Une femme les bras au ciel au soleil couchant

Le 21ème siècle sera spirituel

© Eduardo Dutra et Rene Muller

La formule d'André Malraux (ou pas) n'a jamais été aussi juste. Nos croyances mutent, sur la question de la spiritualité entre autres. Et le grand bricolage à l’œuvre remet en cause la manière dont nous allons devoir vivre ensemble.

Petit-fils d’un communiste athée et fils d’une Auvergnate convertie à l’islam, Abdennour Bidar s’est construit entre la philosophie européenne, rationnelle et spéculative qu’il a étudiée à l’École normale supérieure et la sagesse islamique, sensible et mystique. Avec la psychologue Inès Weber, il a cofondé Sésame. Le lieu n’est affilié à aucune religion ou spiritualité particulière et propose à des athées, à des agnostiques et à des croyants de différentes confessions de partager trois expériences : la pratique du silence, l’étude des sagesses, la fraternité sans frontières. Observateur attentif du monde moderne et occidental, Abdennour Bidar propose d’entretenir le dialogue entre les différentes cultures et philosophies. Son leitmotiv ? Réparer le tissu déchiré de notre société. 

Que diriez-vous de la vie spirituelle des Occidentaux en 2023 ?

Abdennour Bidar : Ce que j’observe à travers l’expérience de Sésame et mes interventions lorsque l’on m’invite sur ce thème, ce sont plusieurs phénomènes majeurs. Tout d’abord, l’intuition de plus en plus partagée que « quelque chose » est à chercher du côté du « spirituel » qui manque dans nos vies personnelles et collectives. L’individu contemporain étouffe dans un monde matérialiste. Nous comprenons peu à peu qu’on ne fabrique pas de la civilisation seulement avec du progrès technologique et du confort matériel. Je mets cependant des guillemets à ce « quelque chose » de « spirituel » que nombre de gens se mettent à chercher aujourd’hui, car beaucoup sont démunis à ce sujet. C’est le second phénomène : ils sentent certes un manque et un besoin, mais, dans nos sociétés sécularisées, très profanes, souvent, cette aspiration ne sait pas identifier ce manque. Et une fois qu’on a dit « spirituel », ce qui est vague, on ne sait plus dans quelle direction chercher. 

Ce besoin de renouer avec une vie spirituelle et ce flou qui fait qu’on ne sait pas où chercher explique-t-il l’explosion de pratiques autour de thérapies énergétiques, le développement personnel à tendance spirituelle, le néochamanisme ou le néopaganisme ?

A. B. : Les religions traditionnelles déclinent, en effet, et sont très en difficulté pour adapter leur message aux aspirations spirituelles d’aujourd’hui. Nombre de croyants se posent des questions et cherchent à s’émanciper d’une tradition jugée trop « enfermante ». On le voit du côté de l’Église catholique ou du côté de l’islam, qui donne par ailleurs l’impression d’être une religion pleine de certitudes. Beaucoup de croyantes et de croyants tentent quelque chose d’intéressant : ils ne veulent ni renier leur foi ni se soumettre à la tradition, aux conservatismes, aux coutumes. Ils cherchent une voie de liberté personnelle. Mais, en effet, beaucoup cherchent aussi en dehors des religions, du côté des « nouvelles spiritualités » que vous citez, qui prennent parfois leur source dans des cultures très anciennes. Tout cela ne relève pas seulement du « besoin de croire », comme l’a dit la modernité occidentale un peu méprisante à ce sujet. La vie spirituelle est une composante aussi naturelle qu’essentielle de la vie humaine. Je crois que, comme le disait le jésuite, paléontologue et philosophe Teilhard de Chardin, « nous ne sommes pas des êtres humains en quête d’une vie spirituelle, nous sommes des êtres spirituels engagés dans une vie humaine ». Ce que dit de nous ce « besoin de croire », c’est l’importance de vivre pleinement humains : esprit, âme, corps. Ce que l’on nomme « esprit » est la part transcendante et immortelle de nous-mêmes, qui n’est pas une « croyance » mais une expérience telle qu’elle est réalisée par ces saints et sages du passé ou du présent qui témoignent, par leur parole, leur silence, du rayonnement qui s’est éveillé en eux comme leur véritable nature. Ils disent « je dormais et je me suis réveillé ». Bref, comme nous le disait Platon, la condition humaine est l’aventure d’un être qui va sortir de la caverne obscure de l’ignorance, c’est-à-dire d’un niveau de conscience limité, à la lumière du plus grand dehors. 

Pensez-vous que les grandes traditions religieuses peuvent répondre aux aspirations spirituelles des individus d'aujourd'hui ? 

