Le sujet de la crise économique sature notre espace mental et médiatique. Pourtant, il existe des outils pour gérer la crise sanitaire d’aujourd’hui et anticiper la crise écologique de demain. L’un d’eux repose sur l’annulation de la dette publique des États. Impensé politique et tabou moral pour certains, c’est pourtant un outil économique adapté aux temps incertains. L’économiste hétérodoxe Jézabel Couppey-Soubeyran nous aide à faire le point.
Jézabel Couppey-Soubeyran est une femme vive et généreuse, qui a fait de la transmission à un public non initié son combat. Cette spécialiste de la banque et de la finance est raisonnablement hétérodoxe : elle n’hésite pas, comme de nombreuses grandes voix à gauche, à militer pour l’annulation de la dette des États créée pour répondre à la crise provoquée par la pandémie. Et si, après les avoir comprises, nous changions les règles du jeu économique pour investir massivement en faveur de l’indispensable transition écologique ? Explications.
Vous avez le souci de rendre les grands principes macroéconomiques accessibles au plus grand nombre. Pourquoi est-ce essentiel, selon vous ?
JÉZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN : On peut facilement avoir le sentiment que les grands principes macroéconomiques, comme la monnaie, la dette, la politique économique (celle des États, celle des banques centrales), la finance… sont des sujets inaccessibles. Il est vrai que ces sujets sont complexes, mais il est important que les citoyens s’en emparent, car ils ont une incidence sur la vie de chacun et chacune d’entre nous. L’une des difficultés est que la discussion économique est encore trop souvent confisquée, à la fois par les académiques ou des experts qui s’abritent derrière leur jargon et n’ont pas à cœur de vulgariser, et par les professionnels soucieux de représenter les intérêts de leur secteur. La forte présence d’intérêts sectoriels dans le débat économique, notamment quand il porte sur des sujets bancaires et financiers, fait qu’il est encore trop rare que celui-ci soit présenté sous l’angle de l’intérêt général.
Cette crise a-t-elle des particularités qui font écho à d’autres chocs économiques du passé, ou est-elle en tous points inédite ?
J. C.-S. : Cette crise survient un peu plus de dix ans après une crise financière dont nous n’étions pas guéris. Elle est inédite par sa forme et sa séquence : c’est une crise sanitaire qui entraîne une crise économique, et potentiellement aussi une crise financière, en raison des décisions politiques qu’elle oblige à prendre. Confinements et couvre-feux, décidés pour lutter contre la pandémie, paralysent à la fois l’offre et la demande, et mettent à l’arrêt de larges pans de l’économie. La rapidité et l’ampleur de la réponse des pouvoirs publics ont aussi quelque chose d’inédit : les États engagent des dépenses massives, pour financer les mesures de chômage partiel, par exemple, et les banques centrales ont en quelques mois mis à la disposition des banques et des marchés autant de liquidités qu’en plusieurs années pour gérer la crise financière, même si leurs instruments ne sont pas nouveaux.
S’agit-il d’un phénomène imprévisible qui nous a surpris ?
J. C.-S. : Il faut se méfier de ce sentiment que la crise est extérieure à nous. Car c’est faux. Ce choc a tout à voir avec nos modes de vie et de consommation. Il est une conséquence directe de l’action humaine qui se déploie dans nos systèmes économiques et dégrade la biodiversité. Par ailleurs, il préfigure probablement la crise climatique plus vaste, dont les conséquences seront encore plus dramatiques. Il est important que nous pensions cette crise comme le produit de notre système, car cela pourrait nous permettre de la gérer autrement. Or ce que l’on entend le plus aujourd’hui, ce sont des appels au retour à la croissance : on cherche à revenir à une forme de business as usual, alors même que c’est ce qui a contribué à forger la situation dans laquelle nous nous trouvons.
