Dans son livre À l’école des mauvaises réputations, la sociologue Margot Déage nous livre une plongée vertigineuse dans les usages numériques des collégiens.
Course au nombre d’abonnés et gestion de son image en ligne, collections de photos « dossiers » (comprenez embarrassantes), conversations privées en dehors de la pression du groupe. En 2023, la vie sociale des collégiens est loin d’être simple. Si certaines choses ne changent pas, comme la manière dont les réputations se font et se défont au sein de la classe, les 11-14 ans doivent à présent jongler avec les réseaux sociaux et notamment Snapchat qui est toujours considéré comme le premier jouet numérique des enfants.
C’est justement cet apprentissage difficile de la sociabilité au collège, mais aussi en ligne, que la sociologue Margot Déage décrypte dans son livre À l’école des mauvaises réputations. Alors que la première partie de l’ouvrage est consacrée à la manière dont les bonnes ou les mauvaises réputations se forgent dès la 6ème, la seconde partie nous offre une plongée en profondeur dans les rapports tissés sur la plateforme sociale. « L’arrivée au collège est une période particulière, explique-t-elle. Il n’y a pas de grosse pression au niveau des examens, mais c’est le début de l’autonomie. On sort de ce petit espace qu’est l’école primaire, les parents nous surveillent moins et on a un téléphone portable dans la poche. Beaucoup d’élèves vont donc concentrer leur effort sur leur sociabilité au collège, mais aussi en ligne, plutôt que sur les cours. »
Échapper à la pression du groupe
C’est ici qu’intervient Snapchat. Vendu comme étant le « réseau social de l’intime », la plateforme axe sa communication sur les conversations privées et les échanges de photos que l’on peut faire avec ses proches. Si depuis sa sortie en 2011, le réseau a bien changé, notamment avec le partage de stories vidéos publiques en 2018, il reste un moyen de communication privilégié pour les collégiens. « La première chose qui frappe avec cette classe d’âge, c’est le contrôle et la surveillance qu’ils exercent entre eux, indique Margot. Ils sont toujours en train de se juger et ils ont donc du mal à se rapprocher les uns des autres pour forger des relations amicales ou amoureuses. C’est aussi très difficile de s’afficher à côté des élèves qui ont une mauvaise réputation, car on a peur d’être associé à eux et d’être ostracisé. Du coup, les réseaux permettent d'être discret et de forger de nouvelles formes de relations tout en échappant à la pression du groupe. Les ados y trouvent une liberté d'expression augmentée pour le meilleur et pour le pire. »
Cette libération de parole fait-elle pour autant des collégiens de petits imprudents en puissance qui partagent tout et n’importe quoi ? Pour Margot, le constat est bien plus nuancé. L’aspect privé de Snapchat va en premier permettre le partage de photos ou de vidéos à ses amis les plus proches. Beaucoup d’ados s’échangent ce qu’ils appellent des « fisha », c’est-à-dire des images où ils font les pitres pour se faire rigoler. Ces images ne sont d’ailleurs pas toujours éphémères comme le promet la plateforme. Beaucoup d’ados font des captures d’écrans pour les conserver. Pour quelle raison ? « Ce sont avant tout des images qui les font rire et qu’ils peuvent regarder pour se remémorer de bons souvenirs, précise Margot. Mais elles servent aussi de garantie. Si jamais il y a une trahison ou une rupture amicale, ces dossiers peuvent ensuite être diffusés à l’ensemble du collège. »
Même nuance du côté de la sexualité et de l’échange de nudes qui est pourtant de plus en perçu comme une pratique normalisée. « Les études sur la sexualité remontent à avant la pandémie et on manque de données récentes, indique Margot. On peut toutefois dire que les relations entre garçons et filles au début du collège ne sont pas simples. Il y a un entre-soi très fort et très peu de mélange. Après la 4ème, ça change un peu. Les garçons ont cette injonction d’affirmer leur hétérosexualité en performant leur attirance vers un certain type de femme tandis que les filles vont trouver les garçons immatures tout en étant attirées par les caïds. Ce sont très souvent les mêmes garçons qui sortent avec des filles et ça dure généralement entre un jour et une semaine. Comme l’amour est toujours un sujet de moquerie, Snapchat permet là encore d’échapper à la pression sociale. Concrètement, il s’agit surtout de relations platoniques et virtuelles qui se font par l'intermédiaire du chat. »
Le petit monde des cybers
Alors que Snapchat concentre ses efforts pour augmenter les relations déjà existantes, Margot Déage note aussi que la plateforme sert de carte de visite pour étendre son réseau de connaissance. « C’est un peu le Tinder pour une minorité d’ados, résume-t-elle. Les garçons notamment essayent de soigner leur image, de faire de belles photos pour provoquer des rencontres et flirter avec des jeunes filles qu’ils ne connaissent pas. » Au-delà de la drague, ces jeunes internautes que les autres collégiens surnomment les « cybers » partagent énormément de contenus publiquement et sont souvent animés par l’envie de cumuler le plus d’abonnés possible. Le fait de multiplier ces contacts leur permet de sortir de leur univers et de devenir une micro-célébrité. « Les cybers sont autant admirés qu’ils sont décriés prévient toutefois Margot. On critique surtout leur méthode jugée inauthentique pour cumuler des abonnements. La grande légende urbaine voudrait qu’ils aillent traîner dans des gares pour faire des selfies et attraper des contacts. »
Comme de vrais petits spécialistes du marketing, les comptes les plus en vue peuvent aussi servir de plateforme publicitaire pour ceux qui voudraient gagner en visibilité. En effet, jusqu’en 2017, Snapchat ne disposait pas de moteur de recherche permettant de trouver un compte en particulier. Pour gagner plus d’abonnés, les utilisateurs, surtout des filles, demandent à des contacts plus populaires de leur faire de la publicité. Ces dernières peuvent publier sur leur compte la photo et le pseudo de la personne en demande en encourageant sa communauté de s’abonner. Plus les demandes sont nombreuses, plus elles deviennent sélectives. Certaines graines d’influenceuse vont faire des concours ou des tirages au sort pour sélectionner les comptes qui seront promus. « En suivant sur un temps long ces jeunes, on se rend compte qu’ils finissent par devenir de véritables influenceurs arrivés au lycée », conclut Margot.
Ce détournement des limites de Snapchat n’a pas échappé à la plateforme qui n’a eu de cesse de s’adapter aux usages des collégiens, dépassant parfois leur attente. Avec la pratique des « publicités », le réseau a ainsi mis en place le snapcode permettant d’ajouter un nouveau compte dans son cercle d’abonnement avec une simple capture d’écrans. Même chose pour les flammes, ces petits émojis qui permettent de quantifier l’intensité d’une conversation entre deux utilisateurs quand les échanges durent plus de 24 heures. « C’est une fonctionnalité conçue pour rendre les gens accrocs, indique Margot. Ça les oblige à poursuivre leurs échanges chaque jour avec chaque personne pour entretenir le phénomène. Certains font durer les flammes sur plusieurs mois, voire plusieurs années, en s’échangeant des messages vides de sens ou en donnant son mot de passe à une copine quand on a plus de batteries. C’est une véritable compétition qui exploite artificiellement l’amitié ».
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