
C’est ainsi que le journaliste Zeke Faux présente son livre Number Go Up, récit du pire fiasco financier de l’histoire. Interview avec ce journaliste de Bloomberg qui a enquêté pendant deux ans sur le monde des cryptomonnaies.
Pendant deux ans, Zeke Faux, journaliste pour Bloomberg, est tombé dans le rabbit hole (terrier du lapin) du monde des cryptos. Il a observé de près la fièvre autour de ces actifs numériques puis leur chute tout aussi impressionnante. Ces recherches l’ont mené dans les sphères des cryptobros les plus zélés. Notamment à l’événement Bitcoin 2021 à Miami, où les participants se sont mis à pleurer lorsque le président du Salvador annonçait pour la première fois l’adoption du Bitcoin en tant que monnaie officielle dans son pays (avant d’en avoir averti ses propres citoyens), ou encore dans le penthouse des Bahamas de Sam Bankman-Fried juste avant son arrestation. Durant ses explorations, il est tombé sur des coins bien plus sombres, comme dans des sweatshops 3.0 du Cambodge, ces ateliers de misère où il rencontre des travailleurs forcés d’extorquer des personnes en ligne.
Number Go Up, le récit de ses investigations, a été publié aux États-Unis en septembre, quelques jours avant le procès de Sam Bankman-Fried. Zeke Faux dit avoir eu pour ambition de chroniquer cette folie financière et ses conséquences très concrètes, dont les principaux acteurs se préoccupent rarement. C’est un must-read pour toute personne souhaitant mieux comprendre ce qu’il a bien pu se passer pendant ces deux dernières années. Et pour toutes les autres qui aiment l’humour décapant et les thrillers flippants. Interview.
Quel est votre premier retour sur le procès de Sam Bankman-Fried qui vient de se dérouler ?
Zeke Faux : C’était un procès sans tellement de suspens. Même avant que ses 3 proches décident de témoigner contre lui, il était assez clair que Sam Bankman-Fried était à l’origine d’une fraude massive. Puis Caroline Elison (PDG d’Alameda, le fonds créé par Sam Bankman-Fried) a plaidé coupable, a confirmé qu’elle avait fraudé et qu’elle était désolée. Nishad Singh (directeur technique de FTX) et Gary Wang, son cofondateur, les deux autres témoins clés, sont allés dans le même sens. Les preuves étaient totalement accablantes.
Votre livre a lui aussi servi de preuve pendant le procès...
Z. F. : Oui car Sam Bankman-Fried a décidé de témoigner à son propre procès. C’est une initiative assez inhabituelle, parce que l’accusé peut ainsi être interrogé sur toutes les choses qu’il a prononcées. L’un des éléments clés de ce procès était le fait que SBF nourrissait son fonds spéculatif Alameda Research avec l’argent des clients de FTX. SBF a toujours avancé qu’il pensait qu’Alameda avait le droit d’emprunter de l’argent à FTX, que c’était autorisé. Lorsque je l’ai interviewé à ce sujet en novembre 2022, il m’a pourtant répondu qu’Alameda ne suivait pas les règles de la Bourse, et avait des privilèges spéciaux. Donc, la procureure lui a demandé s’il pensait qu’Alameda avait des privilèges, il a répondu : je ne sais pas. Elle a alors sorti un exemplaire de Number Go Up. Mais sa réponse était la même : "je ne sais pas".
Vous avez rencontré Sam Bankman-Fried dans son penthouse aux Bahamas, juste avant son arrestation. Quelle est votre impression sur ce patron, qui a été adulé avant d’être jugé criminel ?
Z. F. : J’ai toujours été fasciné par l’origine de sa motivation. Lorsqu’il était adolescent, Sam Bankman-Fried a rencontré William MacAskill, ce philosophe écossais qui a fondé l’effective-altruism (mouvement estimant qu’il faut optimiser l’impact de ses bonnes actions. Et pour être le plus efficace possible, il faut s’enrichir rapidement). Celui-ci l’a introduit à ce courant de pensée, en lui suggérant de faire fortune grâce à ses facilités en mathématiques, afin de reverser ensuite son argent. Neuf ans plus tard, il avait amassé 20 milliards de dollars. C’était difficile de ne pas être impressionné. La question que je me posais lorsque je l’ai rencontré au début, quand tout allait bien, était la suivante : allait-il vraiment donner cet argent ou allait-il être corrompu par l'accumulation de richesses et de pouvoir ? Aujourd'hui encore, et tout le monde n'est pas d'accord avec moi, je continue de penser qu'il était motivé par l’altruisme efficace. Il était convaincu que la fin justifiait les moyens. Mais je ne pense évidemment pas que ce soit une excuse.
