
Pour capter l’attention, les émotions, la créativité et l’argent de poche des juniors, l’industrie numérique a mis en place toute une série de pièges. On vous emmène à leur découverte.
Cet article est paru dans la revue 33 de L'ADN - Enfants à vendre. Enquête : qu'a fait Internet de nos enfants. Pour commander votre exemplaire, c'est par ici.
Les enfants ont une vie bien à eux sur Internet. Même ceux de moins de 13 ans, qui ne sont pas censés pouvoir avoir un profil sur les réseaux sociaux. Cette population « clandestine » fréquente un Web alternatif que les adultes ne connaissent pas toujours. Et elle est bien évidemment soumise aux pièges des algorithmes. Révélés en 2015 par l’ancien « design ethicist » de Google Tristan Harris, ces pièges consistent à proposer des fonctionnalités propres à capter et à retenir au maximum notre attention.
Mais c’est surtout du point de vue du contenu que l’Internet des enfants diffère fortement du nôtre. Comptines ultracolorées et répétitives, pour les bébés, petites histoires hypnotisantes et bizarrement sexualisées pour les 7 ans, des millions de jeux « freemium » comme Roblox, conçus pour mettre la main sur leur argent de poche à partir de 9 ans et captation émotionnelle et sociale à partir du collège. L’Internet des mineurs se rapproche du « Pays des jeux », cette fête foraine qui ne s’arrête jamais et dans laquelle Pinocchio va se transformer en âne dans son conte éponyme. Cartographie.
Sur YouTube et TikTok, le cycle infini des contenus
YouTube Kids a été lancé en 2015 comme une réponse aux parents inquiets de voir les enfants confrontés à du contenu non approprié. Il aura pourtant fallu attendre 2021 et la mise en place aux États-Unis du projet de loi Kids Internet Design and Safety (KIDS) Act pour que la plateforme décide de couper la fonctionnalité autoplay. Cette option, qui était activée par défaut, lançait automatiquement une nouvelle vidéo dès que la précédente était terminée. Ce concept que l'on retrouve sur la version classique de la plateforme est une application concrète des expériences menées sur des rats par le psychologue B. F. Skinner dans les années 1930. Ce chercheur avait déterminé que les récompenses devaient être distribuées de manière imprévisible pour être véritablement efficaces et maintenir une motivation sur le temps long. En d'autres termes, une application doit proposer un flux constant de contenus assez variés pour garder captive l’attention de ses utilisateurs.
Si YouTube Kids semble avoir mis fin à cette pratique, la problématique qui consiste à proposer des boucles infinies de contenus se trouve désormais sur TikTok, accusé de rendre nos enfants idiots. D'après les informations de Tristan Harris, la version chinoise de l'application n’est utilisable qu’une quarantaine de minutes par jour pour les mineurs, une limitation installée par défaut qui va de pair avec la primauté donnée aux contenus plus éducatifs. Ces limitations ne sont pas exceptionnelles en Chine, laquelle a récemment interdit la présence de mineur en ligne après 22h et limité le temps de connexion des moins de 8 ans à 40 minutes par jours. Sur la version occidentale, la même limite de temps existe, mais elle reste optionnelle et rarement activée, car inconnue des parents. Et cela n’est pas sans effet. Selon les études récentes, les mineurs passent en moyenne une heure et quarante-sept minutes par jour sur l'application.
Les flammes de l’amitié pour brûler son temps sur Snapchat
Quand la « captologie » ne pousse pas du contenu pour retenir l’attention de nos juniors, elle utilise leurs interactions sociales. C’est notamment le cas sur Snapchat, le réseau social le plus utilisé par les moins de 13 ans. Ce réseau a mis en place depuis 2015 le système dit « des flammes ». Ces petits émojis enflammés apparaissent quand deux utilisateurs échangent des messages plus de deux jours consécutifs. Rapidement, un métajeu (un jeu allant au-delà de la fonctionnalité de base) consistant à avoir le plus grand nombre de flammes est apparu sur la plateforme, et les adolescents se sont mis à entretenir des conversations parfois forcées pour ne pas perdre leurs précieux records. D’après la sociologue Margot Déage, qui a consacré un ouvrage à la réputation des collégiens sur Snapchat, « certains font durer les flammes sur plusieurs mois, voire plusieurs années, en s’échangeant des messages vides de sens. C’est une véritable addiction mise en place volontairement par la plateforme et qui exploite artificiellement l’amitié. »
Pour les chercheuses Laurence Corroy et Sophie Jehel, le réseau social demande carrément à ses jeunes utilisateurs de générer « un travail émotionnel » en utilisant les flammes comme autant d'injonctions à la participation. Collectionner des flammes alimente une course à la reconnaissance sociale par ses pairs, et s’en affranchir est extrêmement mal vu et peut mener à des ruptures d'amitié. Pour éviter de trop s'y investir, certains n'envoient à leurs amis qu'une capture d'écran noire ou bien sous-traitent carrément la tâche à des amis à qui ils donnent leur mot de passe.
