
Loin d'être vertueuse, la croissance n'est que l'expression d'une obsession boulimique pour l’accumulation, explique l'économiste. Sa proposition : se diriger vers un écosocialisme convivialiste et frugal.
Sa thèse The Political Economy of Degrowth publiée en 2021 a été téléchargée plus de 40 000 fois, son ouvrage Ralentir ou périr, L'économie de la décroissance paru fin 2022, vendu à plus de 30 000 exemplaires. En quelques mois, le jeune économiste à moustache a rendu cool la décroissance, concept encore inaudible il y a peu, malgré l’insoutenabilité criante de notre système économique. (« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? », interrogeait d'aucun. Au hasard : le rapport Meadows, les multiples rapports du GIEC etc.) Dans son premier ouvrage, Timothée Parrique, qualifié par L'Obs de « Freddy Mercury de la décroissance », démantèle rigoureusement les mythes qui sous-tendent notre économie, entre croyances rigides, initiatives anecdotiques et aveuglement coupable. Chercheur en économie écologique à université de Lund en Suède, Timothée Parrique (on le dit fan de sieste et de surf) explique pourquoi la décroissance s'impose comme le seul chemin viable. Chemin qui ne demande qu'à être emprunté collectivement et démocratiquement, dans la joie et la bonne humeur.
À qui revient la responsabilité de l'Apocalypse ? Pourquoi parler d' « apartheid planétaire » ?
Timothée Parrique : Les coupables du réchauffement climatique sont moins nombreux que l’on pourrait penser. Aujourd’hui, les 10 % les plus riches à l’échelle de la planète sont responsables de 47,6 % des émissions totales, soit 4 fois plus que la moitié la plus pauvre de l’humanité. La fortune procure un privilège écologique indéniable : les 5 % les plus riches de la planète utilisent plus d’énergie que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Le décile le plus aisé a utilisé 56 % du budget carbone à 1,5 °C, alors que les 50 % les plus pauvres, qui devraient en toute logique avoir un accès prioritaire aux ressources disponibles, seulement 4 %. Dans un monde où l’on consomme déjà trop d’énergie, ce privilège est aussi insoutenable qu'immoral.
Si l'on tient compte des émissions historiques, c’est encore pire. L'Europe et l'Amérique du Nord sont à l'origine de la moitié des gaz à effet de serre émis depuis 1850. Si l'on considère les émissions de CO₂ dépassant le budget carbone qui permettrait de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C, les pays du G8 (qui représentent moins de 15 % de la population mondiale) sont responsables de 85 % du dépassement des émissions. Il faut ajouter à ce triste tableau le fait que les 50 % les plus pauvres à l’échelle de la planète, soit 3,9 milliards de personnes, subiront 75 % des pertes liées aux impacts du réchauffement climatique. Ce n’est que 3 % pour les 10 % les plus riches. Les riches polluent, les pauvres subissent – voilà la situation.
Qu'est-ce que la croissance dans une économie de marché ? Que raconte sa mythologie ?
T. P : La croissance économique en tant que phénomène est simplement l’augmentation du Produit Intérieur Brut (PIB), censé refléter une augmentation de la production et de la consommation. Lorsque le PIB augmente, c’est qu’une économie monétaire produit et consomme plus. Le PIB est un mauvais indicateur de santé économique, car il ne fait pas la différence entre le désirable et le néfaste. Durant la pandémie, Les Échos avait publié une tribune intitulée « Pharmacies : masques et lavage de mains plombent les ventes de médicaments ». Ce titre résume parfaitement l’absurdité d’une économie qui cherche à tout faire croître de manière indiscriminée. L’objectif d’un système de santé devrait être la santé, et non la vente de médicaments. Pareil pour l’économie : l’objectif d’un système économique devrait être le bien-être, pas la vente de biens et services. « Et si la santé guidait le monde ? », demande l’économiste Éloi Laurent, avant d’ajouter en sous-titre de son livre que « l’espérance de vie vaut mieux que la croissance ». Tout est dit.