Le procès de SBF est-il en quelque sorte représentatif du sort de l’industrie tout entière ? Certains acteurs des cryptos tiennent à dire que c’est le procès d’un individu. Ils en font un cas à part, qui ne met pas en défaut toute leur économie.
Z. F. : Oui, c’est le cas d’une personne particulière, ils n’ont pas tort. Mais c’est aussi un cas fraude parmi de nombreuses autres dans le secteur de la crypto. Il n’y a pas seulement eu la chute de FTX. Quasiment toutes les entreprises que j’ai croisées pendant mes deux ans d’investigation sont aujourd’hui soit en faillite, soit en attente d’un procès, soit leur patron est déjà en prison. Le bilan est vraiment étonnamment mauvais. L’industrie des cryptomonnaies essaie de nous faire oublier ces deux dernières années. Dans ce livre, j'ai tenté de chroniquer cette ridicule folie financière que nous ne reverrons, je l’espère, jamais.
Vous pensez que la hype autour des cryptos ne reprendra jamais… vraiment ?
Z. F. : Ce n’est sans doute pas la dernière fois que l’on entend parler des cryptos. Toutefois, j’ai du mal à croire qu’un nombre suffisant de personnes souhaiteront investir leur argent dans de nouvelles cryptomonnaies. Ne se souviendront-ils pas que tout le monde a perdu son argent la dernière fois et que beaucoup des plus grandes plateformes de trading ont volé l'argent de leurs utilisateurs ? Honnêtement, si je créais une nouvelle société de cryptomonnaies, j'éviterais le mot "crypto". Mais on ne sait jamais…
Il y a deux ans, il y avait déjà pas mal de signaux d'alerte. Vous dites que malgré votre méfiance et vos compétences de journaliste, vous êtes vous-même passé à côté de certains. Comment expliquer que nous sommes (ou étions du moins) si prêts à croire à tout et n’importe quoi en matière de cryptomonnaie ?
Z. F. : Je crois que le FOMO (fear of missing out, la peur de rater quelque chose, ndlr) est un sentiment très puissant. Je l’ai ressenti moi-même. Quand j’ai entendu que mon voisin était devenu riche en investissant dans les cryptomonnaies, j’ai eu envie d’investir aussi. Quand vous voyez tant de personnes parler de quelque chose, vous vous dites que ce n’est pas pour rien. Mais plus j’observais cette industrie, plus je comprenais qu’il n’y avait rien, et même encore moins que ce que j’imaginais.
C’est-à-dire ? Quelles sont les découvertes qui vous ont fait encore plus déchanter ?
Z. F. : J’avais beaucoup entendu parler d’Axie Infinity (un jeu où l’on élève de petits monstres pour gagner des récompenses en cryptomonnaies. Il faut investir une somme de départ pour jouer, ndlr). Ce jeu était censé démontrer comment le Web3 pouvait changer la vie des gens. Certaines personnes ont abandonné leur métier d’origine pour y jouer à plein temps. Je suis allé aux Philippines où le jeu était très populaire. Lors de ma venue, la valeur de la monnaie associée à Axie Infinity s’était déjà effondrée. J’ai rencontré des personnes qui avaient fait des prêts pour investir dans ce jeu qu’ils ne comprenaient pas vraiment dans l’espoir d’en faire un gagne-pain. Pour eux, il y a eu des conséquences très concrètes. Mais à partir du moment où le jeu a perdu en valeur, les acteurs des cryptos ont arrêté d’en parler et sont passés à autre chose. Ils évoquaient d’autres projets dans lesquels investir. J’ai réalisé à ce moment-là que ces personnes ne se souciaient jamais des conséquences réelles de leurs inventions. Ils aiment faire monter la hype autour d’un sujet puis passer à autre chose.
Votre enquête vous mène aussi au Cambodge, à la rencontre de travailleurs forcés à extorquer des personnes en ligne. Une pratique appelée pig butchering (dépeçage de porc)… Racontez-nous.
