Il est certains secteurs qui, avec la crise, font preuve d'une grande ingéniosité pour survivre - voire prospérer. La criminalité fait partie de ceux-là.
Dealers de drogue déguisés en livreurs Deliveroo, escroqueries à la vente de masques de protection, arnaques en tout genre surfant sur la peur du Covid-19... les pro du crime ne manquent pas de créativité pendant la pandémie. Bertrand Monnet, professeur de la chaire criminalité de l’EDHEC, le confirme : « Cette crise a été un accélérateur de croissance pour le crime organisé ». Certes, certains pans de la criminalité dite « traditionnelle » ont souffert du confinement – les cambriolages et les vols à la tire - mais les grandes organisations ont su profiter de la situation. Doit-on aller jusqu’à penser qu’elles seraient un modèle en matière de résilience ?
À saisir ! Opportunité idéale pour blanchiment
Pour la plupart des entreprises, la crise reste synonyme de menace, mais pour le crime organisé, elle est d’abord une opportunité. Contrairement aux premières, le grand banditisme a rarement des problèmes de trésorerie. Toutefois, leurs liquidités sont difficilement utilisables et leur défi est de leur trouver des débouchés dans l'économie légale. C’est le fameux blanchiment d’argent. « La solution consiste à prendre le contrôle d’entreprises diverses et variées », explique Bertrand Monnet. Et, en temps de crise, le nombre de chef·fe·s d’entreprise prêt·e·s à faire entrer au capital des mafiosi pour sauver leur business augmente. Cette année, le nombre de défaillances d’entreprises dans le monde devrait bondir de 25 %, selon la Coface. Combien vont rentrer dans le giron du crime organisé ? Difficile de le dire. D’après les estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), entre 2 % et 5 % du PIB mondial proviendraient chaque année du blanchiment. En prenant le contrôle de ces entreprises, les organisations criminelles s’assurent donc une sécurité accrue pour les années à venir, mais aussi la possibilité de développer de nouveaux business. « Ils ne vont pas les manager en bons pères de famille. Ce sont des extrémistes économiques, prêts à tout pour l’argent, ils vont donc chercher à maximiser leurs bénéfices, sans aucune limite », souvent à travers des activités de fraude et de contrefaçon, explique Bertrand Monnet.
S'adapter aux tensions du marché
La pandémie n’a pas créé des conditions particulièrement favorables aux industries criminelles. Avec la fermeture de l’économie non essentielle, toutes leurs activités liées au monde de la nuit ont été mises à l’arrêt. Celle des frontières a entraîné l’interruption du trafic humain, et a encore compliqué la circulation de la drogue. « Il y a eu une augmentation des prix sur le marché, mais ils ont réussi à ne pas avoir de rupture totale des stocks », explique le sociologue Marwan Mohammed. Étant donné que les trafiquants travaillent généralement à flux tendu, on peut s’étonner d’une telle performance. Marwan Mohammed explique qu’ils ont su développer de nouveaux trajets, de nouveaux moyens de transport et ont aussi augmenté la quantité de drogue cachée lors de chaque transport.
La supply chain a su s’adapter, mais la distribution du dernier mètre a aussi dû être repensée. Avec les limitations de déplacement, les livraisons client sont devenues compliquées. « La crise a renforcé une tendance amorcée bien avant la pandémie : le développement de la vente mobile », estime Marwan Mohammed. Désormais, les vendeurs et vendeuses au détail se déplacent en fonction des commandes. Pour que cela soit rentable, surtout pour l’herbe ou la résine de cannabis, qui sont moins chères, « les dealers ont imposé à leurs clients de prendre des quantités plus importantes et de faire des achats groupés », ajoute-t-il. Ce type de livraisons risque, selon lui, de s’imposer, même si la vente postée demeurera, pour satisfaire les acheteurs et acheteuses au budget limité.
La diversité les rend solides
Certains groupes criminels ont été moins impactés que d’autres. « Ce sont de véritables multinationales », insiste Bertrand Monnet. Or, dans l’économie, légale comme illégale, « les entreprises qui sortent le plus vite de la crise sont celles qui peuvent produire dans plusieurs pays et qui ont ainsi diversifié leurs risques ». Selon les décisions des gouvernements et l’avancée de la pandémie, les réseaux de production et de distribution ont été impactés de manière très différente et à des moments différents. « Certains marchés ont très peu souffert parce que le confinement a été souple ou tardif, comme au Brésil, continue le professeur. Le PCC (ndlr : une organisation mafieuse brésilienne) a même vendu plus de drogue qu’avant parce qu’il y avait beaucoup de stress. » À la diversification géographique s’ajoute la diversification sectorielle. Marwan Mohammed a noté que certains groupes s’étaient éloignés des activités traditionnelles pour investir dans la cybercriminalité. « Ces deux mondes se rapprochent depuis des années », explique Marwan Mohammed. Les cyberdélinquant·e·s et cybercriminel·le·s ont fait appel au monde criminel traditionnel pour blanchir leur argent, tandis que ce dernier s’est tourné vers les premiers pour passer au paiement en cryptomonnaie, plus sécurisé, et profiter de la manne que représentent l’escroquerie et les rançongiciels (demande de rançons après l’installation d’un logiciel malveillant).