Qui sera le « cool kid » de la récré virtuelle ?
Depuis 2017, le jeu Fortnite a rapporté à son éditeur dans les 20 milliards de dollars tout en étant totalement gratuit. La plupart de ses revenus sont tirés des microachats qui tournent autour des skins, ces tenues ou accessoires qui permettent de personnaliser son avatar. Il est loin d'être le seul jeu à avoir appuyé son modèle économique sur ce type de produits. Sur la plateforme Roblox, les utilisateurs peuvent jouer à des millions de jeux en utilisant un avatar unique qu'ils peuvent personnaliser à travers des accessoires à acheter dans de gigantesques boutiques virtuelles. Même principe sur Zepeto, une application made in Corée, à mi-chemin entre un monde virtuel, un réseau social de type Instagram, une plateforme de gaming et un outil de tchat. Elle attire entre 15 et 20 millions d'utilisateurs par jour, – 70 % sont des femmes âgées de 13 à 25 ans –, grâce à sa fonctionnalité centrale : la personnalisation et l'habillement de son avatar dont la moindre manucure ou coupe de cheveux se paie. Moins connu, mais tout aussi populaire chez les jeunes, le jeu Gacha Life propose lui aussi un concept fondé sur la personnalisation de son avatar.
Pourquoi un tel engouement pour la personnalisation ? Tout d'abord parce que c'est une manière de développer sa personnalité en ligne, surtout quand on a investi beaucoup de son temps dans un jeu et que l'on souhaite que son avatar nous représente. S'ajoute à cela un mécanisme ancré sur le plaisir de collectionner des vêtements et des accessoires. L'acte d'achat est aussi gamifié par l’utilisation d’une monnaie virtuelle. On n’a pas l'impression de dépenser son argent de poche quand on le fait avec des pièces d'or ou des diamants. Enfin, la personnalisation joue sur les mêmes comportements que ceux qui existent dans les cours de récré : pour être quelqu'un, il faut avoir la dernière casquette à la mode, même si cette dernière est virtuelle.
Sois créatif bébé et assure ma promo
Les jeux pour enfants leur permettent souvent de créer des vidéos très simplement. Cette possibilité d’enregistrement est mise en avant par les applications comme un moyen d’enrichir la créativité des enfants, évidemment. Mais elle leur permet surtout de déployer des centaines de milliers de vidéos qui assurent leur propre promotion. C’est ainsi que les vidéos Roblox ont accumulé plus de 75 milliards de vues sur YouTube, ce qui en fait la deuxième catégorie de vidéos la plus regardée après Minecraft qui a, quant à lui, dépassé le billion de vues (1 000 milliards). Sur TikTok, ce sont les vidéos de chorégraphies de Zepeto qui cartonnent, avec plus de 22 milliards de vues.
Parmi ce contenu généré à partir de jeux vidéo, on trouve deux grandes catégories. La première concerne les vidéos produites par les enfants et adolescents eux-mêmes. On y trouve beaucoup de « role play », des saynètes, voire carrément des scénarios mettant souvent en scène des personnages à qui il arrive des aventures amoureuses ou relationnelles. L'application Gacha Life est très utilisée dans ce cadre, avec plus de 11 millions de vidéos téléchargées sur YouTube. Le genre en lui-même est souvent critiqué, car une catégorie particulière de vidéos, le Gacha Heat, propose des histoires érotiques imaginées par les adolescents eux-mêmes pour un public plutôt enfantin.
La seconde catégorie est plus gênante. Il s'agit de vidéos fabriquées de manière industrielle par des adultes, la plupart du temps des vidéastes freelances ou des studios professionnels situés en Asie, dans le but de générer des clics – et donc de l'argent. Les story time Roblox en sont l'exemple parfait. Derrière une miniature accrocheuse montrant des jeunes filles un peu dénudées, on découvre une vidéo extraite d'une partie de jeu de la plateforme Roblox, qui a originellement été téléchargée par un enfant et sur laquelle on raconte une histoire en voix off. Cette décorrélation typique du « sludge content » permet de capter le regard des jeunes spectateurs pour qu’ils aillent au bout des vidéos. Vous pensez que votre enfant regarde une histoire captivante ? Non, son cerveau a été capturé par un vidéaste manipulateur.
Cet article est paru dans la revue 33 de L'ADN - Enfants à vendre. Enquête : qu'a fait Internet de nos enfants. Pour commander votre exemplaire, c'est par ici.
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