Scène de picnic: femme avec chapeau de paille sur le visage

La transition alimentaire : batailles d'influence et convergence des luttes

© Oliver James Swan

Pour la santé de la planète et ceux qui y vivent, réformer nos systèmes agroalimentaires est une nécessité impérieuse. Au moment où l'exécutif doit rendre sa stratégie pour l'alimentation et le climat, de nombreuses batailles d'influence se jouent pour contrôler nos assiettes.

Dans une lettre ouverte à Elisabeth Borne, 86 organisations réclamaient le 15 mai dernier une SNANC à la hauteur des enjeux écologiques, sociaux et de santé publique. Une quoi ? Une Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat. Inscrite dans la loi Climat, sur proposition de la Convention citoyenne pour le climat, elle devra poser « les orientations de la politique de l'alimentation durable, moins émettrice de gaz à effet de serre, respectueuse de la santé humaine, davantage protectrice de la biodiversité, favorisant la résilience des systèmes agricoles et des systèmes alimentaires territoriaux et garantie de la souveraineté alimentaire ». La SNANC déterminera, peu ou prou, ce que nous mangerons à horizon 2030. La copie du gouvernement est attendue pour juillet – même s’il semble peu probable que la date soit tenue. Mais en attendant, se jouent de nombreuses batailles d’influence pour le contrôle de nos assiettes.

« Résister à la pression de certains lobbies »

Du côté de la société civile, rares sont les occasions qui permettent de présenter une union aussi large : Action contre la Faim, FoodWatch France, Réseau Action Climat, Greenpeace France, UFC-Que Choisir, Pour un réveil écologique, Ligue contre le cancer, association des Jeunes Médecins… Ce sont des associations de consommateurs, de familles, de jeunes, d’usagers du système de santé, de protection de l’environnement et du bien-être animal, des sociétés savantes, des acteurs de la solidarité, etc. qui réclament à l'exécutif d’une seule voix « des objectifs ambitieux et précis pour la transition de notre alimentation ». Et surtout, l’exhortent à « résister à la pression de certains lobbys agricoles et agroalimentaires et à suivre les recommandations partagées par les scientifiques et la société civile » pour tracer la trajectoire précise vers une alimentation durable accessible à tous. Un coup de pression sur Matignon, de la part de ces acteurs engagés qui attendent des mesures fortes, voire contraignantes pour certaines, comme l’obligation du NutriScore ou l’interdiction de la publicité pour les produits nocifs pour la santé et la planète.

Bien sûr, ce n’est pas du goût de tout le monde (sans mauvais jeu de mots). Voyez les débats au Conseil national de l’alimentation. Instance consultative indépendante, placée auprès des ministres chargés de l’environnement, de la consommation, de la santé et de l’agriculture, le CNA se présente comme un « parlement de l’alimentation », qui réunit en huit collèges 64 membres – représentants de toute la chaîne alimentaire de la production à la consommation, en passant par la transformation, la distribution, la restauration, les syndicats ou la société civile. Il émet des avis pour éclairer la décision publique sur la politique de l’alimentation.

Celui remis au gouvernement en avril, toujours dans le cadre de l’élaboration de la SNANC, a été l’objet d’âpres discussions, avec « des lobbies agricoles et agroalimentaires (qui) s'opposent fermement à 19 des 39 recommandations prioritaires formulées » selon France Info. Des oppositions inscrites sur le livrable du CNA, sous la mention « Positionnement spécifique de certains membres du groupe de concertation ». Ainsi l’Ania (Association des industries alimentaires) et la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, n’approuvent pas la recommandation visant à « encadrer et réglementer le marketing et la publicité des produits allant à l'encontre d’une alimentation équilibrée, saine et durable pour protéger les consommateurs et les enfants en particulier ». Ou encore, la FNSEA « exprime un point de désaccord » quant à l’alignement de la France sur les politiques européennes visant à réduire de 50% le recours aux produits phytosanitaires, pesticides et herbicides d'ici 2030 – alors même qu’une récente étude de l’Inrae révèle l’étendue de la contamination des sols français, avec des résidus de pesticides trouvés dans au moins 98% des sites étudiés, comprenant même des zones bio et des forêts. En avril dernier, un rapport de l'Anses (Agence nationale de Sécurité Sanitaire) révélait la présence d'un fongicide interdit dans l'eau du robinet.