Z. F. : Même si mon avis sur les cryptos n'était pas très favorable, je ne m’attendais pas à apprendre ce que j’ai appris sur le pig butchering. On parle d’immeubles tenus par des gangsters chinois remplis de personnes qui ont été piégées pour venir voyager au Myanmar et au Cambodge. On leur promet un billet d’avion gratuit et un job de rêve à la clé. Mais ils sont en fait forcés de travailler dans des conditions terribles (certains sont menacés de morts, agressés ou affamés lorsqu’ils ne remplissent pas les objectifs, selon les éléments rapportés par Zeke Faux dans Numbers go up, ndlr) à extorquer des personnes en ligne. Le pig butchering consiste à faire semblant de tisser des liens affectueux avec sa cible, pour ensuite lui demander d’envoyer de l’argent en cryptomonnaies. Pour certains observateurs du monde des cryptos, ce type d’arnaque n’est pas inhérente aux cryptomonnaies, car selon eux elles ont toujours existé. Mais cette technologie est très puissante pour les escrocs. Elle est parfaite pour qu’une personne riche dans le monde occidental envoie de l'argent à des gangsters chinois au Cambodge et que cela reste anonyme. C’est un autre bon exemple de la manière dont ces inventions ont été pensées sans anticiper les usages.
Le pig butchering passe souvent par une cryptomonnaie en particulier : Tether. Cette entreprise est l’une des rares à encore survivre malgré ses applications problématiques. Comment l’expliquer ?
Z. F. : Pour être clair, Tether a créé un système qui est utilisé par des criminels. Mais cela ne veut pas dire que cette société participe activement à ces crimes. Ils mettent leurs tokens sur le marché et ferment les yeux sur la façon dont ils sont utilisés. Mais oui c’est assez fou que cette société n’ait pas cessé de grandir.
Tether est ce qu’on appelle un stable coin, sa valeur est censée être toujours égale à 1 dollar. L’entreprise est utilisée comme une sorte de banque par l’industrie des cryptos. Quand j'ai commencé à m'y intéresser, ils disaient avoir beaucoup d'argent de côté, placé dans des investissements sûrs, sans préciser où cet argent était. À cette époque, prêter de l'argent à quelqu'un ne rapportait presque rien en retour (les taux d'intérêt étaient très bas, vers 0 %). Mais maintenant, les taux d'intérêt ont augmenté à 5 %, ce qui signifie que si vous prêtez de l'argent, vous pouvez obtenir plus d'argent en retour. Cela veut dire que Tether peut maintenant utiliser son argent pour prêter à d'autres et gagner de l'argent avec ces intérêts. C'est un peu comme une banque qui garde votre argent mais ne vous paie pas d'intérêts dessus, puis utilise cet argent pour en gagner plus.
Le problème, c'est qu’on ne sait toujours pas bien comment ils gèrent leur argent. Reste aussi à savoir s'ils auront des problèmes avec la justice pour ne pas avoir empêché l'utilisation de leur monnaie dans des activités illégales comme le pig butchering.
Y a-t-il eu des réactions à votre livre dans le monde des cryptos, notamment concernant ces passages ?
Z. F. : J’ai eu de très bons retours, y compris du monde des cryptos. L’un d’eux m’a même dit : « J’espère que vous continuerez de suivre ce secteur parce que nous avons besoin de quelqu’un qui se moque de nous. »
Finalement, ils ont conscience des conséquences de cet écosystème…
Z. F. : Vous trouverez dans ce monde beaucoup de gens intelligents, studieux, et persuadés qu’ils travaillent pour quelque chose de cool. Mais ces personnes sont souvent concentrées sur leur propre application et ne prennent pas toujours le temps de regarder la vision d’ensemble. J’ai demandé à un programmeur à quoi son application pourrait bien servir dans le monde réel ? Et il avait l’air vraiment gêné par la question. Il se demandait pourquoi on devrait se soucier de cela. La plupart sont en tout cas très conscients que les deux années passées ont été un désastre. Même quelqu’un de très optimiste au sujet des cryptos le reconnaît.
