Aujourd’hui moins sous les feux des projecteurs et des spéculateurs, les membres des DAO - ces nouvelles communautés en ligne - réduisent leurs dépenses, mais continuent d’imaginer de nouvelles manières de se regrouper en ligne.
« GM! ». Tous les jours, c’est le même rituel. Sur le groupe Telegram d’Art From Future, JessyJeanne lance un « GM » - acronyme pour « Good Morning » très utilisé dans la communauté crypto pour se saluer. Et une dizaine de personnes, souvent affublées d’un pseudonyme, lui répondent dans la foulée. « Ce sont les plus actifs », précise JessyJeanne, jeune Française installée en Finlande.
Art From Future est une DAO. Cet acronyme signifie Decentralized Autonomous Organization (Organisation autonome décentralisée). Il s’agit de nouvelles communautés en ligne, dont la majorité a été créée entre 2020 et 2021. Ces communautés souvent associées à une blockchain, une cryptomonnaie ou une collection de NFT, sont animées par un projet commun - qui peut être défini dès le départ ou se construire avec le temps.
Quarante personnes sont présentes dans la conversation Telegram d'Art From Future, et plus de 240 personnes sont abonnées au serveur Discord, qui sert aussi de hub de rassemblement. Telegram, messagerie privée, regroupe surtout le noyau dur. Entre une photo de week-end et quelques GIFs, les membres parlent art numérique, NFT, imaginent des expositions en ligne et hors ligne, participent à des ateliers (sur l’art génératif notamment). La communauté accueille majoritairement des artistes et des collectionneurs qui ont un intérêt particulier pour le mouvement dit du cryptoart, né avec l’avènement des NFT.
JessyJeanne, elle-même cryptoartiste, est aussi curatrice d’expositions et a fondé la communauté Art From Future en 2021. « L’idée de départ c’était de construire une plateforme en ligne pour que les artistes visuels puissent se connecter directement avec leurs fans et vendre leurs œuvres sans intermédiaire. »
DAO, c’est quoi cette chose ?
Jessy s’intéresse alors aux NFT - en pleine ascension. Ces derniers authentifient un objet numérique sur la blockchain. Ils permettent donc aux artistes numériques de vendre plus facilement leurs œuvres. Certains s’arrachent pour des milliards de dollars - mais d’autres ont des prix bien plus modestes. « Je passais tout mon temps sur Clubhouse à parler de NFT et de leurs différentes applications dans le monde de l’art. » En creusant le sujet, elle décide de faire de sa communauté une DAO.
Selon le site Messari, qui collecte diverses statistiques sur les communautés cryptos, il existerait plus de 800 DAO (et certaines petites comme celle de JessyJeanne ne sont pas répertoriées). Leurs sujets sont extrêmement variés. L’une a pour objectif de couvrir les frais de justice de Julian Assange. Une autre s’adresse aux collectionneurs de whisky, qui achètent ainsi en groupe de très bonnes bouteilles. Une autre encore vient en aide aux citoyens ukrainiens. Certaines veulent produire des films ou de la musique. De son côté, Blockbuster DAO ambitionne de racheter une enseigne de vidéoclubs afin d’en faire « une plateforme de streaming décentralisée ». La plupart des blockchains connues comme Ethereum ou Tezos ont leur propre DAO. De même pour les métavers Sandbox et Decentraland.
La loi du token
« Une DAO, c’est un peu l’équivalent de la loi association de 1901 pour le monde des cryptos, compare Arthur Blanchon, fondateur de Superfans, une startup qui développe des outils statistiques pour suivre les communautés Web3. Quand une communauté liée aux cryptos se crée, elle adoptera généralement un format DAO. »
Ces communautés ont un fonctionnement particulier. Pour y entrer, il faut généralement acheter un token, une sorte de cryptomonnaie interne, qui permet aux membres d’investir dans le projet. Généralement posséder un token permet de voter pour le devenir de la DAO (Faut-il développer une application associée à la communauté ? Faut-il acheter cette bouteille de whisky ? ).
« C’est un groupe de discussion avec un compte en banque », aime dire Trevor McFedries à propos de sa DAO - Friends With Benefits. Ces groupes n’ont pas vraiment de leaders, car l’idée est que chacun puisse exercer une influence. Mais il y a souvent des personnes qui modèrent les conversations. D’autres qui s’occupent de la gestion du budget… Souvent les conversations se font sur Discord, dont la gratuité et l’organisation par chaînes façon Slack sont particulièrement adaptées à la mise en place d’un projet. Ou sur Telegram pour les plus petites communautés et les conversations plus informelles. Certaines grosses DAO ont leur propre réseau social. C’est le cas de Friends With Benefits qui a lancé récemment sa propre application. On peut y voir l’avancée du financement des différents projets : l’organisation du prochain festival de FWB, par exemple. C’est par le biais de cette appli que les membres peuvent désormais voter.