L’une des choses frappantes est le contraste entre le tribut que paye l’économie réelle (faillites de PME en cascade, populations qui basculent du jour au lendemain dans la précarité) et la santé étincelante de certains secteurs qui ont su en profiter (marchés financiers, géants du numérique). Qu’est-ce que cela dit de notre époque ?
J. C.-S. : Effectivement, le décalage est énorme. D’abord, entre l’économie réelle qui souffre grandement de la crise et les marchés financiers qui profitent de l’action des banques centrales. La crise sanitaire est de ce point de vue en train de renforcer la déconnexion entre les deux. Pour faire face à la crise, les banques centrales ont beaucoup augmenté le rachat des titres de dette publique émis par les États qui ont besoin de financer leurs plans de relance ; et elles prêtent aussi une très grande quantité de liquidités aux banques. C’est cet afflux très important de liquidités sur les marchés financiers qui explique les survalorisations boursières des entreprises gagnantes de cette crise, principalement les entreprises du secteur du numérique. C’est aussi ce qui explique l’emballement autour des crypto-actifs comme le Bitcoin. La bulle que l’on constate n’est pas le fait du boursicotage de particuliers. Aujourd’hui, des sociétés financières, gorgées elles aussi des liquidités de la banque centrale, spéculent sur le Bitcoin : elles parient sur la hausse, achètent, le cours du Bitcoin s’envole, et ainsi leur pari s’autoréalise !
Le capitalisme numérique est donc le vainqueur par KO de cette crise.
J. C.-S. : Oui, d’une certaine manière. Les géants du numérique sortent renforcés dans leur position dominante, écrasante, même. Mais la situation est ambivalente, car le numérique est aussi une ressource clé de la résilience pour toutes les entreprises. Leur survie dépend aujourd’hui en grande partie de leur capacité à organiser leur activité en ligne.
Comment expliquer que l’argent émis par la BCE peine à arriver jusqu’à l’économie réelle ?
J. C.-S. : La principale raison à cela est que le canal banque et marchés manque de fluidité : il ne joue pas assez son rôle de courroie de transmission. Concrètement, les banques privées jouissent de conditions très accommodantes pour se financer auprès des marchés, il faudrait donc qu’elles relaient ces facilités à leurs clients, entreprises ou ménages, de manière à favoriser les dépenses de consommation et les investissements des entreprises. Mais cet argent tourne encore beaucoup trop en boucle dans la sphère financière.
Par ailleurs, les entreprises sont réticentes à se lancer dans des investissements, car elles identifient, à raison, un problème de demande, qui se trouve démultiplié par la crise. Leur horizon d’investissement est bouché. Il est donc fort probable que, malgré les bonnes intentions de départ, les plans de relance des États ne parviennent pas à relancer durablement l’économie et que les banques centrales soient en train d’installer la crise financière à venir.
Quelles sont les solutions alternatives pour y faire face ?
J. C.-S. : Je trouve que les banques centrales manquent d’audace. La BCE est certes intervenue très vite et très fort, en injectant sur les marchés une masse de liquidités jamais vue (plus en quelques semaines qu’en plusieurs mois de crise financière en 2008). Mais ce changement d’échelle ne suffit plus, car, on l’a vu, ces liquidités peinent à se retrouver dans l’économie réelle.
Le canal des banques et des marchés n’étant pas assez rapide et efficace, on pourrait envisager que les banques centrales déversent leur monnaie dans l’économie réelle, directement auprès des ménages et des entreprises, à l’aide de comptes de monnaie centrale numérique. C’est le principe de la « monnaie hélicoptère ». Il pourrait être étendu aux États, qui seraient alors financés directement par la banque centrale, sans dette ni intérêt. Les règles monétaires l’interdisent aujourd’hui : une banque centrale ne peut pas financer directement un État. Mais il me semble que le contexte actuel nécessite que l’on revienne sur cette interdiction. Cela permettrait de monétiser une partie des dépenses publiques. Celles nécessaires aujourd’hui pour faire face à la crise sanitaire, sans pour autant renoncer à l’effort d’investissement pour amorcer une transition écologique durable.