Pour certains c’est aussi l’occasion de faire table rase, et de repartir sur de bonnes bases, disent-ils…
Z. F. : Oui c’est un discours récurrent que de dire : « Nous nous sommes débarrassés des arnaqueurs, maintenant nous pouvons nous concentrer sur la construction d’applications plus intéressantes. » Mais encore une fois, la grande majorité de toutes les entreprises et autres projets que j’ai croisés durant ces deux ans ont échoué. Et je n’ai pas fait exprès de sélectionner les pires.
L’arnaque est-elle vraiment totale ? N’y a-t-il pas, malgré tout, des utilisations plus sûres de ces actifs ?
Z. F. : Il est évident qu'acheter du Dogecoin est risqué. Vous savez, le Dogecoin est un actif à l'image d'un chien, sans service ni usage derrière. C'est comme si vous pariez sur le fait que les gens vont, pour une raison ou une autre, continuer à penser que cette blague à propos d'un chien est drôle. De nombreuses personnes prétendent qu'il existe des moyens de gagner de l'argent en cryptos sans prendre de risques. De quoi permettre d'obtenir des taux d'intérêt élevés, de 10 à 20 %. C'est ce qu'Alex Mashinsky proposait avec son entreprise Celsius (aujourd’hui sa société a déposé le bilan et lui est poursuivi en justice). Sam Bankman-fried me disait lui aussi que son fonds spéculatif, Alameda Research, ne prenait pas de gros risques. Leurs transactions étaient prétendument sûres. Sauf que ce n’est pas la vérité. Ce que j'ai constaté à maintes reprises, c'est que ces sociétés ne faisaient que parier sur des monnaie stupides. Ainsi, Alameda Research a littéralement acheté du Dogecoin en se basant sur les tweets d'Elon Musk à son sujet et Celsius a investi dans toutes sortes d'actifs débiles. Il n’y a donc pas vraiment de moyen fiable de gagner de l'argent dans les cryptomonnaies.
Les cryptos, comme l'euro et le dollar, sont de l'air frit.
Bitcoin est un protocole neutre et ouvert qui va changer le monde.
Quelques remarques:
- ZF part du principe que tu HODL tes cryptos sur une plate-forme (qui peut mal tourner, voire VA nécessairement mal tourner un jour ou l'autre). Je stocke sur Hardware wallet. Je m'en tamponne des exchanges et de leurs faillites frauduleuses ou pas
- ZF généralise: crypto = arnaque... c'est malheureusement vrai pour environ 20.000 crypto sur 25.000 mais il y a aussi des projets qui n'aboutissent pas (environ les 5.000 cryptos restantes) et quelques rares qui tirent leur épingle du jeu (une centaine peut-être ?)
- Je rêve ou ZF parle de Axie Infinity comme d'une crypto ? Je me demande même s'il y avait une whitepaper 🙂 Après (courte) recherche, il y a bien une whitepaper qui est en fait... la règle du jeu 🙂
- ZF fait vraiment le lien crypto = arnaque (comme son histoire au Cambodge), c'est dingue. J'ai été arnaqué sur eBay (entre autre), ce n'est pas pour ça que tout eBay est une arnaque !
- ZF est sérieux quand il met le Dogecoin en avant ? Pourquoi utiliser ce coin-là et pas un autre si ce n'est décrédibiliser le système ? On sait tous depuis le début (les concepteurs l'avaient annoncé dès le départ; ils n'ont grugé personne) que c'était LE shitcoin par excellence. Elon Musk l'a encensé et personne n'a jamais compris pourquoi (mais on n'a pas le QI d'Elon ^^). L'idée du Dogecoin était de se moquer du système des cryptos... Zeke Faux ne fait qu'utiliser un shitcoin (alors que c'était ZE shitcoin par définition) pour illustrer son sujet.
Finalement, ZF joue parfaitement son rôle anti-crypto là où moi je suis plus anti-système (même si je t'accorde que c'est un moindre mal par rapport à ce qui nous attendrait si on était dirigé par des crapules sans foi ni loi - genre le FN).
D'un autre côté, on ne peut pas nier que les autorités voient d'un très mauvais oeil le peuple (voire bas peuple, comme moi) se tourner vers des solutions alternatives quelles que soient les raisons.
De même, les Etats-Unis ont TRES TRES peur que le dollar fasse place au Yuan et soit relégué au second plan. Avec leur dollar, ils dominent le monde !