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Cryptokrach, spéculation, arnaques... Faut-il réguler le marché des cryptomonnaies ?

© Zoltan Tasi

La régulation des cryptomonnaies suscite de vifs débats. Pour certains, les réguler reviendrait à les tuer. Pour d'autres, cela permettrait d'assainir le marché. Explications des arguments des deux camps.

Alors que l’Europe accélère sur la question de la réglementation des cryptomonnaies, le Parlement européen est le théâtre d’une bataille de lobbying qui se poursuit sur les réseaux sociaux, où les deux camps mettent en scène leurs arguments pour ou contre. Pour mieux comprendre ce débat, nous confrontons les points de vue de deux femmes expertes du secteur. D’un côté, Claire Balva, qui se fait l’avocate d’une réglementation mesurée ne décourageant pas le marché. De l’autre, Aurore Lalucq, qui incarne la volonté du législateur de durcir un cadre réglementaire jusqu’ici quasi inexistant.

©KPMG et Marie Rouge

Le cryptokrach du printemps 2022, au cours duquel le stablecoin Terra (Luna) s’est effondré et Bitcoin a perdu la moitié de sa valeur, fournit-il une illustration de la dangerosité des cryptomonnaies pour les épargnants ?

CLAIRE BALVA : On ne s’improvise pas tradeur si on n’a pas de formation en trading. Tous les actifs qui ont une volatilité forte peuvent être dangereux dans le sens où les investissements peuvent aboutir à une perte du capital investi. C’est valable autant avec la Bourse qu’avec les cryptos. J’ai toujours répété qu’en matière d’investissement on ne doit pas miser plus que ce qu’on est prêt à perdre. Il doit y avoir une obligation de la part des intermédiaires qui permettent d’acheter de la crypto de rappeler ce genre de mesure de précaution, comme c’est le cas sur la Bourse.

Je suis critique des applications qui offrent des solutions d’investissement très faciles, sans aucune acculturation. Mais réduire les cryptomonnaies à la volatilité de leur cours me paraît trop simpliste et réducteur. Le marché est mouvant. Les krachs sont dus au fait que ces actifs sont très nouveaux. Toutefois, la tendance de long terme reste haussière. En mars 2020, Bitcoin valait 3 000 dollars (2805 euros), aujourd’hui, on est à 30 000 dollars (28 504 euros, contre 69 000 dollars en novembre 2021, ndlr). Par ailleurs, ce krach ne concerne pas que les cryptos mais le marché des valeurs technologiques en général.

AURORE LALUCQ : Évidemment, ce cryptokrach vient souligner la dangerosité de ce secteur dérégulé. J’insiste sur le mot « krach », car j’ai remarqué que les défenseurs des cryptomonnaies ont tendance à euphémiser la réalité en parlant de « correction de marché ». Lorsqu’un produit financier perd la moitié de sa valorisation, il s’agit d’un krach. Avec l’effondrement de Terra (Luna), c’est le cœur du système qui a été touché, le produit phare, celui qui était présenté comme le plus sérieux. Ce qui est remis en question, c’est aussi l’idée que la gestion algorithmique de ces actifs les rendrait plus stables. Je vois une analogie directe entre le cryptokrach de mai 2022 et la crise des subprimes en 2008. Dans les deux cas, des quasi-gourous sont tombés brutalement de leur piédestal, que l’on pense à Do Kwon, le créateur de Terra (Luna), ou à certains des gros acteurs du crédit hypothécaire qui étaient considérés comme des demi-dieux et faisaient la pluie et le beau temps sur les marchés. Comme en 2008, des gens ont cru aux promesses véhiculées par certains éléments de langage, comme « les cryptos sont le meilleur moyen de se prémunir contre l’inflation » ou « on ne peut pas faire confiance aux institutions que sont les banques centrales ». Certains ont tout perdu.

L’Europe accélère sur la question de la réglementation. Le règlement MICA (Market in Crypto Assets) veut intégrer les cryptomonnaies à la réglementation sur les actifs financiers. La révision du règlement européen sur les transferts de fonds (TFR) vise à limiter l’usage des cryptomonnaies pour le blanchiment d’argent. Le cadre européen est-il une chance ou un obstacle pour le secteur ?

A. L. : Le règlement MiCA a pour ambition d’apporter un peu de normalité au marché des cryptomonnaies. Il s’agit d’imposer des règles pour lutter contre les manipulations de marché et les délits d’initié, obliger les acteurs du marché à avoir des fonds propres, des assurances et également un personnel formé. Le règlement de TFR concerne les transferts de fonds. Sa révision vise à inscrire les cryptos dans le cadre réglementaire de la lutte contre le blanchiment d’argent. Il s’agit de pouvoir tracer les transactions pour éviter qu’elles ne servent des activités criminelles. Je ne pense pas qu’il faille regarder cela comme une chance ou un problème, mais plutôt comme quelque chose de normal. En tant que législatrice, je considère que c’est une avancée dans le sens de l’intérêt général.

C. B. : Je défends les principes du vrai Web3, celui qui est décentralisé et dans lequel les individus détiennent eux-mêmes leur argent. Pour moi, ce sont les cryptomonnaies comme Bitcoin et Ethereum qui incarnent le mieux ces valeurs. On ne pourra pas arrêter ce mouvement. À l’image d’Internet, ce sont des outils qui vont se répandre. Donc on a tout intérêt à s’en saisir pour les modeler à l’image des valeurs que l’on défend. Là, j’ai juste l’impression que l’on érige des murs. En voulant tracer tous les portefeuilles individuels, on bloque l’écosystème de décentralisation. On récrée les mêmes barrières à l’entrée que pour le système bancaire. C’est contre-productif. La seule avancée notable permise par cette réglementation, c’est que l’on harmonise les législations européennes sur le sujet des statuts PSAN (prestataire de services en actifs numériques) et celui des agréments pour les plateformes d’échange, ce qui apporte plus de clarté pour le secteur.