La question de l’annulation de la dette publique des États suscite des débats houleux. Pourquoi y êtes-vous favorable ?
J. C.-S. : Pour financer leurs plans de relance, les États s’endettent sur les marchés financiers auprès d’investisseurs. Aujourd’hui, la BCE s’engage à racheter massivement ces titres de dette publique aux investisseurs quand ils en ont besoin, afin qu’ils ne craignent pas d’en acheter. Mais ce schéma place les États et la banque centrale sous la pression des marchés financiers. Il suffirait d’un signal négatif pour que les marchés s’affolent, que les taux d’intérêt des emprunts d’États remontent et que certains États se trouvent en difficulté pour faire rouler leur dette. Dans une zone euro où le risque de défaut souverain n’est pas mutualisé, le risque d’une crise des dettes souveraines n’est pas nul. Pour l’empêcher, la banque centrale s’oblige à servir toujours plus les marchés financiers, au détriment de l’économie réelle. Ce sera difficilement tenable. Il faut des alternatives. L’une d’elles serait d’annuler une partie des dettes publiques que la banque centrale détient à son actif, d’autant qu’elle en détient de plus en plus. Ce serait une perte pour elle, mais qui ne l’empêcherait nullement de fonctionner, car la banque centrale a un pouvoir unique : celui de créer à partir de rien la monnaie qu’elle prête aux banques et avec laquelle elle achète des titres. Cette annulation ralentirait l’augmentation de la dette publique ou dégagerait des marges de manœuvre budgétaire supplémentaires pour investir dans la transition écologique, plutôt que de faire porter aux États le poids d’un remboursement qui compromettrait ces investissements futurs. Le risque, avec les taux d’endettement actuels des États, c’est que ces investissements stratégiques pour l’avenir passent au second plan.
Pourquoi cette solution suscite-t-elle autant d’opposition ?
J. C.-S. : La dette est un totem auquel on porte un attachement quasi religieux. En allemand, le mot « schuld» signifie à la fois « dette » et « faute ». Le remboursement de la dette, c’est donc le rachat de cette faute. C’est une institution pivot dans laquelle s’encastre notre système monétaire, mais aussi un instrument de pression politique. Autoriser le non-remboursement de la dette reviendrait à faire disparaître ce levier de pression.
Pour comprendre cette crise, il faut donc s’intéresser au triumvirat entre les États, les banques centrales et les marchés.
J. C.-S. : Ces trois entités sont en situation d’interdépendance, avec de fortes asymétries. Les États endettés sont extrêmement dépendants des décisions des banques centrales, qui sont elles-mêmes dépendantes des réactions des marchés financiers. Cette situation de double dépendance forme un équilibre très instable qu’il faudrait remettre en question. Mais pour cela, il faudrait revoir la gouvernance et l’indépendance des banques centrales, de manière à ce que ces institutions monétaires soient véritablement au service de l’économie réelle.
Cette interview est parue dans la revue 25 de L'ADN - Do Hype Yourself - bientôt disponible à nos abonnés.
PARCOURS DE JÉZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN
Économiste et maîtresse de conférences à l’université Paris-I, École d’économie de Paris, elle enseigne l’économie monétaire financière. Au printemps 2020, elle a signé avec plusieurs autres économistes une série de tribunes dans Le Monde pour porter l’idée d’une annulation de la dette publique des États. Elle tient dans ce même journal une chronique régulière.
À LIRE
Jézabel Couppey-Soubeyran, L’Économie en BD, Éditions Casterman, 2020
POUR ALLER PLUS LOIN
Peut-on annuler la dette ? avec Gilles Mitteau de la chaîne YouTube Heu?reka sur Brut
« Qu’est-ce qu’on attend pour effacer la dette », dans Socialter numéro 41
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