
Pessimisme, confusion, repli et perte de repères idéologiques : à quelques jours du second tour des élections législatives, une étude Ipsos peint le tableau d'un pays éclaté, tant à l'échelle collective qu'individuelle. En 2022, la France est plus multifacette, dissociée et hésitante que jamais.
Chaque année, l’institut Ipsos réalise une étude sur le rapport des Français à la politique. Cette année, elle porte un titre évocateur : « Perdus, ensemble ». Ils sont 4500 à avoir répondu aux questions comme : comment percevez-vous la situation politique actuelle ? Quelles stratégies collectives et individuelles privilégier ? Quelles attentes d’amélioration sociétales ? L’un des constats phares de l’étude est que les Français peinent à ressentir ce qui les lie entre eux. Face à la multiplication des incertitudes, la plupart adopte une stratégie individualiste, qui se résume ainsi : comment aller le mieux possible dans un monde qui va mal et semble de moins en moins lisible ? Explications de Thibaut Nguyen, directeur Tendances et Prospective chez Ipsos.
Comment se sentent les Français aujourd'hui, à quelques jours du second tour des législatives ?
Thibaut Nguyen : Plutôt pessimistes par rapport à un avenir perçu comme sombre ! Lorsqu'on les interroge sur l'avenir du monde, les Français se déclarent aux trois quarts plutôt pas confiants ou pas du tout confiants. C'est 18 points de plus par rapport à 2018... À cette époque, la population considérait déjà que le monde traversait une crise idéologique sans précédent. La nouveauté, c'est que le sentiment qu'il est déjà trop tard pour agir a augmenté de 11 points... Lorsqu'on redescend d'un échelon, 2/3 des Français déclarent que leur pays va mal et qu'ils ne sont pas confiants en l'avenir, un ressenti plus fort chez les femmes. La cause de ce pessimisme ? Une fracture sociale pour 85 % des Français et une fracture générationnelle pour 66 % d'entre eux. Ces chiffres décrivent bien le climat de défiance actuel : 70 % des Français considèrent qu’on ne peut pas faire confiance aux autres, soit +15 points par rapport à 2018. Globalement, les Français ont le sentiment que le collectif dépérit, un sentiment exacerbé par la pandémie qui a contribué à parfois scinder violemment les familles (entre vax et anti-vax notamment.) En outre, trois quarts des Français ont l’impression de ne pas être pris en compte dans le débat politique et de ne pas être compris par les médias et journalistes. Une petite moitié ne se sent pas protégée en termes d'emploi, de santé et de justice.
Paradoxalement, au niveau personnel, les gens voient plutôt le verre à moitié plein ?
T. N. : Oui, entre deux tiers et trois quarts des Français se déclarent plutôt satisfaits de leur vie. Mais il s'agit à nos yeux d'une satisfaction en trompe-l’œil, induite par un imaginaire dystopique : plus les cercles concentriques de la France et du monde vont mal, plus les gens auront tendance à positiver leur situation individuelle. C’est le fameux « jusqu’ici, pour moi, tout va bien ». Le phénomène est frappant : 58 % des individus n’ont pas du tout confiance en l’avenir mais se déclarent confiants pour leur avenir personnel. Cela implique qu’ils s’estiment complètement indépendants de l’environnement dans lequel ils évoluent, et induit le désengagement du collectif et la concentration sur la sphère privée. On observe donc un vrai divorce entre le premier cercle et le reste du monde. En somme, les Français vivent de plus en plus dans une forme de schizophrénie ordinaire : comment rester heureux chez eux, en faisant tout leur possible pour ignorer l’immeuble qui brûle autour. Par exemple, 2/3 des Français disent ressentir le besoin de se déconnecter de l’actualité.
Qu’est-ce qui anime les gens au quotidien alors ?