Bébés et acné
Quand le cours des cryptomonnaies s'envolait et que les NFT se vendaient des milliards de dollars, les DAO intriguaient les médias, en particulier outre-Atlantique. The New York Times et le Washington Post ont notamment consacré de longs articles sur Friends With Benefits. L’une des DAO emblématiques de l’écosystème. Ce n’est pas la plus ancienne, ni la plus grande, mais c’est certainement l’une des plus désirables. Quelques célébrités en font partie : le musicien Mike Shinoda (Linkin Park), la chanteuse Erykah Badu, l’artiste Jon Rafman... Il faut acheter 75 dollars en tokens FWB pour intégrer ce club privé, mais en plus passer par une étape de sélection dont les critères restent flous. « Les candidats sont évalués par une commission regroupant plusieurs membres. Cela reste ouvert. Ils regardent surtout si la personne n’a pas l’air d’être un arnaqueur ou une arnaqueuse. » FWB regroupe 4 000 personnes, dont 400 très actives et 40 qui œuvrent chaque jour pour la communauté.
Friends With Benefits est assez proche d’un réseau social un brin élitiste. « Les conversations que l’on a sont très variées, explique Trevor McFedries. Certains membres passent leur journée à se donner des conseils sur la parentalité, nous avons un canal dédié à cela sur Discord. D’autres parlent de leurs problèmes de peau, car deux de nos membres sont dermatologues. »
Des communautés plus safe ?
Ces communautés deviennent le nouveau passe-temps en ligne de leurs membres. Trevor indique que la plupart des gens impliqués dans Friends With Benefits ont délaissé les réseaux sociaux classiques. Pour lui, ce format de communauté permet d’avoir des conversations plus poussées sur certains sujets. « En investissant, les gens se sentent davantage responsables. J’estime que notre communauté est un endroit sûr. Par exemple, je peux difficilement parler du conflit entre Israël et Palestine sur un réseau social classique. Car ce serait trop facile d’interpréter négativement mon opinion. Sur FWB, nous partons du principe que les membres sont de bonne foi. Le regard que nous portons sur le discours des autres n’est donc pas directement dans le jugement négatif. »
Paul (aka Sativa sur les Internets), investit dans 3 DAO dont une qu’il a fondée, organise des réunions chaque semaine avec les membres. Sa DAO baptisée BeetsDAO veut repenser l’industrie musicale, en permettant aux artistes de mieux se rémunérer, en se passant d'intermédiaires (comme les labels et plateformes de streaming). Entre autres projets, BeetsDAO a notamment lancé une collection de NFT en collaboration avec Snoop Dogg. Pour ce consultant spécialiste de la finance, ce mode d’organisation permet d’aller plus vite qu’en passant par des structures habituelles. « Nous pouvons mettre en œuvre nos idées très rapidement et avec moins de frictions que dans des communautés traditionnelles, car le financement se fait grâce aux cryptomonnaies. Et nous disposons d'un ensemble de compétences diversifiées de développeurs, de chefs de projet, de personnes ayant des contacts au sein de l'industrie musicale et de l'industrie des cryptomonnaies. »
De l’audience captive à la participation active
La différence fondamentale avec le Web des réseaux sociaux selon Arthur Blanchon, c’est qu’on passe « d’un monde où on construit une audience d’abonnés, de consommateurs à un monde de participants actifs ». « C’est une inversion du principe même de la communauté. Le but n’est pas d’avoir une audience captive qui écoute ce que dit un influenceur ou une marque, mais d’arriver à faire participer les membres. Les tokens sont un moyen de créer cette culture de la participation. »
La participation ne consiste pas seulement à envoyer des messages sur les groupes de discussion, mais aussi à former les nouveaux venus, organiser des évènements, coder des applications, gérer la sécurité du token… « Une DAO comme GitCoin - qui alloue des bourses à d’autres organisations Web3 - est quasiment organisée comme une entreprise. Certains membres établissent des plans trimestriels qu’ils soumettent aux autres. »
Trevor McFedries voit Friends With Benefits comme une sorte de mini-ville. « Vous demandez à en faire partie, comme lorsque vous demandez la nationalité à un État. Ensuite, chacun a ses compétences, se réunit selon ses centres d’intérêt. » Sa DAO a développé une sorte d’économie parallèle où les membres vendent leurs œuvres contre des tokens FWB, ils s’échangent aussi des services comme « aider un autre membre à composer une musique ».
