Quel avenir nous réserve la sortie de crise ? Au jeu des tendances, difficile d'être unanime. Thibaut Nguyen, Directeur du Département Futures d’Ipsos Strategy 3, présente trois scénarios pour imaginer demain.
Dans la plupart des points de vue sur l’avenir, l’envie de prédire un futur homogène transparaît. Le monde sera meilleur ou moins bon, mû par la croissance ou par l’empathie, vert ou gris. Notre envie de penser un futur monolithique est naturelle. Il resterait ainsi lisible et donc contrôlable. Malheureusement, l’analyse des décennies passées et de cette période Covid nous apprend que les forces qui sont à l’œuvre aujourd’hui vont au contraire vers l’hétérogène et le composite.
L’analyse prospective d’Ipsos « Les Mondes d’après » recense et compare les projections de leaders d’opinion de tous horizons. Ce qui frappe avant tout, c’est leur diversité. À l’échelle de la planète, de la géopolitique, de l’économie mais aussi de l’opinion et des individus, la fragmentation des perceptions sur le présent – et l’avenir –se devine derrière l’uniformité apparente du confinement et de la vie sous Covid. Comment un avenir uniforme pourrait-il émerger de cette diversité bouillonnante ? Et se structurer à court terme pour déjà figer les contours de l’ « après » ?
Des constantes, quel que soit le scénario
Quel que soit le futur envisagé, certaines constantes persistent. Le futur se créera dans la crise (sanitaire, économique, sociétale), et non dans un choix apaisé et décidé par tous. L’accouchement sera douloureux, et la tension sera la règle : précarisation et anxiété y seront omniprésentes. Il faudra compter avec les deux forces les plus puissantes de notre époque : Technologie et Ecologie. Mais selon le scénario, elles exerceront un pouvoir d’influence très différent. Puis, après une période probable de relative illisibilité ou d’hyper-volatilité des opinions et comportements, trois grands archétypes de société pourraient devenir visibles. Et comme le futur ne sera pas uniforme, chaque future possible possède ses variantes positives et négative.
Le scénario de la néo-mondialisation
À moyen terme, nous pourrions voir émerger une société de « néo-mondialisation » dans laquelle l’idéologie « solutionniste » l’emporte. Dans cette hypothèse, indépendamment du tempo du COVID, construire une croissance 2.0 « covid-proof » s’impose comme une priorité à l’échelle internationale. Légitimé par sa capacité à re-générer de la richesse basée sur l’investissement dans la sphère technologique, le secteur privé prend le relais de forces publiques dépassées socialement. La technologie devient toute-puissante, seule capable de faire fonctionner les échanges en période de virus.
D’abord adoptée sous un angle sécuritaire, la tech s’impose au quotidien comme le tissu universel qui structure les échanges à tous niveaux, avec de fortes conséquences. IA, IoT et 5G modifient rapidement la trame socio-économique. L’étude pré-Covid « Global Trends » indiquait déjà que 66% des citoyens de 25 pays considéraient déjà que nous avions « besoin des technologies modernes parce qu’elles seules pouvaient résoudre les problèmes à venir ».
Dans ce futur néo-mondialisée, l’idée de data privacy est donc petit à petit abandonnée au bénéfice d’une hyperpersonnalisation. La digitalisation et virtualisation définissent désormais une partie du quotidien professionnel et personnel. La société se recompose autour des valeurs de la technologie : flexibilité extrême du monde du travail, ubérisation massive rendue légale pour absorber le chômage exponentiel, hyper-volatilité des modes de vie, période d’expérimentation individuelle et de libération des mœurs. Dans cette société, ce qui est possible devient naturellement souhaitable. La conquête de l’espace et la fusion homme-machine accèdent au statut de centres d’intérêts mondiaux.
Dans une variante positive, l’économie numérique florissante propose un nouvel ascenseur social et offre des opportunités réelles aux nouvelles générations. L’écologie est prise en charge par la puissance technologique, pour aboutir à une nature soutenue, remodelée, augmentée par la science. La variante négative est évidente tant nous avons tous été exposés à suffisamment de dystopies technologiques depuis les années 50.
Le futur des nouveaux pactes nationaux
Au scénario de la « néo mondialisation » s’oppose une forte dynamique d’auto-centrage national. À l’été 2019, l’étude Global Trends montrait que 55% des citoyens souhaitaient « un leader fort à la place de leur gouvernement actuel. » 62% se disaient également « très fiers de leur pays. » Si la force politique l’emporte au niveau de la nation, alors nous pourrions voir émerger un scénario de « Nouveaux pactes nationaux ».
Dans ce futur probable, les gouvernements sortent renforcés de la crise. Ils reprennent la main sur la gouvernance politique, économique, technologique et sociale de leur territoire. De nouvelles lois de priorité nationale sont adoptées qui encadrent le secteur privé, jusqu’à un certain protectionnisme. Un ordre social nouveau émerge maintenu avec autorité, en échange de la protection de l’État providence via des services publics renouvelés. Les classes moyenne y sont refavorisées, et on voit réapparaître une forme de néo-traditionalisme qui refonde l’identité nationale. En France, on pourrait imaginer un Gaullisme 2.0, avec une variante négative clairement autoritaire, déjà en germe dans d’autres pays.
L’avenir communautaire
Enfin, on pourrait envisager une autre dynamique plus horizontale et communautaire, soutenue par 56% de citoyens qui affirment qu’ils ont « de plus en plus besoin de se recentrer sur-eux-mêmes », et 52% qui considèrent que « le progrès technologique est en train de détruire nos vies ». Cette force est dominante, mais le modèle de société auquel on aboutit est différent des deux autres, en termes de vie, de valeurs, de mobilité, d’échanges.
Face à une situation sociale hors contrôle et désastreuse, les individus se regroupent en communautés d’affinités, dessinant des micro-mondes horizontaux et résilients à l’échelle de la ville, du village ou du territoire local. Dans ce scénario, l’autonomie est clé. La variante positive nous mène vers une vie centrée sur l’échange et l’interaction à taille humaine. Le pendant négatif nous pousse vers une dérive isolationnisme et sectaire.
Ces trois projections sont bien sûr archétypales. En revanche, elles activent des drivers de vie et de consommation très différents pour les marques et entreprises qui y seraient confrontées. Car nous ne savons pas comment ces trois futurs possibles interagiront les uns avec les autres mais nous sommes quasiment sûrs que la palette de couleur qu’utilisera l’avenir est composée de ces trois grandes forces. Il s’agit donc moins d’en calculer les probabilités que de les utiliser pour imaginer aussi concrètement que possible nos quotidiens dans chacun des cas, et récupérer ainsi notre pouvoir de projection dans l’avenir.
Et au-delà, il s’agit au fond de récupérer notre pouvoir de décision, en décidant lequel de ces différents scénarii nous souhaitons faire advenir, que l’on soit une personne, une entreprise ou une nation.
Méthodologie : Analyse prospective internationale issue d’une recherche à 360° de mi mars à début mai 2020 – Projections et scénarios politiques, économiques, géo politiques, sociétaux – point de vue d’experts et de leader d’opinion (économistes, sociologues, scientifiques, philosophes, artistes), compilation d’observatoires et d’études d’opinion de la période post-Covid, analyses journalistiques, think tanks, agrégateurs de statistiques.
Participer à la conversation