MBappé et Ronaldo sur fon terrain de foot avec logo Sorare en guise de ballon

La fièvre du crypto-gaming : les accros au jeu Sorare racontent

© Montage via freepng.fr

Plus qu’un jeu, Sorare, appli web mêlant football virtuel et cryptomonnaies, devient un placement financier conséquent voire un job à plein temps pour une partie de ses joueurs.  

Quand Romain*, 35 ans, achète une carte virtuelle de Noussair Mazraoui, joueur de l’Ajax, pour 3 000 euros, son ami Hugo* ne comprend pas bien ce qu’il lui prend. Lui-même n’en revient pas de dépenser autant dans un jeu style Panini numérique. « À ce moment, j’ai compris que j’avais passé un cap dans le jeu », explique ce trentenaire, père de famille. Et il ne lui aura fallu que quelques mois pour le franchir. Lui qui dit ne pas « aimer du tout la crypto », s’est pris de passion pour Sorare, un jeu mêlant le monde du football à celui des cryptomonnaies. On y achète, collectionne, revend et joue des cartes virtuelles de joueurs pros, dont la valeur (en Ether) dépend des performances sur le terrain. 

« J’ai un peu fait le fou, ce sont toutes mes économies »

Son investissement qui se résumait à quelques centaines d’euros cet été a atteint les 12 000 euros en novembre. « J’ai un peu fait le fou, ce sont toutes mes économies », lâche-t-il. Ce n’est pas de l’argent dont il a besoin « pour nourrir (son) fils », mais il pourrait servir en cas de pépin. Heureusement, les choses se passent plutôt bien pour Romain. Il a réussi à doubler sa mise en quelques mois, même s’il n'a pour le moment pas retiré son argent du jeu.

Sorare, très jeune startup (créée en septembre 2018) couronnée licorne la mieux valorisée de l’Hexagone, fait partie d’une nouvelle génération de jeux appelés play-to-earn (jouer pour gagner de l’argent), crypto-gaming ou on-chain gaming. Ces derniers mêlent gaming et investissement. Ils sont généralement basés sur une blockchain, et peuvent nécessiter un investissement de départ. Sur Sorare il y a deux manières de gagner (et de perdre) de l’argent : en faisant du trading de cartes virtuelles. Vous achetez une carte et la revendez quelques jours, voire mois ou années plus tard en espérant faire une plus-value. La valeur augmente ou diminue selon la cote du joueur, mais aussi selon le cours de l’Ethereum, cryptomonnaie sur laquelle le jeu est indexé. Chaque carte est unique, leur authenticité est garantie par un NFT, un jeton non fongible basé sur la blockchain. Pour pimenter le tout et créer de la rareté : seule une quantité limitée de cartes par joueur et par saison est éditée. Un millier pour la version limited, cent pour la catégorie « rare », 10 pour les « super rare », et une seule pour la catégorie unique, les plus chères.

Fantasy football : des matchs virtuels rémunérés en cryptomonnaies

Deuxième option : participer aux compétitions dites de fantasy football. Les joueurs créent une équipe de cinq footballeurs à partir de leur galerie de cartes. Ils gagnent des points selon les performances de ces joueurs sur le terrain. En passant certains paliers de points, l’utilisateur obtient des récompenses en Ether et en cartes. 

« Au départ, le jeu attirait surtout les personnes qui baignaient dans les cryptomonnaies, explique Alexis alias Zenoob, 25 ans, fan de Clermont Foot, l’un des premiers 150 joueurs de Sorare devenu ambassadeur du jeu – il anime bénévolement la communauté sur les réseaux. Mais depuis quelques mois, le jeu séduit une nouvelle catégorie de personnes, qui aiment le foot mais ne connaissent pas forcément le monde des cryptos. » 

« Jamais je n’aurais mis une telle somme dans les paris sportifs auxquels j’ai l’habitude de participer »

Contrairement à d’autres jeux basés sur la blockchain, Sorare est assez simple d’utilisation. En quelques minutes, vous pouvez créer un compte et acheter vos premières cartes. Et depuis que l’Ether monte en flèche, les histoires de gagnants comme celles de Romain pullulent sur les réseaux et font des envieux. Nous avons reçu très rapidement une trentaine de réponses de joueurs désireux de parler de leurs gains lors de notre appel à témoignages sur Twitter pour cet article. « Tout le monde a l’impression de gagner, mais il faut garder la tête froide et faire attention à ses performances dans le jeu, plus qu’à la montée de l’Ether », prévient Romain. 