La régulation européenne conduira-t-elle à fragiliser l’écosystème des cryptomonnaies, en décourageant l’innovation et en faisant fuir les investisseurs, comme on l’entend souvent ?

C. B. : Je suis pro régulation. Sans cadre, les multinationales acquièrent un pouvoir démesuré, ce qui est néfaste pour le marché, mais tout dépend du timing et de la proportion. Le risque selon moi est que l’on impose un cadre trop restrictif, trop tôt.

La régulation n’a pas les mêmes effets pour tout le monde. Les acteurs qui ont déjà atteint une taille critique sont en demande parce que le cadre réglementaire vient apporter de la stabilité au secteur. C’est le cas de certains acteurs étrangers (comme Binance, la plateforme d’échange de cryptomonnaies, ndlr) qui envisagent de s’installer en France, car la réglementation en place leur permet de se développer dans un cadre sain. Pour les nouveaux entrants, en revanche, ce cadre impose une barrière à l’entrée qui les défavorise. En empêchant ces nouveaux acteurs d’accéder au marché, on favorise la concentration et on avantage les gros acteurs étrangers.

A. L. : Ce sont les éléments de langage de tout bon lobbyiste. Les arguments sont toujours les mêmes : le spectre de la fragilisation du secteur et de la disparition des emplois ou bien l’idée que l’on abandonnerait le secteur aux mains des Chinois et des Américains. Pourtant, ce n’est pas la faute du régulateur si aucun grand acteur européen de la crypto n’a émergé puisque la règlementation n’existait pas jusqu’à présent.

On entend souvent l’idée que le secteur ne serait pas assez mature pour la réglementation. Le marché global des cryptomonnaies était valorisé à près de 3 000 milliards de dollars avant le krach, on est à 1 300 milliards aujourd’hui. Avec ce volume de transactions et cette valorisation globale, le marché est mûr. Le secteur des cryptomonnaies veut entrer dans la cour des grands ? Alors il doit accepter d’être réglementé comme tel. Les réglementations sont faites pour protéger les consommateurs et assurer la stabilité financière. Si leur mise en œuvre aboutit à un nettoyage du marché, alors je pense que l’on peut s’en féliciter.

Les cryptomonnaies sont-elles réellement apolitiques ?

C. B. : Lorsque j’ai évoqué le caractère apolitique des cryptomonnaies, je m’exprimais en réaction aux discours qui associent les cryptomonnaies à l’extrême droite. Or je suis fondamentalement en désaccord avec cette idée. L’extrême droite se réclame d’une centralisation forte du pouvoir tandis que les cryptomonnaies prônent la décentralisation. L’ADN initial de Bitcoin est certes libéral au sens économique, Bitcoin prône la méfiance vis-à-vis des institutions et des États, mais les caractéristiques de cet outil transcendent les affiliations politiques. Par exemple, la lutte contre les grands intermédiaires qui accumulent du capital est aussi un combat de gauche. La valorisation de la souveraineté de l’individu, la capacité à détenir son argent et à s’affranchir des tiers, concernent tous les mouvements politiques, à gauche comme à droite. Chaque courant du spectre politique peut trouver quelque chose d’intéressant dans les cryptomonnaies, et tous ont intérêt à s’emparer de cet outil.

A. L. : Les cryptomonnaies ont perdu leur caractère antisystème pour s’intégrer parfaitement au système qu’elles prétendent dénoncer. Elles servent une idéologie finalement très néolibérale basée sur l’accumulation financière. J’en veux pour preuve que les plateformes d’échange sont aujourd’hui localisées dans les pires paradis fiscaux : Malte, Îles Vierges ou Delaware. Le secteur est aussi très concentré, avec des pionniers technophiles qui se sont positionnés très tôt et ont bâti des fortunes, des gens bien nés de la finance traditionnelle qui ont pris le train plus tard et, en dessous, la masse des petits porteurs qui se fait manipuler. Ce secteur est une bulle, qui a en partie explosé. C’est ce qui explique aussi les réactions si vives dès lors qu’il est question de régulation : tout signal négatif, notamment ceux venant des régulateurs, peut conduire à un retournement du marché. Les petits porteurs sont donc sous pression, car ils redoutent de perdre leurs économies.

J’ai aussi un problème avec les valeurs qui sont véhiculées. Il s’agit d’un imaginaire viriliste alors que nous sommes entrés dans une nouvelle étape de l’émancipation des femmes. Et d’un imaginaire consumériste qui promeut une consommation ostentatoire alors que nous devons collectivement intégrer une éthique de la sobriété. Tout cela contraste avec ce dont nous aurions besoin aujourd’hui : des valeurs de justice sociale et environnementale, et aussi de solidarité.

Cet article est paru dans notre dossier - Faut-il débrancher Bitcoin ? - de la revue 31 de L'ADN. Si vous brûlez de dévorer ce numéro passionnant, vous avez 1 000 fois raison... et vous pouvez vous procurer le vôtre ici.

Nastasia Hadjadji

Journaliste, Nastasia Hadjadji a débuté sa carrière comme pigiste pour la télévision et le web et couvre aujourd'hui les sujets en lien avec la nouvelle économie digitale et l'actualité des idées. Elle est diplômée de Sciences Po Bordeaux.
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