Il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Le PIB est un indicateur d’agitation monétaire qui ne mesure qu’une petite partie d’une économie sociale et écologique beaucoup plus vaste. On peut très bien juxtaposer croissance économique (PIB en hausse), récession sociale (chômage, pauvreté, inégalités, burn-out, mal-être, insécurité...) et crise écologique (réchauffement climatique, perte de biodiversité, artificialisation des sols, acidification des océans...). De la même manière, on peut très bien concilier contraction de l’activité marchande et augmentation de la santé sociale et de la soutenabilité écologique. Moins de voitures dans les rues et plus de mobilité active, moins de publicité pour la malbouffe et une moindre consommation de viande : tout cela ferait baisser le PIB mais augmenterait sûrement notre santé et celle des écosystèmes.
Pour une économie du bien-être, arrêtons de parler de niveaux de vie quantitatifs et concentrons-nous sur la qualité de vie : le pouvoir de vivre, le sens, et la convivialité, et non pas le pouvoir d’achat, les ventes et la compétitivité. Si les besoins ne sont pas satisfaits, produisons ce qui est nécessaire pour qu’ils le soient, et arrêtons-nous ensuite. Considérons la croissance comme une stratégie d’ajustement temporaire à une situation de manque, et non plus comme le mode de fonctionnement par défaut d’une économie développée.
Pourquoi l'expression « croissance verte » est-elle bancale ?
T. P : Croissance verte, croissance circulaire, croissance inclusive, croissance bleue, croissance régénérative... Cinquante nuances de croissance, mais croissance toujours. On retrouve ici l’obsession pour l’accumulation que nous venons de critiquer : un modèle de développement boulimique dont l’objectif se réduit à simplement grossir. Le problème, c’est que cette démesure économique n’est pas écologiquement soutenable. Certains économistes célèbrent une croissance qui sera soi-disant « verte » dans des pays riches comme la France, mais ces analyses ne tiennent pas la route.
D’abord, elles ne prennent en compte que les gaz à effet de serre, en faisant l’impasse sur les multiples autres pressions environnementales comme l’extraction de matériaux, l’usage de l’eau et des sols, la pollution de l’air et des eaux, l’acidification des océans ou les pertes de biodiversité. Mais décarboner ne suffit pas ! Une croissance véritablement verte serait une croissance découplée de tout tracas écologique. Or, cette croissance n’existe pas. Aujourd’hui, la France (comme tous les pays à hauts revenus) vit au-dessus de ses moyens écologiques. Alors que l’urgence devrait être de revenir sous les seuils soutenables des limites planétaires, nous célébrons la maigre victoire d’avoir réussi à faire légèrement baisser notre empreinte carbone en trente ans.
Pour que la croissance économique soit réellement soutenable, il faudrait découpler absolument la production et la consommation (un découplage relatif ne suffit pas) de toutes les pressions environnementales (pas seulement le carbone), où qu'elles se produisent, et en tenant compte des impacts importés. Il faudrait le faire à un rythme suffisamment rapide pour éviter un effondrement écologique, en prenant non seulement en considération les seuils définis par les scientifiques, mais aussi les questions d'équité. Une fois cela réalisé, il s'agirait de maintenir ce découplage dans le temps, afin d'éviter un recouplage. Cette croissance véritablement verte n'a jamais existé, et rien n'indique qu'elle pourrait se matérialiser.
C'est quoi la décroissance ? Quelle question nous force-t-elle à nous poser ?
T. P : On distingue souvent deux projets attachés au concept de décroissance : la transition vers une économie plus petite et plus lente (une décroissance à proprement parler), et le maintien de ce régime stationnaire sur le long terme (ce qu’il conviendrait d’appeler la post-croissance).
Premier projet : si on ne peut revenir sous les seuils des limites planétaires tout en maintenant nos niveaux actuels de production et de consommation, il va falloir décroître. Par décroissance, j’entends : une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, réduction planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. On pourrait la voir comme une sorte de grand régime macroéconomique pour permettre aux pays en dépassement écologique (les pays riches principalement) de revenir sous un seuil soutenable qui ne dépasse pas la capacité de charge des écosystèmes. Dans un monde où les ressources se font rares, à commencer par l’espace climatique, les pays les plus riches ont une responsabilité de diminuer au maximum leur usage des ressources naturelles afin de faciliter des transitions plus difficiles dans des pays moins privilégiés.
