
Retraites chamaniques, cercles de sorcières, culte de Gaïa, reiki, jeûne, tarot et stage Vipassana : les néospirituels veulent réveiller l'enfant/yogi/chamane qui est en vous.
Des campagnes ardéchoises aux tours de La Défense, les nouvelles spiritualités sont partout. « Elles poussent comme des champignons magiques dans la jungle d’une modernité sécularisée et consumériste. Dans une société plus individualiste que jamais et peinant à offrir des futurs désirables, leur essor témoigne d’un besoin puissant de lien et de transcendance. » Dans ce contexte de crise écologique, économique et politique combinant recul du collectif et pertes de repères, le journaliste Marc Bonomelli (Le Monde des Religions, Les Inrocks, ou Vice...) a passé deux ans en immersion auprès de ces « nouveaux cheminants » en « quête de sens » et de pierres de jade. Dans Les nouvelles routes du soi (publié chez Arkhé en novembre 2022), le journaliste dessine les contours d'une nébuleuse complexe, mêlant néochamanes, énergéticiens et militants, aux prises avec les différentes forces divergentes : capitalisme, besoin d'élévation et reconnexion à la nature.
Pourquoi ce grand retour de la spiritualité ?
Marc Bonomelli : Plusieurs facteurs expliquent notre soif pour les néo-spiritualités. Depuis la fin du 19ème siècle, nos sociétés sont portées par l’idéologie du progrès soutenue par les avancées techniques. On assiste après la Seconde Guerre mondiale à une réalisation brutale : nos technologies et notre système de production peuvent détruire le monde. Combinée au recul du Catholicisme, cette prise de conscience donne lieu à une remise en cause profonde du matérialisme et du productivisme. Elle s’exprime dans les années 60 par le mouvement hippie et la première vague New Age, qui tourne son regard vers l'Orient. Si aujourd'hui le chamanisme revient en force, c'est qu'il correspond à un besoin de réenchantement du monde. Comme l'explique le sociologue Frederic Lenoir, le néochamanisme répond à un besoin de reconnexion à un « cosmos réenchanté » : il présente les montagnes non plus comme un tas dont on extrait des minéraux, mais comme une entité avec laquelle développer une relation. C’est ce que l’anthropologue Philippe Descola a baptisé « ontologie animiste » : il s'agit d'une manière de concevoir le monde qui perçoit les non humains comme ayant un même type d'intentionalité que nous. Finalement, ces spiritualités alternatives n'invitent pas seulement à moduler nos moyens de production et de consommation, mais aussi à nous transformer intérieurement, à percevoir enfin la nature comme vivante et (ré)animée.
Vous appelez ces personnes en quête de sens « les nouveaux cheminants. » Qui sont-ils ?
M. B : Les sociologues parlent de « nébuleuse », une masse aux contours mal définie, qui n’en demeure pas moins unifiée dans sa diversité. La néo-spiritualité recouvre donc un ensemble de pratiques, réseaux et formations organisées autour de lignes conductrices. Les adeptes sont majoritairement des femmes (près de 70 %) non racisées et issues de la classe moyenne. De manière générale, on retrouve des personnes ayant occupé des postes à responsabilités et ayant vécu des vies plutôt matérialistes qui se retrouvent en « quête de sens » suite à un burn-out. Elles ressentent alors le besoin de « se réaligner », de « se reconnecter » avec leur moi « authentique », et de vivre en harmonie avec ces nouvelles valeurs. Cela peut donc déboucher sur l’envie de partager ce nouvel état par le biais d'une offre commerciale. En outre, certains mouvements spirituels sont utilisés comme des leviers de réappropriation culturelle. L'anthropologue Nicolas Boissière observe par exemple l'émergence au Canada de néochamanes d'origine autochtone dont les pratiques avaient été interdites par les colons chrétiens de l’époque. Une autre tendance qui monte : le kémitisme (ndlr : un ensemble de croyances et pratiques nées aux États-Unis dans les années 1970 et s'inspirant librement de la religion polythéiste de l’Égypte antique) et l'africanisme, qui permet de se reconnecter à ses racines. J'observe cette mouvance aussi en France au sein de minorités ethniques : l'influenceuse ✨Catia_aït✨ associe par exemple son discours porté sur la spiritualité et ses racines berbères. Le principe défendu est toutefois toujours le même : il faut relativiser « le mental » au profit du ressenti, de l’intuition, de l’émotion, du cœur, de l’instinct. Ce qui est intéressant, c'est que les individus concernés n'ont que très peu conscience du fait que leur cheminement intime s’inscrit dans une nébuleuse précise et que leurs parcours sont en adéquation avec des tendances sociétales mondiales. En outre, tous ces nouveaux cheminants, qu’ils soient médiums ou chamanes, réfutent le terme « New Age » dévalorisant qui renvoie au bricolage, à la superficialité, à une « spiritualité MacDonald. »
La critique souvent assenée aux spiritualités alternatives est l'individualisation des réponses à des enjeux collectifs. Le militantisme a-t-il à voir avec les néospiritualités ?
