À quoi ressemblera la routine post-Covid ? Avec ses « mythologies du futur », le studio de design fiction Imprudence imagine notre quotidien en 2030 au travers d’objets et de rituels nouveaux. Un voyage fascinant, à mi-chemin entre design spéculatif et anthropologie.
Projetez-vous dans 10 ans. Vous êtes installé à une terrasse de café. Il n’y a plus de serveurs, seulement un code barre à scanner pour commander votre boisson et un point de retrait pour la collecter. Gestes barrières obligent, vous sirotez un cocktail (avec CBD et sans alcool) à bonne distance de vos voisins. Vous portez un masque bien sûr, pour vous protéger du virus qui circule toujours, mais aussi de la pollution. Il est beau, il est neuf, mais surtout, il embarque une fonctionnalité qui vous permet de filtrer les particules fines de l’atmosphère et vous fournit en temps réel des données sur la qualité de l’air. Il y a peu, vous pensiez qu’il vous protégeait aussi des caméras de surveillance. Vous savez désormais que ce n’est pas le cas. Qu’à cela ne tienne, vous arborez alors une coiffure multicolore savamment déstructurée. En plus de vous donner du style, elle vous permet de contrer les dispositifs de reconnaissance thermique et d’intelligence artificielle. Après un énième lavage de mains au gel hydroalcoolique, vous caressez du bout des doigts la table en cuivre devant vous, un matériau réputé pour ses vertus anti-microbiennes et éco-responsables. Vous songez à installer la même chez vous, dans le sas de décontamination qui jouxte votre salon. Vous vous sentez bien, en sécurité.
Bienvenue en 2030, un futur post-Covid où notre rapport au monde et aux autres est profondément bouleversé.
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Mythologies pour le futur
Imaginés par le studio de design parisien Imprudence, les éléments de ce scénario pourraient bien faire partie de nos vies d’ici quelques années. Avec le projet « Mythologies du futur » , initié pendant le confinement lié à la pandémie du Covid-19, le studio entend nous aider à questionner ce que nous attendons de l’avenir, en particulier de la décennie 2030. Et pas question ici de se contenter de lire dans une boule de cristal. Pour ses créateurs, les futurologues Julien Tauvel et Mathieu Griffoul et l'anthropologue Fanny Parise, il faut s’y projeter activement.
« Dans un monde imprévisible, le futur ne peut plus se déduire, il doit s'imaginer » , explique Julien Tauvel, co-fondateur du studio spécialisé en design. Et quoi de mieux qu’une période de crise, ce moment de suspens « entre deux états », pour y réfléchir ? « Souvent, les gens ont tendance à considérer les scénarios spéculatifs comme lointains, radicaux ou comme relevant de la science-fiction pure. Or, le design fiction doit aider les gens à imaginer leur futur, mais aussi à le prendre en main. »
Et il y a du pain sur la planche, car la période amène son lot d’interrogations. Comment réapprendre à vivre dans une société où l’on ne se touche plus ? Comment se salue-t-on, fait-on l’amour quand le corps de l’autre peut aussi être une menace ? Comment se maquille-t-on, se singularise-t-on quand la moitié du visage est couverte par un masque ? Faut-il préserver à tout prix la stérilité de nos espaces de vie ou, au contraire, accueillir les bactéries et autres formes de vie essentielles à notre survie ? Souhaitons-nous vivre dans des environnements clos, ultra-hygiéniques et hyper-connectés ou collaborer avec la nature et ouvrir notre habitat vers l’extérieur ? Comment rebondir sur la pandémie pour créer des systèmes circulaires, locaux et autonomes ? Il ne tient qu’à nous d’en décider.
« Ce n’est qu’en se plongeant dans la réalité du quotidien que l’on provoque des interrogations et du changement auprès des gens, estime Julien Tauvel. À rebours des tribunes vibrantes que l’on a vu passer durant le confinement, des grandes visions sans actions, nous avons besoin de proximité, de nouveaux imaginaires. C'est en racontant des futurs plausibles et proches que l’on permet aux gens de se questionner et de choisir ce qu’ils veulent ou non. »
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Utopie ou dystopie, là n’est pas la question
Inspiré par les méthodes de Roland Barthes, le studio a choisi de se concentrer sur des objets et rituels du quotidien pour nous aider à nous projeter, soit des systèmes de signes (sociaux, économiques, culturels, technologiques…) qui peuvent être décryptés de façon concrète. Masque, lavage de mains, maquillage, sextoy, vestibule, plastique, apéro… une dizaine de nos gestes et artefacts communs sont passés au crible, à l’aune de la pandémie et des évolutions qu’elle préfigure.
Chaque mythe est présenté sous la forme de courtes fictions, sortes de journaux de bord du futur où se croisent vision anthropologique et inventions concrètes issues du monde de l’art et du design. Certaines créations ne paraissent d’ailleurs plus si incongrues. On y trouve par exemple du maquillage pour avatars virtuels ou pour se protéger de la surveillance de masse, des objets connectés pour envoyer des e-caresses, une lampe stérilisante qui élimine les agents pathogènes de votre maison grâce aux ultraviolets ou à l’inverse, des espaces de vie biophiliques construits comme des abris pour bactéries et dans le prolongement de la nature...
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Bref, autant d’inventions qui nous poussent à choisir notre camp, car l’ensemble de ces nouvelles mythologies compose aussi avec sa part de dystopie. Alors que la pandémie de Covid-19 menace d’accélérer le capitalisme de surveillance (on pense en premier lieu aux applications de traçage des malades qui divisent encore l’opinion), que dire d’une société terrorisée par la nature et obsédée par la pureté et l’hygiène ? Dans l’un de ses scénarios, le studio de design va même jusqu’à imaginer une mise à jour extrême de l’application StopCovid. Baptisée SantéPourTous, elle permettrait au gouvernement de tracer les personnes qui ne se lavent pas régulièrement les mains ou sont coupables d’un « défaut d’hygiène » …
Mais pour Julien Tauvel, les notions d’utopie et de dystopie sont toutefois à éviter si l'on veut garder la tête froide. « La notion de tendance ou de fatalité est à bannir : la tendance est une prophétie auto-réalisatrice. Plutôt que de se demander si ça va arriver ou pas, il faut se demander si nous voulons que ça arrive ou pas, et donc ce que nous voulons faire. Rien n'est jamais figé, nous sommes à un moment de choix clé pour les années à venir. »
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