Dégradation des écosystèmes et crise sanitaire

Des rapports de force tendus, dans un contexte où la transition agroalimentaire s’impose pourtant chaque jour davantage, avec des enjeux massifs et interconnectés. L’agriculture est, selon le Citepa, le deuxième poste d’émissions de gaz à effet de serre de France (dioxyde de carbone, mais aussi et surtout de méthane et de protoxyde d’azote), avec 19% de son total national, dont près de 50% sont issues de l’élevage. L’alimentation représente 22% de l’empreinte carbone des ménages, d’après le Commissariat général au développement durable. Outre son impact considérable sur le changement climatique, notre système alimentaire moderne accélère la perte de biodiversité, la déforestation, l’épuisement des sols, via l’agriculture intensive, les pratiques agricoles non durables et l’utilisation de pesticides.

Non content de dégrader les écosystèmes, ce système est aussi à l’origine d’une crise sanitaire avec l’explosion des maladies « de civilisation » (obésité, cancers, maladies cardio-vasculaires) encouragée par l’invasion de perturbateurs endocriniens et de produits ultra-transformés sur les gondoles de supermarchés. Et il cristallise de grandes inégalités sociales, avec au moins huit millions de personnes en France en situation de précarité alimentaire. Des problèmes dont le caractère systémique est évident et pourtant, comme le remarque la lettre ouverte à la Première ministre, quand il s’agit de santé et d’alimentation, on s’en remet sans doute un peu trop facilement à la responsabilité individuelle, à la consommation responsable et aux « engagements volontaires » des entreprises de l’agroalimentaire – dont les guillemets laissent entendre qu’ils ne convainquent guère ces associations.

Sortir du récit de la responsabilité individuelle

Une vision partagée par l’Institut du développement durable et des relations internationales, pour qui l’approche par la responsabilité individuelle du « consommateur citoyen » est « insuffisante, voire contre-productive ». L’Iddri considère ainsi dans une étude publiée en avril 2023 que celle-ci doit être dépassée pour « agir en priorité sur l’environnement alimentaire » – un environnement notamment déterminé par les représentations culturelles de l’alimentation et l’offre disponible et valorisée.

Et de fait, dans une note rédigée avec l’Institute for Climate Economics, l’Iddri détaille pourquoi ce récit de la responsabilité individuelle ne fonctionne guère dans les changements de comportements… Tout d’abord, transformer les bonnes intentions en actions ne prend pas en compte la « rigidité » de ces environnements, ensuite compter sur une diffusion massive et uniforme de la consommation « engagée » ne prend pas en compte « les effets de segmentation ou de différenciation entre groupes sociaux ».

Enfin, imaginer un individu parfaitement arbitre de sa consommation, dans un environnement où les labels se multiplient et où le marketing est roi, relève du vœu pieux. Sans même parler de la frustration de ce même consommateur, quand il se heurte à de nombreuses injonctions contraires. Notamment celle où, en tant que citoyen, on lui délègue la responsabilité de la transition, alors que l’environnement demeure inchangé – voire se durcit, si l’on considère les chiffres de l’inflation.

Rude choc pour le bio

Cette même inflation frappe de plein fouet le bio. Dans ce contexte, les consommateurs arbitrent en défaveur des produits bio – même si ceux-ci sont, en valeur relative, moins touchés par la hausse des prix, 4 % vs. 6,7 % sur l’alimentation générale. Selon les chiffres de l’Agence Bio, groupement d’intérêt public chargé de l’animation de l’écosystème, le marché atterrit à 12,076 milliards, essuyant un repli de 600 millions d’euros (- 4,6 %) en 2022 – dans la grande distribution, comme chez les spécialisés. Seul le bio local de proximité vendu à la ferme tire son épingle du jeu, avec une croissance de 3,9 % et un débouché qui capte désormais 13 % du marché. La part du bio dans l’alimentation des Français est, elle, passée de 6,4 % à 6 %.