M. B : Le sociologue suisse Christophe Monnot a enquêté sur la spiritualisation de l’écologie et l’écologisation de la spiritualité. Il observe une nouveauté par rapport aux années 70 : l'engagement politique. C'est le cas de Gail Marie Bradbook, cofondatrice d'Extinction Rebellion, qui a déjà vécu des expériences chamaniques, ou encore du philosophe et essayiste Abdennour Bidar, fondateur du center culturel Sésame, qui estime qu'il est primordial d’être véritablement connecté à son intériorité la plus profonde, à sa spiritualité, pour mener une action politique saine dictée par un « élan juste ». La méditation n'a donc pas pour lui une seule portée individuelle : elle sert à connecter nos ressources intérieures et à les mobiliser pour créer de nouvelles sociabilités. Ces postures font écho à celle de l'écrivaine militante éco-féministe américaine Starhawk, autrice de Rêver l'obscur. Femmes, Magie et Politique (1982). Pour elle qui se revendique sorcière et néopaïenne, spiritualité et magie servent à nourrir de puissants combats politiques. Un exemple concret : Marine Yzquierd, avocate au sein de l’association Notre affaire à tous, et Victor David, juriste et chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) militent pour reconnaître une personnalité juridique à la nature.
Autre critique récurrente : les néospiritualités feraient bon ménage avec le capitalisme..
M. B : Beaucoup se posent la question : quel modèle économique éthique peut ressortir de tout ça ? La financiarisation des services proposés par les nouveaux cheminants s'impose parfois à leur corps défendant, tant l’injonction permanente à capitaliser sur ses passions est omniprésente. En outre, les néospirituels ont développé une culture très décomplexée vis-à-vis de l'argent. C'est le cas par exemple de la française Chloé Bloom ou de l'américaine Falyn Alec Satterfield, alias the spiritual bad bitch sur TikTok, qui n'hésitent pas à vendre livres, formations, conférences et autres produits dérivés. Aux dernières Assises de la spiritualité, une conférence était même intitulée : « le business ou l’art de servir la vie »... J’observe également que les néospirituels osent désormais beaucoup plus avec beaucoup moins... Beaucoup vont pratiquer des prix exorbitants (300 euros la séance) après de vagues formations de quelques semaines en coaching ou astrologie. Aux États-Unis, on associe d'ailleurs volontiers développement spirituel et développement entrepreneurial, source du mythe américain. Dans ce pays majoritairement protestant, la réussite économique est le signe de l'élection divine étudiée par Max Weber. Cette idée est très prégnante chez les nouveaux cheminants. Chloé Bloom défend par exemple l'idée selon laquelle argent et spiritualité ne devraient pas être opposés, il s'agirait d'une « croyance limitante » à déconstruire. Les néospirituels entendent remettre en question les dualités classiques et les dichotomies jugées artificielles (nature vs culture, monde intérieur vs monde extérieur) : refuser l'argent reviendrait à refuser l'abondance, et à rester prisonnier d’une morale chrétienne culpabilisante qui empêcherait de s'épanouir. C'est parfait pour le libéralisme ! Aucune sphère n'est épargnée par le capitalisme qui grignote partout. C'est le sort de toutes les contre-cultures, et les mouvements spirituels n’échappent pas à la règle.
Les néo-spirituels seraient des bricoleurs, mixant tout et n'importe quoi dans un grand fatras de disciplines.
