Des hommes et femmes d'affaires en train de swiper sur leur smartphone

Silicon Valley Bank : comment une communauté peut faire tomber une banque en quelques swipes

© L'ADN avec Midjourney

Le 10 mars, la chute de la banque des startups californiennes a fait trembler le monde de la finance et de la tech. Une panique bancaire d'un nouveau genre, arrivée via WhatsApp et Slack. Explications par Arnaud Marion.

La chute de la Silicon Valley Bank, la banque des startups américaines, est la plus grosse faillite bancaire aux États-Unis depuis la crise de 2008. Cette dernière a été provoquée par un bank run communautaire - quelques milliers d’entrepreneurs se sont passé le mot pour retirer leur argent de leur banque. Le tout via leur smartphone. Un événement baptisé “swipe crash” (en référence au geste de “swiper”) qu’Arnaud Marion, fondateur de l'IHEGC (Institut des Hautes Études en Gestion des Crise), nous décrypte. 

Qu’est-ce que la Silicon Valley Bank, pourquoi est-ce une banque particulière ?

Arnaud Marion : La Silicon Valley Bank était une banque très réputée et centrée sur la tech. C’est une banque qui recevait beaucoup d’argent, car les sociétés de la Silicon Valley venaient y déposer les produits de leurs levées de fonds ! En ce sens c’était une banque très « communautaire » et surtout mono sectorielle. Ses dépôts avaient augmenté de 86 % en 2021. Sa faillite n’est a priori pas liée à une escroquerie, ni à un problème de structure financière ou liquidité. Elle n’abrite pas d’actifs douteux. D’ailleurs des fonds se battent aujourd’hui pour racheter le portefeuille de SVB. Elle prêtait aussi beaucoup d’argent à ses propres clients, en complément des levées de fonds, ou même parfois pour faire des « bridges » entre deux levées. C’était une banque très utile pour l’écosystème tech et digital.

Comment expliquer sa chute alors ?

A. M. : En 2022, les startups ont eu plus de mal à lever des fonds. Elles étaient habituées à recevoir assez facilement des apports financiers fréquemment et à des valorisations toujours plus élevées, puis le rythme s’est ralenti à la faveur de la crise ukrainienne. Les investisseurs sont devenus plus exigeants, en demandant aux jeunes pousses d’être rapidement rentable. Donc les entreprises ont dû vivre sur leur cash. Elles ont donc dû faire des retraits de plus en plus importants en 2022 pour faire face à leurs dépenses puisque très souvent elles ne sont pas rentables, et investissent beaucoup pour leur déploiement.

Par ailleurs, la SVB avait investi ses fonds dans des bons du trésor américain, un placement très sûr. Mais la hausse des taux d’intérêt assez violente a entraîné mécaniquement une chute de la valeur de ces obligations. Les retraits des clients obligeaient donc la banque à céder ses placements et à réaliser ses pertes, alors même que les entreprises levaient moins d’argent et en déposaient moins. A l’origine, la perte à combler atteignait uniquement 1,8 milliard de dollars. Cela s’est su via des groupes de messageries privés d’entrepreneurs de la Silicon Valley.

Qui en est à l'origine ?

A. M. : C’est notamment Peter Thiel, fondateur de Paypal, l’un des grands gourous de la Silicon Valley, qui a fait circuler l’information dans des groupes Slack et WhatsApp. Cela a eu l’effet d’une traînée de poudre. La Silicon Valley Bank a fait face le 8 mars dernier à un véritable bank run communautaire, puisque tous les entrepreneurs et investisseurs se connaissaient et échangeaient souvent entre eux ! Et ce bank run a atteint 42 milliards de dollars sur une seule journée. À titre de comparaison : en 2008, la Washington Mutual a fait face à un bank run de 17 milliards de dollars sur 8 jours. Dans le cas de SVB on est à l’heure du numérique et c’est un swipe crash. Swipe en référence au geste que l’on fait sur des applications comme Tinder par exemple : en l’occurrence on « swipe » pour virer ses fonds d’une banque à une autre ! SVB a donc dû vendre tous ces actifs en bons du trésor, puis emprunter, et vendre même ses propres titres pour faire face. En 2008, on courait encore à la banque pour retirer son argent. En 2023, on vire ses fonds depuis son téléphone. Symboliquement c’est assez fort : 2007, c’était l’année de sortie de l’iPhone, et 15 ans plus tard on se retrouve avec un bank run entièrement mené depuis des smartphones.

C’est la première fois que l’on voit ce type de comportement ?

A. M. : On peut faire un parallèle avec l’affaire GameStop en 2020. Des utilisateurs du forum Reddit « wallstreetbets » s’étaient coordonnés pour influencer le cours de l’action de cet enseigne. Mais dans ce cas précis on parlait de 1,7 million d’utilisateurs qui ont réussi avec une stratégie coordonnée à contrer des fonds spéculatifs et à leur faire racheter à prix d’or leurs positions de vente à découvert à prix d’or. Pour SVB, il s’agit de quelques milliers de personnes, pas davantage. Cette panique bancaire a été ultrarapide et elle est assez intéressante à ce titre. Par ailleurs, dans le cas de GameStop, il y avait un effet intentionnel pour contrer des vendeurs à découvert. Là, les clients cherchaient simplement à protéger leurs entreprises et n'avaient pas l’intention de faire tomber la banque. C’est une panique bancaire d’un nouveau genre.

