Vue du port de Douarnenez avec boules de glaces, boite de sardine, lunettes, panier en osier

Le ras-le-bol des habitants des villes touristiques : transformer la côte en carte postale, c'est non

Le collectif breton Droit à la ville s'organise pour penser l'espace et lutter contre la gentrification touristique. Et nous pose la question : quelle ville voulons-nous habiter ?

Manger une crêpe au caramel au beurre salé sur le port un premier janvier, tirer une bruyante valise à roulette sur les pavés, ou s'inventer de vagues origines pour justifier par « un retour aux sources » l'achat sur le littoral d'une résidence secondaire habitée 3 semaines par an... La scène se déroule à Barcelone, Lisbonne, Marseille, et toutes ces villes de la côte prises d'assauts par les acheteurs. Aujourd'hui, le marché mondial de l’immobilier est évalué à 325 milliards de dollars, dont 80 % sont liés aux maisons et appartements résidentiels. Depuis la fin des années 90, le marché attire inlassablement promoteurs privés et aménageurs, transformant les centres urbains en zones plus lucratives, attractives et exclusives, au détriment des plus précaires. Mais la gentrification qui remplace durablement les pauvres par les riches dans les centres-villes n'est pas la seule coupable.

Il faut aussi compter avec les résidences secondaires, dont les Français sont particulièrement friands. Le pays en compte 3,6 millions*, ce qui fait de l’Hexagone le plus gros consommateur de résidences secondaires en Europe. Dans Habiter une ville touristique, Une vue sur mer pour les précaires publié en avril aux Éditions du Communs, le collectif breton Droit à la ville décrypte les mécanismes en jeu à Douarnenez, ville côtière du Finistère, érigé ici en cas d'école, pour nous inviter à repenser l'espace et permettre l’émancipation par l'urbain.

Pas tous égaux face au « droit à la ville »

Pour cela, le collectif ne circonscrit pas sa critique à la gentrification, trop souvent imputée aux figures fantasmées, exogènes à la ville, des « bobos », « hipsters » et « Parisiens ». Une récente étude indique d'ailleurs qu'en Bretagne, 43 % des résidences secondaires sont achetées par des Bretons, 30% par des habitants d'Ile-de-France. Il est aussi et surtout question de gentrification touristique et de « cartepostalisation » des villes, phénomène étudié en géographie du tourisme par Rémy Knafou et le MIT dès le début des années 2000. Comme l'explique le collectif, la touristification de la ville, espace pensé ici comme production sociale, se matérialise non seulement au travers de groupes sociaux dominants, mais aussi de discours, projets immobiliers et esthétiques. Cette « mise en tourisme » orchestrée par les politiques néolibérales de villes obnubilées par l'attraction de capitaux et de groupes sociaux favorisés, est aggravée par deux phénomènes : la « airbnbisation » du logement, et la « greentrification », qui se produit lorsque les urbains des grands centres-villes, soucieux de se mettre au vert, fuient loyers démesurés, canicules et pandémie pour rejoindre des villes plus modestes. Autant de mécanismes débouchant sur une domination de l'espace qui entrave l'accès au logement des plus pauvres.

Comme le note le journaliste Mickaël Correia dans la préface, cette appropriation de l'espace produit par ricochet une violence sociale, en privant les populations les plus démunies de ce que le philosophe et sociologue Henri Lefebvre appelle en 1968 « le droit à la ville » . Dans son ouvrage du même nom, le philosophe dépasse le cadre légal et la question du droit au logement pour défendre le droit d'habiter une ville pensée comme une œuvre collective. Cela recouvre « le droit à la vie urbaine, aux lieux de rencontres et d'échanges, aux rythmes de vie et emplois du temps permettant l'usage plein et entier de ces moments et lieux. » Un droit graduellement dénigré aux habitants de la petite ville bretonne...

Douarnenez : le vide par le tri

Douarnenez, ses embruns, ses porte-clefs en forme de poissons, ses crêpes caramel beurre salé à 10 euros... Dans les années 60, la petite commune qui prospérait depuis la fin du 19ème siècle grâce à la pêche à la sardine et à la conserverie, s'est heurtée à la désindustrialisation. Si jusqu'alors la ville s'inscrit dans une vieille tradition touristique populaire, le tourisme « monté en gamme » est identifié dans les années 80 comme réponse à l'effondrement de l'industrie. Sous l'impulsion de la municipalité, la ville mise sur les résidences secondaires. Quelques décennies plus tard, les logements vides ont augmenté de 53 %, et les résidences secondaires, dont les volets toujours fermés sont régulièrement tagués, de 42 %. En 2018, la ville compte 16,2 % de résidences secondaires (dans certaines villes de Bretagne comme Carnac, la propension monte à 70 %), qui d'après le collectif prennent la place des campings municipaux, des colonies de vacances et des propriétés publiques et associatives.

