Une statue grecque faisant chut

Fanny Lederlin, compagne de Laurent Habib : « Quand on balance sur Instagram, personne ne dit "je" »

© oscarcalero via Getty Images

Fanny Lederlin, ex-commnunicante et doctorante en philosophie, est la compagne de Laurent Habib. En octobre 2020, son conjoint est accusé de harcèlement sur le compte Instagram @balancetonagency. Elle nous raconte ce qu'elle a vécu et ressenti à cette époque.

Qu’elle a été difficile, cette semaine d’octobre !

J’en garde un souvenir sonore. D’abord le bruissement léger des violons de l’automne – tweets… posts… tweets…, ça balance…, oui, sur Laurent… ça « poste » sur Instagram… si si, va voir… -, puis d’énormes coups de cymbales – ceux qui lâchent, ceux qui crient, ceux qui pleurent, ceux qui crachent –, avant le dernier souffle du basson : démission. Et puis le silence. Assourdissant.

Les #metoo, les #balance, je les couvais du regard

Il a fallu quelques jours avant que le téléphone ne se remette à sonner, les messages, à se soucier, les voix, à chuchoter : « Je ne le reconnais pas dans ce qui est dit », « Je ne suis pas d’accord avec ce qui se passe », « Mais tu comprends, je ne peux pas m’exposer ». Je ne sais pas si je comprends, pour l’instant, je découvre. Je sors de l’œuf, même. Pourtant, je croyais être une vieille poule. J’ai 44 ans, j’en ai passé quinze en agence de publicité, j’ai adoré mon métier – y compris ses charrettes et son vocabulaire de charretier –, je me suis amusée, j’ai beaucoup travaillé, j’ai beaucoup appris, je me suis fait des amis, j’ai rencontré l’homme avec qui je vis. Mais j’ai aussi croisé l’autoritarisme, le sexisme, la goujaterie, la bêtise, l’intimidation, et j’ai su que pouvait exister l’agression. Je faisais même partie de « ceux qui l’ouvrent » pour les dénoncer. Et toute cette expérience accumulée au fil des années n’est pas pour rien dans ma reconversion : retour aux études, à la recherche, un livre sur le travail – ses nouvelles dépossessions –, et maintenant un doctorat sur la critique, ce mode de pensée qui consiste à questionner « ce qui est » au nom de « ce qui devrait être ». Autant dire que les #metoo, les #balance, je les couvais du regard et je leur faisais les yeux doux. Jusqu’à ce que je sorte de l’œuf qu’elles et ils ont cassé.

J'ai découvert le décalage entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui le subissent

Disons-le tout de suite : je n’ai rien découvert, rien appris sur l’homme avec qui je vis. Et je ne suis pas personnellement choquée, non, je ne suis pas scandalisée par ce qui lui est reproché – à lui. Voilà, c’est dit. Ce que j’ai découvert, par contre, c’est à quel point le climat, les comportements et les relations s’étaient dégradés dans le métier, non seulement entre les hommes et les femmes, mais plus largement entre celles et ceux, plus âgés, qui ont de l’expérience, de l’autorité, et parfois du pouvoir – ce dont certains ont effectivement abusé et qu’il était urgent de dénoncer – et celles et ceux, plus jeunes, qui les « subissent » . Comme si, au-delà de la question du sexisme, les posts de @balancetonagency témoignaient du fait que le lien entre les générations – qui autrefois tenait de la formation, de la transmission, de l’exemplarité, aussi -, s’était brisé.

Cela, je ne l’avais pas vu, pas senti, pas compris avant. Pourtant, des jeunes hommes, des jeunes femmes, j’en ai fréquenté constamment lorsque je travaillais en agence. J’ai pris des briefs et j’ai « brainstormé » avec eux, j’ai célébré des gains, pleuré des pertes, j’ai déjeuné et pris des verres, j’ai noué des liens d’amitié avec certains. Et puis j’ai des neveux, des beaux-enfants, j’ai toujours aimé parler avec eux, et je n’ai jamais eu l’impression que nous ne nous comprenions plus… et pourtant c’est le cas. Une fois que le cyclone « balance » s’est éloigné de ma zone, j’ai regardé autour de moi et j’ai vu un monde brisé. D’un côté les vieux, les « boomers », qui n’avaient pas compris que leur autorité et leur pouvoir étaient d’abord une responsabilité. De l’autre, les jeunes, les « connectés », qui voulaient « changer le monde avec leurs doigts ». En sortant de ma coquille fêlée, j’ai compris que nous ne parlions plus la même langue, que nous ne ressentions plus la même chose, que nous ne partagions plus les mêmes indignations, que nous n’avions plus le même sens de l’humour, que nous ne vivions plus dans le même monde. Terrorisée, je n’ai pas réfléchi, j’ai agi : non, je ne laisserais pas nos mondes se séparer.