Le phénomène de swipe crash est assez inédit. Les grandes crises bancaires sont souvent liées à des problèmes de liquidité, des scandales. Là, il y a eu un phénomène d’accélération parce que les entreprises ont voulu retirer leur argent en même temps par précaution et se sont entraînées les unes les autres par effet de meute : c’est donc ce mouvement qui a créé la crise de liquidité. Après, cela ne veut pas dire que la banque était bien et prudemment gérée. L’histoire nous le dira…

Y a-t-il un risque de voir ce type de swipe crash se reproduire ailleurs ?

A. M. : Les banques moyennes comme SVB représentent la moitié des prêts aux États-Unis, même si toutes ne sont pas aussi spécialisées que la SVB. Il y a donc un risque de voir des effets de panique similaires justifiés ou pas. Car il faut une nouvelle fois rappeler qu’il n’y avait pas de crise de faillite chez SVB.

Et en France ou en Europe ?

A. M. : Compte tenu de la multiplicité de petits établissements, le système bancaire américain est beaucoup plus fragile que le système français, qui est très concentré. Et la BCE est plus stricte. Rappelons que Donald Trump a allégé certaines réglementations des banques de moins de 250 milliards de dollars d’actifs, qui avaient été instaurées après la crise de 2008.

Mais au-delà des banques, cet effet communautaire peut se reproduire dans d’autres secteurs. La chute de la SVB nous apprend que les communautés, qui peuvent créer beaucoup de valeurs, peuvent aussi être la source de grands dangers. Quand un problème surgit, cela se sait très vite aujourd’hui. Une petite communauté peut créer beaucoup de dégâts dès que leurs membres se coordonnent et agissent ensemble. C’est une leçon à tirer pour les entreprises qui développent ce côté très communautaire. Elles sont obligées de réagir avec beaucoup de rapidité lorsqu’elles sont prises à partie. Dans toute réussite exponentielle, il y a une fragilité exponentielle.

On voit d’ailleurs actuellement la nervosité ambiante. Crédit Suisse a été racheté en un week-end. C’est au tour de Deutsche Bank. Mais à bien y regarder, cela fait plusieurs années que l’on parle de ces deux établissements, mais ils sont très symboliques à chaque fois car leur marque est éponyme de leur pays d’origine.

Toutefois la chute de la Silicon Valley Bank n'a pas eu de conséquences si désastreuses, aucune entreprise clientèle n’est en difficulté a priori

A. M. : Il y a une reprise en cours. Les autorités américaines se sont immédiatement portées au chevet de la banque et ont garanti tous les dépôts pour éviter un effet systémique. Elles ne pouvaient pas laisser aller au tapis une banque comme celle-ci, car c’est trop symbolique et important économiquement. Vous ne laissez pas se fracturer un maillon aussi crucial de la chaîne de la tech. C’est une banque qui était très utile dans le système de la tech, car elle prêtait aussi beaucoup d’argent à ses clients qu’elle connaissait bien. D’ailleurs les grands fonds américains Apollo, Blackstone ou KKR cherchent à racheter ce portefeuille.

La chute de la Silicon Valley Bank est-elle un signal de plus montrant que le secteur de la tech va mal (licenciements, crises de confiance des utilisateurs, réserve des investisseurs) ?

A. M. : Il y a un contexte anxiogène. Quand on cumule ces cas isolés il y a un brouhaha qui n’est pas agréable. Mais il n’a rien de systémique sur le plan bancaire, même si souvent les crises naissent de la conjonction d’éléments indépendants les uns des autres. Les banques centrales veillent à la liquidité du système depuis 2008.

Il est clair que c’est beaucoup plus compliqué pour les startup de lever des fonds. Les investisseurs sont aujourd’hui beaucoup plus exigeants sur la rentabilité des entreprises. Avant pour lever des fonds il fallait une idée, un POC (proof of concept, une démonstration de son produit), l’ambition de se développer à l’international. Aujourd’hui l’horizon des startups s’est resserré car on leur demande de concentrer leurs efforts là où elles sont fortes, et à être rentables dans un pays avant de partir à l’international. Avant, les investisseurs achetaient des histoires, aujourd’hui ils achètent un modèle qui marche sur le plan économique. Les grands excès sont en train d’être corrigés par les investisseurs eux-mêmes, et c’est positif. Nous sommes à mes yeux dans un mouvement de destruction créatrice. C’est un retour à la réalité et à la normalité souhaitable pour beaucoup. Certaines licornes de l’ère 2020 et 2021 n'en sont plus. La tech et le digital sont en train de devenir matures avec des faillites, des situations spéciales, des problèmes de liquidité, des disparitions. Ça a toujours été le cas en fait, mais on a tendance à ne retenir que le nom des entreprises qui réussissent, et pas le nom de celles qui ont disparu.

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
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