Aux États-Unis, l'usage des psychédéliques se généralise. Une tendance qui ne concerne pas que les néo-hippies et les cols blancs de la Silicon Valley.
Alors que la consommation des champignons magiques explose, le sujet intéresse aussi bien la alt-right que la gauche progressiste. En France pourtant, chercheurs et politiques tardent à prendre le train en marche. Vittorio Biancardi, doctorant à l’EHESS et spécialiste de l’histoire des psychédéliques et de leur rapport aux mouvements politiques, nous explique pourquoi.
Dans les années 60, l’usage souterrain du microdosing est l’apanage de mouvements contre-cultures. Comment s’est-il diffusé auprès du grand public ?
Vittorio Biancardi : Depuis quelques années, les études faisant état des effets bénéfiques des psychédéliques pour soigner la dépression abondent. Le premier article sorti sur le sujet a été publié par la revue américaine Rolling Stone en 2015, évoquant la prise de LSD chez les cadres de la Silicon Valley pour doper leur créativité et leur productivité. Largement repris à l'international, l’article dépeint sous une lumière très positive ce qu'on appellera plus tard le microdosing. Il faut néanmoins attendre encore deux ans avant que la pratique du microdosage se fasse connaître dans les milieux européens de la psychédélie. En 2017, l'écrivain et psychologue James Fadiman présente les bienfaits du microdosing dont il élabore le terme lors de la conférence « The Psychedelic Science » à Oakland (Californie) en 2017. Fadiman introduit alors les premiers résultats d’une expérience mineure menée hors laboratoire, qui posera la première pierre d'études scientifiques plus encadrées à venir, analysant les effets du microdosing pour soigner la dépression.
En termes de recherche académique et de législation, la France est très en retard sur le sujet. Pourquoi ?
V. B. : Historiquement, les pays anglophones (principalement États-Unis et Angleterre) sont de plus gros consommateurs de psychédéliques. Je pense que cela s’explique en partie d'un point de vue historique et anthropologique par l’existence d’un rapport à la divinité entretenu différemment chez les Protestants et les Catholiques. Dans les sociétés protestantes, la médiation avec le divin est exercée de façon plus libre par rapport à celle que l'on retrouve au sein des communautés chrétiennes, où la figure du prêtre est omniprésente dans la vie liturgique. Ce dernier est le seul porteur de la médiation entre le fidèle et la divinité, dans un cadre réglé par la rigide structure hiérarchique de l'Ecclésia, ce qui n'est pas le cas chez les Protestants. Notons aussi que les substances psychédéliques interrogent notre rapport avec Dieu : les premières expériences relatives à l’usage des psychédéliques, et notamment des champignons, sont réalisées pour provoquer des expériences mystiques. C'est le cas de celles conduites par le psychologue et chercheur américain Timothy Leary (Berkeley et Harvard), qui milite le premier pour la démocratisation du LSD. De plus, l’idéologie des Lumières, encore prégnante en France, prône quelque chose de rationnel, de lié à l’État, quelque chose qui relève de la norme sociale que les psychédéliques pourraient mettre en danger…
Aujourd’hui, de manière assez contre-intuitive, le sujet est porté aux États-Unis aussi bien par la gauche libérale que la droite dure…
V. B. : À la base, les psychédéliques, c’est bien un truc de la gauche hippie qui dans les années 60 s’empare des produits hallucinogènes dans un but mi-récréatif mi-mystique. À partir des années 70, l’usage évolue en se propageant des hippies californiens à la Silicon Valley. En 1966, Timothy Leary est taxé par Nixon d’homme « le plus dangereux d’Amérique », conduisant ainsi à l’interdiction du LSD. À partir de là, des groupes radicaux comme les Motherfuckers (ndlr : nom complet Up Against the Wall, Motherfuckers !, acronyme UAW/MF) ou même militarisés comme les Weather Underground s’emparent de la substance et l'utilisent comme moyen de subversion et arme révolutionnaire dans les années 60. Aujourd'hui, le sujet des psychédéliques à usage thérapeutique est très en vogue : la gauche progressiste intègre de plus en plus ce type de combat pour la libéralisation des champignons, à l’instar d’Alexandria Ocasio-Cortez, et avec succès ! Depuis 2019, l’usage des psychédéliques a été légalisé à Oakland. Paradoxalement, l’extrême droite a aussi intégré le sujet à sa faveur. Elle s’est emparée de son pendant « mystique » et « chamanique ». Les partisans de QAnon, groupuscule aux relents trumpistes dont les discours se situent à mi-chemin entre l’ésotérisme et le retour aux traditions et à « la nature », ont très bien capté et intégré l’usage de cette substance. Ils l'ont assimilée sous un prisme qui leur est propre de retour « aux racines. » À l’inverse, la gauche libérale entend éliminer cet aspect mystique, ainsi que l'ensemble des produits discursifs spirituels liés à la pratique. Ainsi, la gauche s'est emparée des psychédéliques pour promouvoir cette fois un usage très prosaïque et utilitariste, exclusivement thérapeutique et médical. Ce processus de double réappropriation mené par différents partis politiques – qui constitue la dernière étape d'un long processus d'intégration de type capitaliste qui a commencé avec le tournant de la saison des mouvements dans les années 1970 – souligne la nature à double tranchant des substances psychédéliques. Ces dernières sont prisonnières de deux narrations : la première est un récit historique toxique qui veut les reléguer exclusivement au domaine des « drogues » classiques, la seconde celle engendrée par les enthousiasmes suscités par l'intérêt politique, et donc par la volonté de pouvoir. Aucune de ces deux narrations ne résulte d'une réelle connaissance de ses puissants composés chimiques...
Les conseils lecture de Vittorio :
Phantastica, de Stéphanie Chayet (Grasset, février 2020).
How to Change Your Mind : What the New Science of Psychedelics Teaches Us About Consciousness, Dying, Addiction, Depression, and Transcendence, de Michael Pollan (Penguin Press, mai 2018)
L’article de Vittorio Biancardi sur l’histoire du microdosing :
Le microdosage de substances psychédéliques : bref historique et nouveaux axes de recherche, revue Circe (2019)
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