« Si la gentrification des métropoles exclut pour remplacer, la mise en tourisme des villes du littoral exclut pour laisser un vide, qui ne sera comblé par un propriétaire qu'une poignée de jours par an », écrit encore Mickaël Correia. En 1970, la ville comptait 20 000 habitants, contre 14 000 aujourd'hui. « Dans une ville où la population stagne ou diminue, les espaces à vendre ou à louer gagnent en valeur. Qu'il soit de plus en plus cher et difficile d'habiter dans une ville plus pauvre que la moyenne, voilà une forme singulière de déclin », souligne encore le collectif dans son livre. Selon Les Échos, la durée totale des séjours en résidence secondaire s'établit en moyenne à 42 nuits par an, soit un taux d'occupation moyen de 11,5 %. Et le ménage se fait partout.

Une évacuation organisée

La friche Giocondi, ancienne caserne de pompiers réaffectée en gymnase puis mise à disposition d'une association de réparation de vélos, est depuis un vote municipal de 2020 destinée à être achetée par le groupe Edouard Denis, groupe spécialisé dans l’immobilier touristique de « haut standing en bord de mer ». Les terres autour de la friche, dont la partie allouée au potager collectif Ker Buzuc, seront aussi cédées. Dans l'ancien quartier ouvrier du Guet, le projet de lotissement Ker Cachou propose des appartements (comprenant le minimum légal de logements sociaux) à des prix élevés une fois mis en rapport avec les ressources des habitants. À Douarnenez, le revenu médian disponible est 10% plus bas que la moyenne nationale. Dans ce quartier du centre-ville, le taux de pauvreté qui augmente constamment depuis 2010 dépasse les 17 % en 2016 ; chez les locataires et les familles monoparentales, il oscille entre 26 % et 30 %. Une structuration sociale des habitants qui les exclut en grande majorité de l'accès à ces logements. À demi-mot, les publics ciblés par le lotissement sont des ménages extérieurs à la ville, ménages désireux d'acquérir une résidence secondaire facilement valorisable sur les plateformes de location touristique.

Airbnb rôde toujours

Tandis que la mairie refuse de rénover les logements sociaux du parc HLM du quartier de Pouldavid, une importante proportion du parc locatif demeure sous l'empire d'Airbnb, qui transforme tout logement en potentiel productif. D'après le collectif, 28% des propriétaires d'annonces recensées dans la ville en août 2019 géraient entre 2 et 6 logements. Le reste des annonces (17 %) était géré par une seule agence immobilière, Le Ster Immobilier. Cette dernière offre des prestations (remise des clefs, ménages...) de conciergerie grâce auxquelles les propriétaires n'ont plus besoin d'être présents dans la ville pour bénéficier d'une rente, rente qui facilite les remboursements des crédits de bien habités seulement périodiquement. Pour Droit à la ville, cela « brouille la séparation entre un achat d'habitat temporaire attaché à un territoire et un investissement réalisé en vue de tirer une rente en location tout en conservant la flexibilité et l'usage du bien. » En plus de contribuer à l'augmentation des loyers et à la raréfaction des biens, ces services alimentent la prédation des propriétaires, plus enclins à expulser leurs locataires à la fin du bail. Pour le géographe critique David Harvey cité dans la préface de l'ouvrage, ces logiques spéculatives s'apparentent bien à une lutte des classes traduite dans l'espace.

La carte postale contre les habitants

Cette mise au ban des locataires est stimulée par le phénomène de cartepostalisation – le fait de transformer consciemment ou non des sites afin d'évoquer des cartes postales, des décors standardisés aux aspérités gommées – qui après Lisbonne et Barcelone touche aujourd'hui la commune bretonne. En 2018, l'Abri du Marin, ancien édifice public, lieu de solidarité et d'éducation populaire pour les marins-pêcheurs incarnant le passé ouvrier de la ville, a été mis en vente. Racheté par une investisseuse culturelle et revendu en 2022 avec une plus-value de 5 millions d'euros, le promoteur immobilier bordelais désormais propriétaire du lieu entend capitaliser sur l'authenticité chic du bâtiment pour proposer des appartements haut de gamme avec vue sur la mer. On est bien mieux au cœur de Douarnenez, « cité bretonne, fière, ouverte, et conquérante », comme la qualifie le promoteur sur son site, une fois que celle-ci a été débarrassée de ses usages populaires, de sa culture de bistrot et de sa tradition carnavalesque.