David, entrepreneur de 35 ans, s’est lui décidé à investir lorsque Sorare, qui a signé des partenariats avec 215 clubs, a édité des cartes du FC Lorient. « Il y a un joueur de ce club que j’aime bien, je suis sa carrière de près ». Lorsqu’il était sur la plage en famille au mois d’août, le jeune homme reçoit un mail de Sorare lui précisant que la carte du joueur en question a été émise. « C’était la panique, j’ai déposé de l’argent sur le jeu, et j’ai participé à des enchères. » Il obtient la carte pour 300 euros. « Ma femme m’a pris pour un fou, mais je savais que c’était un bon investissement ». Après avoir mis cette somme dans le jeu, David s’est tout de suite senti très investi. Aujourd’hui il a misé plus de 5 000 euros. « Jamais je n’aurais mis une telle somme dans les paris sportifs auxquels j’ai l’habitude de participer ». Il considère le pari comme du pur loisir, et Sorare comme un investissement. C’est une activité qui est selon lui plus « raisonnée ». 

Le pionnier Zenoob parle aussi de cette « impression de contrôle sur le jeu », car contrairement à un pari qui reste du one shot et pour lequel « vous perdez plus souvent que vous gagnez », Sorare permet de posséder des actifs numériques, et d’avoir un rendement sur le long terme.  

... Oui, mais en payant

Paradoxalement, cette sensation de contrôle n’empêche pas les joueurs de réinvestir dans le jeu assez régulièrement, parfois plus que prévu. « Sorare est un jeu play-to-earn, mais c’est aussi un jeu pay-to-win, vous êtes obligés de mettre une somme de départ assez conséquente pour gagner dans le jeu », expose Damien, journaliste spécialiste des paris sportifs, et joueur Sorare.

Il est possible de jouer gratuitement (sur 500 000 inscrits, seuls 50 000 ont déjà mis la main au portefeuille), mais en dessous de 1 000 euros, n’espérez pas grand-chose, prévient David, qui a lancé un média consacré au jeu. Les joueurs s’accordent pour dire que 5 000 euros serait la somme idéale pour commencer à peser un peu dans le game. D’autant qu’avec l’envolée de l’Ether, les prix des cartes ont eux aussi gonflé.  

Forcément avec de telles sommes, l’impact émotionnel est important. « À une période, c’était compliqué de gérer l’adrénaline du jeu, décrit Zenoob. Quand je me réveillais la nuit, la première chose à laquelle je pensais c’était de regarder les matchs de la ligue américaine pour voir les performances de mes joueurs. J’ai décroché pendant un moment pour éviter de rentrer dans une mauvaise passe, comme celle que j’avais connue il y a quelques années avec les paris sportifs. Mais j’ai finalement repris, parce que la rentabilité est telle en ce moment, que ça serait dommage de s’en priver. J’ai fait un travail sur moi pour me détacher du jeu et relativiser. » Il a aussi retiré une partie de l’argent qu’il avait misé, pour avoir l’esprit plus libre. « C’est ce que je conseille à tous les joueurs ».

Un taux de rétention similaire à Netflix

Car sans garde-fou, le jeu devient vite très prenant et addictif. Sorare a un très fort taux de rétention. Le jeu parvient à retenir 70 % de ses nouveaux inscrits plus de 3 mois, un taux comparable à Netflix. « C’est grisant de voir un joueur sur lequel on a misé gagner un match. Quand un joueur que je possède marque un but, je saute littéralement de joie, l’adrénaline est bien plus forte qu’avec le pari. En revanche, les phases d’euphorie peuvent être suivies de phases dépressives lorsque vous ne gagnez rien », explique Damien, qui connaît bien l’univers des jeux d’argent. Mais ce n’est pas forcément le cas de tous les joueurs. 

Romain parle de « montagnes russes émotionnelles ». En juillet, il achète la carte d’un joueur américain, dont la valeur double en très peu de temps grâce à ses bonnes performances. « J’ai pourtant décidé de ne pas le vendre tout de suite, mais il s’est fait les ligaments croisés et sa valeur a énormément chuté. (...) »

Je m’endors avec le jeu en tête 

Tous les joueurs avec qui nous avons échangé décrivent une activité extrêmement chronophage. « Je ne saurais pas dire combien de temps je passe dessus. Ça m’est arrivé de m’endormir avec le jeu en tête », dit Romain. Damien, lui, peut y passer plusieurs heures par jour, et « parfois mes soirées entières si je suis seul ». 

« Il faut faire des recherches poussées sur les joueurs sur lesquels vous investissez. C'est-à-dire se renseigner sur les blessures, les matchs à venir, les transferts, les renouvellements de contrats mais aussi la vie privée des joueurs, car cela peut avoir un impact sur leur jeu. Il faut se fondre dans l’environnement du joueur. Si on met 800 euros sur une personne, le but c’est d’obtenir un bénéfice », explique Romain. Il avoue avoir fait des erreurs de débutant. Pour suivre plus précisément le cours des joueurs, il se renseigne sur Sorare Data, un site indispensable à ses yeux, créé par des utilisateurs. 