Autant dire qu’après des années de croissance, le choc est rude pour la filière. Il faudra attendre trois ans, durée nécessaire à un agriculteur en conversion pour obtenir sa certification, pour estimer son impact. Pour l’Agence Bio, il est donc impératif de stimuler la demande et d’augmenter la part du bio dans l’assiette des Français, afin d’assurer des débouchés aux agriculteurs qui s’engagent dans cette voie, au moment où 20 000 agriculteurs partent en retraite en France chaque année. Un chemin qui encourage aussi la souveraineté alimentaire, puisque 70 % du bio consommé en France est produit en France. Hors produits tropicaux, le chiffre monte à 83 %. Mais le bio n'est pas exempt de ses propres failles : un récent numéro du magazine d'enquêtes Cash Investigation s'est intéressé à certains bio-insecticides et bio-fongicides autorisés et utilisés par la filière... Naturels certes, mais aussi possiblement toxiques, comme le Spinosad, tueur de chenilles qu'on soupçonne aussi d'être un perturbateur endocrinien...

Nouvelle approche du repas à la française

Que faire encore pour engager une véritable transition alimentaire ? Favoriser un environnement commercial favorable à l’alimentation durable, une offre alimentaire industrielle plus saine, mobiliser la restauration collective, réduire les pressions marketing et publicitaire, promouvoir un nouveau narratif sur l’alimentation, mobiliser les leaders d’opinion, promouvoir l'accessibilité à une alimentation de qualité, explorer la construction des prix alimentaires, intégrer la durabilité comme critère de la politique nutritionnelle, etc. Telles sont quelques-unes des 12 recommandations formulées par l’Iddri, pour une action « cohérente et ambitieuse » sur ces fameux environnements : alimentaire, physique, socioculturel, économique et cognitif.

Outre l’impérieuse nécessité pour la puissance publique de s’engager avec force, notamment via la régulation ou le soutien aux filières durables, on notera aussi l’intérêt de renouveler les récits autour de l’alimentation. Il s’agit de « promouvoir une nouvelle approche du « repas à la française » liant culture gastronomique, plaisir, santé et environnement ». Pour l’Institut, cela impliquerait notamment de « surmonter certains “tabous” par la communication publique, comme celui de la nécessaire baisse de consommation de protéines animales dans une logique « moins mais mieux », de manière orchestrée avec la transition agricole. »

La virulence des débats autour de la viande et du barbecue, ainsi que leur capacité à déborder sur les questions autour du genre, de la politique, de l’écologie ou de la santé, montre qu’il ne s’agira pas du plus modeste des défis. Car comme le rappelait le politologue, spécialiste de l’alimentation et pionnier de la décroissance Paul Ariès dans une interview au Monde en 2019, « la table ne concerne pas que notre corps biologique, mais aussi notre corps social, culturel, politique, onirique, anthropologique. »

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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commentaires

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  1. Avatar Gilles Drouin dit :

    Très bon article qui résume bien la bataille qui fait rage en coulisses.
    La restauration collective est effectivement un bon relais pour sensibiliser les populations (enfants et parents) à l'urgence de retrouver un chemin vertueux.

  2. Avatar Anonyme dit :

    Je mettrais en avant le bien etre animal !

  3. Avatar Anonyme dit :

    Au lieu de "tirer" sur les mangeurs de viande, tirons voir sur les millions d'animaux de compagnie qu'il faut nourrir et qui pollue !!!!!

  4. Avatar Anonyme dit :

    Dommage que vous ne demandiez pas à de vrais agriculteurs (pourquoi éleveurs) non syndiqués ce qu'ils pensent de votre brûlot...
    Petit rappel au passage, tout le monde n'a pas et n'aura pas les moyens financiers dont vous semblez bénéficier pour bien vous nourrir. Ce qui, dit autrement, amènera à constater dans un avenir proche que la bonne nourriture sera réservée à une élite de lanceurs d'alerte (qui ont bien des facilités pour cracher dans la soupe...), au détriment des autres, tous les autres dont on aura élégamment piétiné les salades !

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