S'adapter ou crever : telle est la question
Mais la crise a surtout été l’opportunité de concevoir une foultitude d’arnaques. « Il y a eu une augmentation des contrefaçons, notamment sur les produits sanitaires liés à la pandémie. Essentiellement en provenance de Chine », ajoute-t-il. C’est ainsi que sont apparus en quelques jours des masques de protection semblables aux masques exigés par les autorités mais qui ne répondaient pas aux normes. « L'innovation fait partie intégrante de l'activité criminelle », selon Marwan Mohammed. « C’est un enjeu de survie » acquiesce Bertrand Monnet. Pour le sociologue et le professeur, il y a une sélection naturelle qui s’opère et elle est particulièrement cruelle. Celles et ceux qui ne sont pas brillants, qui ne sont pas prêts à tout pour de l’argent, qui n’arrivent pas à avoir une longueur d’avance sur la police ou qui ne parviennent pas à renouveler leurs offres sont emprisonnés ou tués.
Fidéliser le client
Mais la peur de se faire attraper n’est pas le seul moteur du marché. « Ce sont des génies de la vente, des passionnés de l’argent », résume Bertrand Monnet. Toutes les nouvelles drogues, les nouvelles arnaques viennent des gens sur le terrain. « Les organisations criminelles ont gardé cet esprit commerçant, elles ont laissé à leurs business units une marge de manœuvre », continue-t-il. Et, sur le terrain comme aux plus hauts rangs de la hiérarchie, tout le monde cherche à s’améliorer. Marwan Mohammed se souvient d’une conversation avec un importateur de drogue français. Élevé dans un milieu populaire et peu diplômé, il se rendait dans tous les salons de l'innovation technologique, du transport ou militaires. Il avait même souhaité faire l’acquisition d’un petit sous-marin non habité pour rapatrier ses produits en France. « Pour lui, il était clair que le développement de son business était étroitement lié à la veille en matière d’innovation. »
Rester agiles
Puisqu’elles doivent pouvoir innover vite et évoluer rapidement, les organisations criminelles sont rarement enkystées dans les process. À l’exception de quelques mafias au fonctionnement très vertical, « les organisations criminelles sont de petits groupes qui agissent en réseau. Les cartels, par exemple, sont des systèmes d’alliances très flexibles, avec un commandement un peu centralisé », explique Marwan Mohammed. Et c’est un atout en cas de coups durs. « Celles qui bénéficient le plus de la crise sont celles qui ont la hiérarchie la plus plate et sont les plus internationalisées », note Bertrand Monnet. Aucune organisation criminelle n’avait imaginé des mesures de confinement international, mais toutes étaient prêtes à s’adapter à un changement de situation. Et c’est bien normal. Quand on navigue hors des cadres légaux, on est toujours prêt à faire face aux coups durs ou aux (mauvaises) surprises. « Elles sont préparées à des interpellations ou à des assassinats », rappelle Marwan Mohammed. Grâce à leur structure malléable, les entreprises criminelles s’adaptent très rapidement, c’est pour ça que des cartels comme celui de Sinaloa au Mexique ne s’est pas effondré après l’arrestation de son chef El Chapo », ajoute-t-il. Pour elles, toute projection dans le futur reste une gageure, et, pourtant, elles ne renoncent pas à anticiper en envisageant toutes les évolutions qui pourraient influer sur leurs opérations : un changement de municipalité, de gouvernement ou de commissaire, de nouveaux moyens technologiques au service de la police, ou des bouleversements dans le monde des transports.
Adaptabilité aux exigences du marché, diversité de l’offre, délégation et initiatives… Si les organisations criminelles cochent toutes les cases de l’entreprise résiliente, pourquoi diable ne pas en faire un modèle universel ? Parce que le modèle de société qu’elles proposent fragilise tout et tous autour d’elles, qu’il élimine toute velléité de construction de communs, qu’il détruit ce qui lui résiste. Preuve que la résilience ne peut dédouaner d’une réflexion éthique sur le modèle de société que l’on veut défendre.
Cet article est paru dans le numéro 23 du magazine de L'ADN : « Anti-fragile » - À commander ici !
Super article. J'aime beaucoup. Je serai ravi d'un développement du dernier paragraphe.