À la place, promoteurs et marchands de biens proposent « une ville aseptisée, paisible, propice aux balades de bords de mer, aux dégustations de crêpes ou de kouign amann. On vend du repos, de la nature, de l'air pur, des cirés, des boîtes de sardines, et beaucoup d'images éculées, d'objets d'artisanat douteux se nourrissant et dégueulant même d'imaginaires marins et de folklore breton. » Autre exemple récent : la lutte engagée entre une association de plaisanciers et les élus, qui dans le cadre de travaux de rénovation du port de Rosmeur réclament la destruction de la cabane de l'association installée sur la plage depuis plus de 40 ans. La raison invoquée : elle ne répondrait pas à la « charte esthétique » validée par l'Architecte des Bâtiments de France. Solution apportée par les élus : reloger l'association dans l'ancien local à poubelle du HLM du coin.

Un récit et un imaginaire communal

La ville entend pourtant capitaliser sur son image de port industriel. En 2007, la mairie de gauche produisait le Chemin de la sardine, un ensemble de panneaux retraçant l'épopée de la pêche depuis l'époque gallo-romaine jusqu'à l'âge d'or industriel. En 2017, la mairie de droite s'inspire de l'idée et décide de valoriser le récit mythique de la légendaire cité d'Ys engloutie par les flots. Le service culturel de la mairie choisit le passage Jean-Bart, passage appartenant à l'office HLM et régulièrement utilisé comme support de tags, pour accueillir une fresque sur la ville ensevelie. « Ce mythe, que l'on retrouve déjà dans les premiers récits de voyage évoquant Douarnenez, est fondateur de l'imaginaire touristique produit ici depuis le 18ème siècle. L'engagement des élus dans la production d'un récit communal participe à orienter et sélectionner, parmi les identités fondatrices en présence, les représentations qui seront données à voir dans l'espace public », explique le collectif. La station touristique ne peut s’accommoder de la présence ostentatoire de la précarité et de la pauvreté car elle doit rompre avec le quotidien en métropole. Pour se conformer aux envies des tourismes haut de gamme, la municipalité a donc engagé un processus de cartepostalisation articulé autour de mesures coordonnées, explique le collectif. Parmi ces mesures : promotion d'un patrimoine choisi qui exclut les bâtiments industriels, logements sociaux et ouvriers des espaces de consommation touristique, politique répressive qui repousse dans les périphéries les populations marginalisées et racisées, et campagnes de communication visant à relayer des représentations liées à l'imaginaire de la nature et à la mythologie bretonne.

Un chouette programme s'il en est. Mais à Douarnenez comme à Barcelone, Lisbonne ou Berlin, la résistance s'organise, entre gel des loyers et riposte juridique contre Airbnb. En réponse aux protestations des quartiers populaires de l'est de la ville, la mairie berlinoise a décidé que seule la location des résidences principales était autorisée, et ce dans la limite de 90 nuitées. Loin d'être opposé au tourisme à Douarnenez, le collectif Droit à la ville rejette la proposition comme réponse unique au déclin économique. À Douarnenez, le collectif propose de transformer la traditionnelle banderole tourists go home (touristes, rentrez chez vous) par tourists leave our homes, go and find a tent or a hotel room (touristes, quittez nos maisons, et trouvez-vous une tente ou une chambre d’hôtel). Au-delà de la question de la propriété privée, il s'agit aussi de repenser le tourisme de fond en comble, avec comme horizon le développement d'une ville accueillante pour tout le monde. Un travail que Droit à la ville n'est pas seul à mener. Récemment, le collectif Itinéraire Bis, composé de médias comme Les Others et Outside magazine, et de sociologues du tourisme comme Garance Bazin et Saskia Cousin, s'est créé pour « faire rentrer le voyage dans le droit chemin. »

*Source : Boursorama.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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commentaires

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  1. Avatar Mathieu dit :

    c'est qu'en même incroyable que votre article ne fait que dénoncer un phénomène naturel créer par plus de temps libre et plus d'argent d'une grande majorité de la population et que vous vous mettez dans la "chasse aux sorcières" d'Airbnb, sans voir aucun côté positif, notamment les ENORMES retombées économiques, le nouvel intérêt pour les centre ville qui étaient (sont encore) délaissé, la rénovation du patrimoine, l'accès à la propriété possible pour de nombreuses personnes qui ne peuvent payer des traites exhorbitantes sans l'aide la location saisonnière qui représente une vraie charge de travail.
    la critique est toujours plus facile que de mettre les deux côtés des choses...

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