Le second projet, plus visionnaire, consiste à imaginer l’architecture économique qui sera la plus à même de nous faire prospérer sans croissance, c’est-à-dire garantir notre bien-être tout en respectant les limites planétaires. Pour la définir formellement, la post-croissance est une économie stationnaire en harmonie avec la nature, où les décisions sont prises collectivement, et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance.
La décroissance/post-croissance demande donc une profonde révolution idéologique : on troque l’individualisme pour le partage et la solidarité, la prédation pour la convivialité, la performance et le travaillisme pour le bien-être et l’hédonisme. La décroissance remet en cause le lien entre accumulation monétaire et progrès, et vise à définir une nouvelle vision de la prospérité axée sur la santé sociale et sur la soutenabilité écologique. En ce sens, la décroissance nous invite à « sortir de l’économie », à « en finir avec la productivité », à abandonner la « mystique de la croissance », et plus généralement à dépasser le capitalisme pour se diriger vers un écosocialisme, une société post-croissance, convivialiste et frugale.
Pourquoi un tel écho aujourd’hui à votre ouvrage ?
T. P : L’originalité du livre, c’est qu’il soit basé sur une thèse de doctorat et publié par un économiste. On entend souvent les économistes discréditer la décroissance, expliquant que ses défenseurs ne connaissent rien à l’économie. « Ceux qui parlent de décroissance n’ont rien compris », explique Serge Allegrezza, directeur d’un institut statique au Luxembourg. Pour une fois, quelqu’un défend la décroissance contre les économistes et leur montre – sur leur propre terrain – qu’ils ont tort. Le concept est dans l’air du temps, il se popularise rapidement.
Depuis 2008, il y a eu plus de 700 articles scientifiques sur la décroissance, et de nombreux livres. Nous sommes de plus en plus de chercheurs internationaux à nous spécialiser sur le sujet, et sommes de plus en plus relayés par les médias. On retrouve même les concepts de « décroissance » et de « post-croissance » dans le dernier rapport du GIEC. L’université Autonome de Barcelone et l’université de Lausanne viennent d’ailleurs de recevoir un financement européen de 10 millions d’euros pour le projet « Pathways towards post growth deals ». Je suis d’ailleurs étonné que les critiques soient si peu nombreuses : un article de blog de Jean-Marie Harribey, un fil Twitter de Christian Gollier, une tribune de David Cayla. Plutôt rares et toujours portées sur des points de détail, elles ne remettent pas en cause la thèse principale. La science n’avance que par la falsification des théories existantes. Le fait que les notions développées dans The political economy of degrowth (2019) et Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (2022) soit encore debout est bon signe – cela signifie que l'idée de la décroissance est solide.
Incatatoire
Tout ceci est un projet catastrophique. On en reviendra même si pour vous à l'ADN vous êtes dans l'utopie - sans étude d'impact - de toutes ces idées farfelues.
La question que tout le monde se pose, c'est qu'est-ce que ça change concrètement au niveau individuel ? Surtout, comment le mettre en place au niveau individuel ?
Que notre économie prospère en puisant au-delà des ressources soutenables pour la planète semble de plus en plus un fait non contestable. Je ne suis pas spécialiste en la question mais les différents articles, livres et autres rapports scientifiques convergent sur cette même conclusion.
La solution de la limitation voire de la décroissance apparaît donc une alternative nécessaire sur le plan intellectuel mais est-ce réaliste pour autant réaliste ?
A plusieurs reprises, l'article cite les termes de bien être social tout en mettant le doigt sur une classe de "profiteurs" des richesses de la planète au détriment d'une part prépondérante de l'humanité.
Dans le prolongement de cet article deux issues : aller vers l'insurrection des pays en voie de développement et, telle une mutinerie mondiale, les laisser reprendre les rennes de l'économie mondiale. Ce type de mouvement se voit déjà au travers des lignes de fractures au sein de l'ONU ou du FMI par exemple. La seconde issue fondée sur une "super-structure" mondiale planifiant la décroissance aux états qui, servilement, abandonneraient leur pouvoir souverain.
Dans les deux cas, nous entrons dans une logique malheureusement guerrière qui semble antagoniste aux désirs de Bien Etre social avancés dans l'article.
Le remède est-il réellement adapté ?
Très bien.. et qu'en est-il de l'économie guerrière ? Pensez-vous que les riches du domaine des armes vont accepter la décroissance ? Que la pollution venant des combats va cesser?