en tirer 70 euros de bénéf. J’en ai encore deux autres en cours de livraison, qui peuvent rapporter 100 euros de profit chacune, mais elles vont mettre cinq semaines à arriver. » À même pas 18 ans, tel un chef d’entreprise, Mathis goûte aux problèmes de trésorerie. Avec pragmatisme, il évoque la paire qu’il a laissée filer le matin même, car pour le moment il n’a pas « les moyens de réinvestir ».
Pour s’éviter ce type de frustration, David, 19 ans, étudiant en littérature à Porto, pratique le brick flipping. « Quand on fait du brick flipping, on peut revendre n’importe quoi : des livres, des ordinateurs, des téléphones, des cartes graphiques… », précise David, qui parvient à financer ses études grâce à cette activité. À l’unité, les produits qu’il vise « n’ont pas énormément de valeur marchande, mais on peut facilement faire sur chacun 10 ou 20 euros de profit ». Chaque cook group a son salon dédié aux bricks, et grâce aux indications du sien, Bonzay, David s’est même improvisé marchand de tapis. Littéralement. Il a acheté un tapis Ikea x Virgil Abloh, « sans vraiment savoir qui pourrait bien vouloir de ça ». Et pourtant, un acheteur en République tchèque a été prêt à y mettre le prix. « Il a dû payer une centaine d’euros de frais de port pour un tapis plutôt moche », se souvient David, hilare.
Ça te bot ou pas ?
Dans le petit monde des cook groups, certains scalpers ne misent pas que sur leur talent. Ce qui fait la différence, ce sont leurs bots. Ils s’appellent Velox, Polaris, Carnage, ou encore The Shit Bot. Ces petits programmes informatiques n’ont qu’un seul but : multiplier vos chances de mettre la main sur une paire de sneakers à prix boutique.
Mathis, quant à lui, fait tout « à la main ». Quand une mise en vente est annoncée, il réquisitionne souvent les téléphones de ses parents et celui de sa sœur pour augmenter ses chances d’achat. Alors forcément, les scalpers qui utilisent des bots l’énervent un peu, mais « si je pouvais en avoir un, je le ferais sans hésiter », nous confie-t-il. Le problème, c’est qu’un bon bot – celui qui ne sera pas immédiatement détecté par les sites de e-commerce –, ça coûte cher. Aux alentours de 300 euros. Un investissement qui n’est pas à la portée de tous les conso’tradeurs.
Installé dans sa chaise de gameur devant ses trois écrans d’ordinateur, Eric, sweat Supreme sur le dos, fait partie de ceux qui ont investi. Il l’affirme sans détour : « Un bon bot, ça change tout ! » Grâce à lui, il a la possibilité d’acheter une dizaine de paires à chaque session. D’après ses calculs, un bot performant permet facilement de faire 500 dollars de profit rien qu’avec les baskets. Une fois les sneakers visées atteintes, Éric revend son bot avec une petite plus-value. D’autres préfèrent les louer. Sur le subreddit r/Sneakerbotting, ils sont nombreux à proposer leurs services. Le site Tidal Marketplace en a fait un business. Tandis que Bot Broker s’est fait une spécialité sur le marché de la sneakers. « Il existe même des bots qui servent à trouver des bots pour acheter les sneakers ! », s’émerveille Mathis. Un business peut toujours en cacher un autre, donc.
Acheteur, vendeur, spéculateur, conso’tradeur
Être conso’tradeur, c’est donc être aussi affûté sur l’achat de la bonne affaire que sur sa revente. Mais si les cook groups permettent d’acheter, en matière de revente, il faut apprendre à se débrouiller. Les meilleurs sont sur tous les fronts et passent d’une plateforme de seconde main à l’autre. Vinted, Depop, eBay, Le bon coin, StockX, ou même des groupes Facebook spécialisés..., toutes sont bonnes à écouler leurs stocks, chacune ayant ses avantages et ses inconvénients.
Pour Jonas, étudiant en école de commerce de 22 ans et membre de NotifyFrance, Vinted et ses faibles commissions sont idéales pour « les paires à petits bénéfices ». Tel un conseiller financier, le jeune blond au look propret continue : pour les baskets à forte plus-value, mieux vaut utiliser les sites spécialisés comme StockX, WeTheNew ou GOAT, qui proposent – et facturent – un service d’authentification des chaussures. « Sur Vinted, les gens n’y connaissent rien et ne sont pas sérieux dans leurs négociations », soupire Mathis, qui finit toujours par vendre ses « grosses paires » sur GOAT, malgré les commissions importantes pratiquées par le site.
Un peu plus âgé et expérimenté, Eric a carrément des contacts pros dans le milieu. De son appartement londonien, il revend à des magasins indépendants en France ou aux États-Unis. Le réseau se développe aussi à l’intérieur des cook groups. À force de dealer de la sneaker, les conso’tradeurs craquent pour certaines paires. Mathis n’exclut pas de revendre, à prix d’ami, une paire qui ferait le bonheur de l’un de ses co-tradeurs. « Tu vas faire moins de bénéfice, mais tu vas lui faire plaisir. »
Ce qui se vend bien se revend promptement
Malgré l’esprit de communauté, sur les cook groups, tout se monnaye. « C’est vraiment comme la Bourse. On peut acheter et vendre de tout », confirme Jonas, qui note que les objets Disney, les cartes Pokemon et les cartes graphiques fonctionnent pas mal, même s’il préfère s’en tenir aux chaussures. Mathis a bien l’intention de revendre aussi, dans un an ou deux, les sneakers qu’il porte. Pour maximiser ses profits, il en prend grand soin. « Je ne les porte pas tous les jours, et je les nettoie une fois par semaine, car, si elles sont abîmées, leur valeur chute », résume-t-il.
David pratique aussi le reshipping. Des conso’tradeurs de son groupe font livrer leurs produits à son adresse postale. Puis, le jeune étudiant portugais se contente de les renvoyer à l’adresse de l’acheteur en prenant sa petite commission au passage.
Micro-tradeurs un jour, tradeurs toujours ?
Gagner de l’argent de poche ou payer ses études, amour du jeu et du risque, ou juste passion pour les sneakers…, les motivations de ces micro-tradeurs adolescents sont multiples. Mais tous s’accordent sur un point : leur hobby leur permet de développer de solides compétences. Des savoir-faire qu’ils comptent bien mettre à profit dans leur future vie professionnelle. Alors qu’il rêvait de faire des études de médecine, Felix a changé de cap en découvrant le micro-trading. Adieu chimie et biologie, désormais il rêve d’intégrer la prestigieuse London School of Economics. Son Graal ? Travailler un jour dans une banque d’investissement. Les loups de Wall Street peuvent dormir tranquille. Leur descendance semble assurée.
Cet article figure dans le numéro 26 de la revue de L'ADN. Pour vous le procurer, c'est par ici !
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