Moins de hype, c’est mieux
L’effondrement des cours cet été, suivi du scandale FTX ont refroidi l’intérêt du grand public pour le monde des cryptos. Ce qui était défini comme un « nouvel Internet » est vite devenu synonyme d’arnaque. Chez BeetsDAO, cela s’est traduit par une baisse des dépenses. « Comme une grande partie de notre trésorerie est constituée d'ETH, cela signifie que nous avons moins de fonds pour lancer de nouveaux projets, précise Paul. Nous avons dû réduire les coûts au minimum et liquider certains actifs. Il est évidemment beaucoup plus difficile de lever de nouveaux fonds sur un marché baissier, et le grand public est moins susceptible de dépenser pour les projets que nous lançons. » Les conversations servent donc surtout à trouver des moyens de réduire les coûts. « Nous passons du temps à "hiberner" jusqu'à ce que les conditions soient plus favorables, résume le fondateur. Nous avons beaucoup d'idées lorsque la situation se redressera ! »
Pour Jessy, cette période de ralentissement est marquée par une baisse de l’activité sur le serveur Discord d’Art From Future. « Beaucoup d'artistes sont fatigués par le bear market (expression utilisée par l’écosystème pour désigner la baisse des cours), et ont eu besoin de prendre de la distance avec Discord, et Twitter aussi. » Quant aux critiques pointant l'hyper financiarisation de ce nouvel Internet, JessyJeanne et sa bande les ignorent. « On n’écoute pas trop ces critiques car on est à fond dans notre monde, on ne fait plus trop attention à ce que les médias pensent. »
Mais pour l’artiste, la période n’a pas que du mauvais. « Cela m’a permis de réfléchir à ce que nous construisons et à l’améliorer, donc c’est plutôt positif pour les personnes qui build (construisent les communautés), comme moi. » Trevor McFedries abonde. « On adore ce genre de moment. La fin de la cryptomania signifie que tous les spéculateurs et arnaqueurs se désintéressent de notre monde. Nous vivons un moment de stabilité, où nous pouvons vraiment créer de la valeur. »
Hackers de tokens
Ce temps de réflexion est bienvenu car même si les DAO sont jeunes, elles sont déjà confrontées à des obstacles qui entravent leur fonctionnement. Leurs problèmes ne sont pas tant les discours de haine et communautés radicales manipulant l’opinion, comme sur un réseau social classique. Les trolls des DAO sont surtout attirés par l’appât du gain. Certains membres de DAO sont des « hackers de tokens » qui mettent en place différentes stratégies opportunistes pour obtenir des tokens associés à la DAO et les revendre ensuite, sans rien apporter à la communauté.
« Même si le marché ralentit, on trouve toujours des hackers de token au sein de ces communautés », explique Arthur Blanchon, fondateur de Superfans. Sa startup a justement pour objectif de mieux renseigner les DAO sur les comportements de leurs membres, afin de notamment récompenser les plus actifs en tokens et de repérer les stratégies opportunistes.
Ploutocratie ou démocratie ?
Par ailleurs, si les DAO se veulent pleinement décentralisées. Leur système de vote pose question. « Dans de nombreuses communautés, un token équivaut à un vote, expose Arthur Blanchon. Ce qui signifie qu’un acteur qui a suffisamment de tokens peut orienter un vote. Ou que quelques acteurs peuvent prendre le contrôle. Ce n’est plus vraiment décentralisé. » C’est la raison pour laquelle Friends With Benefits a institué un deuxième système de vote où un compte équivaut à un vote, utilisé pour les questions d’organisations de la DAO.
Par ailleurs, se pose la question de la reconnaissance légale de ces communautés. Pour le moment, elles sont obligées d’être affiliées à une fondation, une association ou une entreprise pour exister aux yeux de la loi. Mais JessyJeanne et d’autres plaident pour être reconnus en tant que tels.
Répondre à ces différentes problématiques prendra du temps. « Les projets qui ont un vrai but et une vraie logique d’organisation, qui ne se contentent pas de surfer sur le marketing Web3, sont tous en train de se construire. Il faut 3 ou 4 ans pour mettre en place une communauté dans le monde crypto. Il y a des temps courts pour lever beaucoup d’argent et rassembler des membres, et les temps longs qui servent à construire le projet. »
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