T. N. : Ce qui structure la façon dont les Français réfléchissent, c’est l'élastique qui se tend entre l’idéal et le réel, le monde tel qu'on aimerait le voir advenir et la réalité de plus en plus difficile du quotidien, en termes de pouvoir d’achat, de stress et d’angoisse et de préservation des emplois. Par exemple, 60 % des Français disent être d’accord pour changer leur façon de se déplacer, mais 75 % d'entre eux estiment que la voiture reste indispensable dans leur quotidien. C’est vraiment structurant, car plus l’élastique se tend entre ces deux pôles, plus une tension forte apparaît. La bonne nouvelle, c’est que même s’ils ne le perçoivent pas, la vision qu'ont les Français d'un monde désirable converge ! Il s'agit avant tout pour eux de durabilité et de promotion du lien social, priorité absolue pour 91 % des Français. Mais encore une fois, l'élastique se tend : rappelons que 70 % des Français jugent qu'on ne peut pas faire confiance aux autres... Cette dichotomie s'observe partout : quasiment 2/3 des Français estiment que la mondialisation n’apporte pas de bénéfices et 66 % estiment que les progrès technologiques détruisent nos vies ; or, pour 81 % des Français, être à la pointe de la technologie représente l'avenir. Ou encore, 80 % des Français déclarent que tant que la réussite matérielle sera l'alpha et l’oméga, le monde n’ira pas dans la bonne direction mais 74 % d'entre eux affirment que la croissance économique doit rester prioritaire.
Quels sont les risques à être dans de tels tiraillements ?
T. N. : On parle de polyphasie cognitive : dans ce monde hésitant, les Français réagissent de manière de plus en plus dissociée. On retrouve ce décalque d’ambiguïté dans la consommation : l’obligation de rapport qualité-prix fait que les Français optent pour une consommation qu’ils jugent non satisfaisante et qui les fait se sentir écartelés. On observe la même dissociation : ils pourront être enclins à favoriser l'écologie en mangeant bio, mais le critère durable ne pèsera plus rien quand il s’agira d’un achat technologique. Dans un contexte politique, cela signifie que les Français peuvent être en affinité avec les volets de partis très éloignés : voter Jadot pour l'écologie, RN pour la sécurité, Macron pour les finances... C'est ce que j'appelle le syndrome Elyze, du nom de cette application politique qui fait défiler à l’aveugle toutes les mesures politiques de tous les candidats. Les individus vont ainsi piocher des éléments disparates sur un grand marché idéologique, créant ainsi des croyances patchwork sans cohérence. Exemple : une grosse part de la population se déclare en faveur de la mondialisation, mais aussi du revenu universel et de la frugalité. On ne peut donc plus dire aujourd’hui que dans l'esprit des gens la mondialisation équivaut à l'ultra-capitalisme et à la libéralisation des échanges. Il faut donc re-observer les individus pour comprendre comment ils recomposent des idéologies opportunistes.
Qu'induisent ces résultats fortement contradictoires ?
T. N. : Pour l'instant, les stratégies individuelles poussent à se concentrer sur son monde à soi, ce qui explique que les modèles locaux soient complètement plébiscités. Ces profondes contradictions montrent que l'on n'est plus dans une France clivée, où des groupes de gens pensent des choses opposées. Entre 2018 et aujourd'hui, une bascule s'est opérée : le pays était alors éclaté en différents groupes très identifiés ; aujourd'hui, les individus eux-mêmes sont dissociés, hésitants, multifacette. La situation est tellement paradoxale que les Français nous répondent depuis deux endroits différents : ce qu'ils veulent pour l'avenir et ce dont ils ont besoin pour aujourd’hui. Cette tension (je participe à un système que je voudrais voir finir) appellera forcément du mouvement, en douceur ou en force : 1/3 des Français veulent tout changer dans leur vie depuis la crise du Covid, 2/3 des Français ont envie de participer à des projets associatifs. Pour 2/3 aussi il faut sortir des courants politiques modérés. Trois résolutions sont possibles selon nous face à ce genre de tension. Tout d’abord, l’implosion : on retourne la tension vers soi. Aujourd'hui, 41 % des salariés en France seraient en détresse psychologique, et 34 % en situation de burn-out, selon le cabinet Empreinte Humaine spécialisé dans le travail. Ensuite l’explosion : on retourne la tension vers l’extérieur sous forme de colère sociale, avec potentiellement une résurgence du mouvement Gilet jaune. Idéalement, un troisième chemin s'offre à nous : la transformation. À ce titre, les législatives seront déterminantes.
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