La communauté des pro-ana n'est pas restée coincée sur Tumblr en 2012, elle s'est frayé un chemin sur TikTok. Et pour les experts, elle serait bien plus nuisible aujourd'hui.
Les pro-ana, cette communauté qui hantait les Internets dans les années 2010 n'est pas morte. En 2022, elle réapparaît plus forte que jamais sur TikTok en version souriante, acidulée et dansante. Alors que notre rapport à la nourriture s'est passablement complexifié, entre composition d'assiettes genrées, essor des aliments personnalisés et fonctionnels ou encore injonctions hédonistes et hygiénistes, la promotion des troubles alimentaires change de forme : plus subtile et attrayante. Et plus délétère aussi.
De Tumblr à TikTok : une brève histoire des troubles alimentaires
Dans les années 2010, les blogs dits « pro-ana » faisaient ouvertement l'apologie de l'anorexie. Ils affectionnaient la mise en avant de silhouettes décharnées et alanguies, l'iconographie noire et blanc, les citations un peu torturées, et pullulaient librement sur MySpace, Pinterest, Instagram, Reddit et Tumblr. Tant et si bien que la plateforme décida en 2012 d'interdire les blogs faisant la promotion de comportements auto-destructeurs et adopta une nouvelle politique de modération pour brider les blogs qui glorifiaient ou mettaient en avant l'anorexie, la boulimie ou autres troubles alimentaires.
Dix ans et un mouvement body positive plus tard, ces troubles n'ont pas disparu. D'après Allison Chase, docteure en psychologie, les troubles alimentaires auraient augmenté de 112 % chez les jeunes de moins de 12 ans. De son côté, la National Eating Disorder Association aurait enregistré une augmentation de 58 % de ses appels et messages entre mars 2020 et octobre 2021. En cause entre autres pour les spécialistes : le temps croissant passé en ligne durant la pandémie. Et Nylon note que la mouvance pro-ana a trouvé un nouveau conduit : TikTok, où plus d'un utilisateur sur deux a moins de 25 ans.
Pour Ysabel Gerrard, maîtresse de conférences à l'université de Sheffield interrogée par le média britannique, le phénomène n'est pas anodin : « Il ne faut pas plus de 30 secondes pour trouver un compte pro-trouble de l'alimentation sur TikTok et une fois qu'un utilisateur suit les bonnes personnes, leur page For You sera rapidement inondée de contenus provenant d'utilisateurs similaires. » Si la plupart de ces contenus s'accompagnent dorénavant d'une mise en garde ( « Si toi ou une personne que tu connais êtes préoccupé(e)s par ton ou vos images corporelles, la nourriture ou l'exercice physique, il est important que tu saches que de l'aide est disponible et que tu n'es pas seul(e) » ), de nombreuses adolescentes se font happer par la mouvance. C'est le cas de Nielsen, américaine de 17 ans. Depuis ses 15 ans, la jeune fille se débat avec des troubles anorexiques qui se sont selon elle accentués avec l'usage des réseaux sociaux. Fin 2021, elle rapporte au Guardian : « Cela se répand comme une maladie. »
Les pro-ana de 2022
Officiellement, le réseau n'autorise plus depuis 2020 la diffusion de contenus promouvant les troubles alimentaires. Néanmoins, de nombreux hashtags flirtant avec la thématique ont fleuri sur la plateforme et restent visibles. Parmi eux, le #skinnycheck (1,5 million de vues), #size0 (1,8 million) ou encore #thighgap (6,8 millions de vues). Sous ces hashtags, montages photos et vidéos faisant de manière non détournée l'éloge de la maigreur, comme à l'époque Tumblr. Mais d'autres contenus sont plus insidieux.
« La nature "pro-ana" des contenus est souvent insidieusement déguisée en tendances bien-être (...) visant à promouvoir une vie plus saine. Cela signifie que les adolescents peuvent être exposés à du contenu pro-ana sans se rendre compte qu'ils entrent dans un dangereux terrier du lapin algorithmique », souligne Nylon. Parmi ces tendances, les vidéos ultra populaires « what I eat in a day » (ce que je mange en une journée), qui cumulent plus de 11 milliards de vues et déroulent l'intégralité des plats et aliments intégrés du matin au soir (parfois à l'amande ou à la tranche d'avocat près), ou encore « healing your gut » ( « soigner vos intestins » ), qui proposent des conseils pour « se soigner de l'intérieur » et éviter les ballonnements.
Ces vidéos seront invariablement accompagnées de hashtags rassurants et inspirationnels comme #healthy (sain), #wellness (bien-être) ou #proudofmyself (fière de moi). Auprès d'un public jeune et potentiellement impressionnable, le phénomène contribue à brouiller la frontière entre contenus santé et contenus pro-ana, tant l'auto-surveillance et la rhétorique du « manger sain » à la that girl sont devenues courantes et désirables. De fil en aiguille, ces vidéos virales conduisent à d'autres contenus expliquant comment suivre le très restrictif régime keto (un régime à la mode très faible en glucides et riche en graisses) ou reproduire les habitudes alimentaires de la top model Kendall Jenner. Déjà, on retrouve des mentions troubles comme #liquidfasting (régime liquide) ou #skinny. Quelques clics plus loin apparaissent vite des hashtags ouvertement nuisibles comme #Iwillbeskinny (je serai mince) ou encore #thinspo, où une utilisatrice filme ses clavicules en gros plan pour montrer l'effet sur son corps d'un jeûne de 5 jours.
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