A. B. : Il n’y a de solution toute faite nulle part. On peut chercher utilement dans bien des directions. Oui, les uns trouveront encore à se nourrir des voies anciennes, des religions traditionnelles. D’autres au contraire conduiront leur quête sur des voies ou avec des méthodes plus récentes comme la pleine conscience (mindfulness). Il y a évidemment aujourd’hui aussi beaucoup de choses assez farfelues sur ce véritable « marché » du spirituel qui n’échappe pas au consumérisme frénétique de nos sociétés. Mais c’est à chacun de construire son discernement, d’apprendre à reconnaître ce qui est sérieux ou ne l’est pas, à se méfier de beaucoup de choses séduisantes et spectaculaires mais qui peuvent créer des situations de fascination, de dépendance, d’aliénation : les états de conscience modifiés, les émotions les plus puissantes, les voyages psychiques, les dialogues avec des « entités supérieures » (anges, esprits, etc.), les « gourous » hypercharismatiques. On cherche souvent les expériences les plus fortes, dans le domaine spirituel comme dans la vie en général. Mais ce qui compte, comme le disent les maîtres, c’est de creuser en un seul endroit suffisamment longtemps pour trouver l’eau. Or ce que j’observe, c’est la difficulté énorme de bien des gens à se concentrer ainsi dans une seule direction, à suivre un chemin au lieu de papillonner indéfiniment de spiritualité en spiritualité. Dès qu’on est vraiment confronté à la difficulté, on s’en va. On cherche un nouvel « ego trip », une nouvelle excitation spirituelle, une nouvelle décharge émotionnelle, sans arrêt ailleurs une nouvelle révélation… Cette inconstance me frappe beaucoup, et je ne peux que répéter, face à cela, le conseil ancien de se concentrer au lieu de se disperser. 

Est-il possible pour chaque individu de créer ses propres rituels, ou est-ce que la pratique spirituelle devrait nécessairement impliquer une dimension de communauté ?

A. B. : L’alternative n’est pas aussi fermée. On peut imaginer, et créer, une communauté ouverte. Une communauté qui accepte sa diversité interne. Une communauté de quête et pas de forme. Au Sésame, par exemple, nous rassemblons des chercheurs de tous horizons, qui ont chacune et chacun leur propre voie, leur propre pratique, ou qui cherchent encore leur propre pratique. Nous sommes ainsi réunis par une intention, celle de mettre nos vies spirituelles au centre de nos existences, pour leur communiquer le souffle dont elles ont besoin. C’est pourquoi nous ne proposons pas d’effectuer ensemble un rite particulier : ce serait imposer à tous la même pratique. À la place, nous ne proposons que de partager un silence, une heure le matin, une heure le soir, avec pour les uns et les autres la possibilité bien sûr de ne pas rester une heure entière. Ainsi, nous communions bel et bien mais de façon libre : chacune et chacun habite ce silence comme il le souhaite, certains méditent, d’autres prient, d’autres lisent, etc. 

Les communautés spirituelles anciennes ne fonctionnaient pas sur ces modalités.

A. B. : En effet, pour faire communauté, il fallait accomplir les mêmes rites, croire aux mêmes dogmes. Ce sera donc la responsabilité spirituelle du XXIe siècle que de permettre de vivre ensemble, sans contradiction, la liberté et la communauté. Mais encore une fois une communauté ouverte, fluide, libre, où certains suivent les rites anciens et où d’autres font cette démarche de créer leur propre pratique, non pas ex nihilo mais souvent à partir d’éléments empruntés ici ou là – des éléments de rituel, des paroles puisées dans les textes sacrés, dans la poésie, dans les chants traditionnels. La communauté ouverte va avoir pour fonction, dans cette perspective, d’exercer la tolérance et l’entraide entre tous, d’être un écosystème de biodiversité spirituelle où chacun trouve les conditions propices pour vivre selon sa propre voie, sa propre façon de méditer ou de prier, ce qui n’exclut pas, bien sûr, que certains choisissent à tel moment de partager une façon de méditer ou de prier, mais je le redis de façon non mécanique ni imposée, et dans le plein respect des autres façons de faire. 

On parle aujourd’hui beaucoup de « bricolage » spirituel... Que pensez-vous de cette expression ?

A. B. : Je crois que c’est bien plus noble et historique que cela. Nous passons à une nouvelle ère de la vie spirituelle, où l’autonomie spirituelle se cherche dans une démocratie spirituelle. Elle aussi se cherche et commence à se constituer, en actes, partout où émergent de telles communautés libres et fraternelles, de telles communions ouvertes et solidaires.

À LIRE 

Abdennour Bidar, Les Cinq Piliers de l’Islam et leur sens initiatique, Albin Michel, 2023

Cet article est paru dans le numéro 32 de la revue de L'ADN - Tous chamanes, enquête sur les nouvelles spiritualités - pour vous procurer votre numéro - cliquez ici.

commentaires

Participer à la conversation

Laisser un commentaire