Il est possible d'être d'accord sur un combat sans être d'accord sur la méthode

Alors je me suis aventurée sur « leur » terrain : les réseaux sociaux. Bon, je n’ai pas 80 ans, non plus, je connaissais déjà, et puis j’ai un petit compte Twitter dont je ne suis pas mécontente, enfin, disons que je touche un peu ma bille… Tu parles ! Quelle claque ! J’ai balancé une lettre ouverte aux balances et j’ai pris un camion dans la figure. Des injures, des vannes, des émoticônes qui pleurent de rire, d’autres qui vomissent, enfin, le tout- venant de Facebook, quoi. Un baptême du feu. Et, au milieu des bombes, au milieu du vomi et des pleurs de rire, quelques échanges. Des dialogues respectueux, y compris avec la personne qui a fondé @balancetonagency, ce qui a été pour moi un petit miracle et un vrai soulagement. Des échanges avec des arguments, des contre-arguments, pas forcément des consensus à la fin, mais la reconnaissance mutuelle d’une opinion qui se défend. Autant dire la possibilité d’un monde commun, à qui personne, jamais, ne devrait demander d’être « un ». Un monde commun qui est un monde pluriel, un monde où il est possible d’être d’accord sur un combat – l’égalité des femmes et des hommes, la lutte contre le sexisme, contre l’autoritarisme, contre le patriarcat – et pas d’accord sur la méthode.

Qu’est-ce que je reproche à la méthode ? Je lui reproche son anonymat, je lui reproche d’être fondée sur un « effet de foule », je lui reproche son arbitraire, je lui reproche son impatience. Quand on « balance » sur Instagram ou sur n’importe quel autre réseau social, personne ne dit « je »  : il n’y a pas d’accusateur. Il n’y a pas non plus d’accusé, puisque lorsqu’on balance la messe est dite : le « balancé » est déjà jugé. Il n’y a pas non plus vraiment de motif d’accusation au sens propre, puisque tout, ou presque, peut être l’objet d’une « balance », de la grossièreté à l’agression, sans que des hiérarchies soient établies. Ce qui conduit insidieusement à une radicalisation progressive du mouvement, à une dénonciation de plus en plus large qui, de l’agression réelle, finit par porter sur tout ce qui peut être perçu comme déplacé, dérangeant, impur. Voilà à mon avis où réside le mal essentiel de la méthode. Elle encourage une forme d’ivresse de pureté, de rapports humains sans équivoques, transparents, où chacun se comporte conformément à un impératif dont l’exigence est constamment renforcée.

En quelques semaines, des têtes tombent

La méthode choisie par @balancetonagency a été extrêmement rapide et efficace pour mettre fin à des pratiques délétères : en quelques semaines à peine, le compte Instagram a fait « tomber des têtes » , trembler les agences et même les annonceurs. Et, s’il y a de la casse au passage – quelques injustices, quelques amalgames –, on peut dire que le ratio coût/bénéfice est positif. Le problème est que j’ai peur que nous ne changions jamais le monde en réfléchissant sur la base du ratio coût/bénéfice. Parce que cette logique, cette raison utilitaire, cette morale fonctionnelle, c’est précisément celle sur laquelle repose notre monde actuel. Elle est au cœur du productivisme au nom duquel nous exploitons les gens et la planète en nous justifiant de ce que « cela profite au plus grand nombre ». Elle est au cœur de notre rapport au travail, et, malheureusement, bien souvent au cœur de nos relations aux autres.

En me touchant personnellement, @balancetonagency a changé mon regard sur la critique et sur les luttes. J’ai compris qu’elles ne pouvaient pas se contenter d’être justes et efficaces. J’ai compris qu’elles se devaient aussi d’être éthiques, c’est-à-dire s’intéresser au « comment ? » autant qu’au « pour quoi ? » de ce qu’elles pensaient ou faisaient. J’ai compris qu’elles se devaient aussi d’être une manière de vivre et de « faire commun », et que cela supposait sans doute de prendre des chemins plus longs et plus difficiles, et de vivre plus longtemps avec les problèmes. Non pas pour renoncer à les résoudre, mais pour renoncer à les résoudre tout seul et tout de suite, et préférer les affronter ensemble, avec les autres. Enfin, j’ai compris que, avant de changer le monde, il fallait, peut-être ?, essayer d’empêcher qu’il ne se défasse.


À LIRE

Fanny Lederlin, Les Dépossédés de l’open space, une critique écologique du travail, 2020, Éditions Puf

Fanny Lederlin, De « J’accuse » à « balance » , tribune parue dans Marianne le 15 octobre 2020 

commentaires

Participer à la conversation

Laisser un commentaire