M. B : Le néospirituel emprunte à différentes sources pour composer sa propre spiritualité ou pratique. Or, comme l'observe l'économiste Bernard Maris, le syncrétisme (le mélange des influences) est à l’origine de toute religion, et aucune n'est exempte de bricolage. Le christianisme, archétype de la religion perçue comme figée, a aussi emprunté à la philosophie grecque et au judaïsme. Ce métissage entre deux cultures qui se produisait auparavant sur des temps longs s'amplifie aujourd'hui avec la mondialisation, et l'accélération des moyens de transport et de communication. De fait, les nouveaux cheminants ont souvent des profils de slashers, résultats de tâtonnements et d’accumulation d'expériences tout à fait désirables à leurs yeux. En effet, se fier à une voie unique serait dangereux car cela accentuerait le risque d’aliénation et de soumission aux dogmes. Le principe qui sous-tend cette propension à la superposition, c'est le pérennialisme, une posture philosophique qui considère qu'il y a du vrai dans toutes les religions mais qu'il faut en faire l'expérience au-delà des dogmes, rites, et terreaux sociaux-culturels de ces traditions. Emprunter à différentes sources permettrait d’extraire la pureté du message originelle. Peu importent donc les incompatibilités théologiques : pour les néo-cheminants, il est donc tout à fait sensé d'associer des figures comme l'archange Saint-Michel ou la déesse Isis. La spiritualité contemporaine est comme les mises à jour Facebook : elle évolue et se réinvente constamment.
Astrologie, cristaux, alimentation : tout est spirituel aujourd’hui... Le terme n'est-il pas en train de se vider de sa substance ?
M. B : Originellement, le terme est indissociable du christianisme, il désigne ce qui relève de l'Esprit Saint. Pour les nouveaux cheminants, il y a une distinction à établir entre religion et spiritualité. Dans leurs discours, la spiritualité fait référence à l'ouverture à l’univers et au divin, à la connaissance de soi, à l'utilisation de son intuition plutôt que de sa raison, à la connexion aux autres. À l’inverse, le religieux est associé à la fermeture, au dogme ou à la violence, notamment à l'encontre de la communauté LGBTQA+.
On parle de conspirituality ? C'est quoi ?
M. B : La spiritualité contemporaine et le complotisme (conspiracy) se mélangent très bien. Une étude de l'Institut Jean-Jaurès indique en 2020 que les gens qui croient aux horoscopes sont plus enclins à adhérer à une ou plusieurs théories du complot. On observe bien une certaine perméabilité entre les sphères ésotériques et conspirationnistes, contre laquelle a récemment alerté la Miviludes.
À voir : la série faux documentaire en 9 épisodes La Meilleure Version de moi-même réalisée par Blanche Gardin pour Canal+.
À lire : l'article Comment je me suis fait virer d’une secte en quatre jours par Marc Bonomelli pour Vice.
Une raison évidente mais pas invoquée : l'être humain est par essence spirituel. Le laïcisme l'a privé de l'apport de la religion dans nos sociétés et a titre individuel dans ce domaine.
Naturellement il cherche des voies de spiritualité. Dont les portées sont relatives comme vous m'expliquiez ici, entre complotisme, mercantilisme et nombrilisme.
Autre commentaire, vous avez réussi à placer le mot LGBT... Dans un article sur la spiritualité dans votre article. Buzzword indispensable pour être publié ?? Très réducteur sur votre vision de la religion, ou plutôt votre vision de la perception qu'a la société de la religion.
Réponse à "Anonyme" : votre commentaire est totalement à côté de la plaque et empeste à plein nez l'aigreur réactionnaire. Le "laïcisme", comme vous dites de manière biaisée et péjorative, n'a "privé" l'être humain de rien du tout : il a, au contraire, permis aux libertés publiques de s'épanouir en cantonnant la religion à la sphère privée dont elle n'aurait jamais dû sortir. Chacun est libre de croire en ce qu'il veut en son for intérieur (en la Licorne Bleue, en Jésus ressuscité ou en la Fée Mélusine) , mais nul ne saurait imposer ses dogmes religieux à la société civile, c'est valable pour le christianisme comme pour l'islam. Je ne vois pas en quoi le terme "LGBT" est décalé dans un article sur la spiritualité, on sent bien ici votre mépris pour les gens comme nous. Il n'y a aucun "buzzword" (sic), l'analyse de l'auteur de cet article est tout à fait pertinente. En tant qu'homme gay et épanoui comme tel, j'ai justement rejeté les religions traditionnelles et leur homophobie inadmissible, pour me tourner vers les spiritualités dites "alternatives", qui sont inclusives avec mon orientation affective, qui n'est pas un "choix" ou un "lobby", ne vous en déplaise ! L'auteur de l'article, que je ne connais pas, a donc parfaitement raison de rapporter le vécu et le ressenti de gens comme moi, bien plus nombreux que vous ne l'imaginez !