Et puis il faut s’armer face aux arnaqueurs. Notamment les bots, qui achètent en quelques secondes les cartes prestigieuses mises à très bas prix par erreur d'inattention. « Je me souviens d’un joueur qui a perdu près de 20 000 euros en vendant une carte Mbappé au mauvais prix », raconte David.  

« J’ai plus de 1 500 abonnés sur mon Twitter (où il s’autoproclame “Sorare addict”) lancé il y a un mois »

Le rapport au sport collectif de ces aficionados change lui aussi. Ce n’est plus tellement le score de l’équipe qui compte, mais les performances des joueurs sur lesquels on mise. « Si un joueur marque un doublé, mais que son équipe perd 5-2, sa valeur sur Sorare augmentera quand même », résume David. Avec le risque que cela change la manière dont jouent les joueurs – puisque les clubs prennent une commission sur les ventes de cartes ? C’est une vraie question, estiment certains utilisateurs. « Je ne sais pas si les joueurs iront jusqu’à changer leur jeu pour être bien valorisés, mais certains vont ressortir grâce à Sorare. Il y a l'exemple d'un joueur japonais : Ryota Morioka. Il joue à Charleroi et n’est pas très connu. Ses statistiques de jeu sont particulièrement alignées avec les critères pris en compte par Sorare », observe David. 

Pour suivre au mieux les joueurs de ses équipes, Rémi, grand passionné de poker, a carrément élaboré un tableau excel dans lequel il inscrit les performances de ses joueurs, mais aussi le prix d’achat et de revente de chacune de ses cartes. « C’est important de bien suivre car sinon on peut vite perdre la valeur de l’argent qui est en jeu, explique-t-il. C’est un vrai métier », dit-il, à mi-chemin entre le manager de football fantasy, le trader et l’influenceur. Car Rémi, directeur de restaurant à Paris le jour, a créé une petite communauté autour de son compte Sorare. « J’ai plus de 1 500 abonnés sur mon Twitter (où il s’autoproclame “Sorare addict”) lancé il y a un mois », se félicite-t-il. Il organise des tirages au sort, et met en jeu certaines de ses cartes ou des Ethers. De quoi lui permettre de parrainer de nouveaux joueurs et d’obtenir des cartes en récompense. Sur YouTube, Twitter et Discord, les managers Sorare sont légion à proposer de telles offres. C’est comme ça que Sorare, qui dépense peu en marketing, fait grossir sa communauté. 

Nouveau job : investisseur Sorare

Alexis (Zenoob) lui, a décidé de quitter son job de développeur informaticien pour se consacrer uniquement à Sorare. « Je m’ennuyais dans mon travail, et j’ai une appétence pour tous les nouveaux projets technologiques, raconte-t-il. J’ai eu la chance d’obtenir des cartes à bas prix au tout début du jeu, et de faire pas mal d’achat-revente. Maintenant je me concentre sur la construction de mes équipes. J’aligne les joueurs qui sont susceptibles de mieux performer, pour être le mieux positionné au classement mondial ». Tout l’enjeu est de « maximiser (ses) rendements ». 

Au total, Zenoob a investi environ 20 000 euros, dont une partie gagnée grâce à de premiers investissements en cryptomonnaies en 2017. Il estime sa galerie à plus de 300 000 euros. « J’évite de regarder ce que j’ai gagné précisément, pour éviter d’avoir des problèmes de cœur ». Parmi ses 150 cartes, certaines ont une valeur de plusieurs dizaines de milliers d’euros dont celle de Joshua Kimmich, 26 ans, milieu de terrain du Bayern, en version super rare achetée 15 000 euros il y a six mois – elle en vaut 45 000 aujourd’hui. 

Mais depuis que Sorare est son activité principale, Zenoob n’a pas retiré de nouveaux gains du jeu. Il est en train de choisir quels types de structures d’entreprises pourraient correspondre à son activité qu’il définit comme de l’investissement et de la création de contenus, car il anime aussi une chaîne Twitch. « Les normes sont peu nombreuses. C’est compliqué pour mon cas, car il y a peu de documentation ».

Les joueurs qui ont fait de Sorare leur activité professionnelle sont encore peu nombreux. Alexis est bien conscient du risque – l’Ether n’est pas à l’abri d’un nouveau krach – il sait qu’à tout moment il pourrait être contraint de quitter la fièvre du crypto-game pour revenir sur terre, à un poste de développeur informaticien.

*les prénoms ont été changés

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
commentaires

Participer à la conversation

Laisser un commentaire