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François Gemenne : « C’est au niveau des entreprises que se font les transformations radicales »

© Enric Cruz López

Maillon indispensable de la lutte contre le réchauffement climatique, les entreprises s’engagent concrètement pour la transition écologique. Des initiatives qui donnent envie de garder espoir…

Plus besoin de vous faire un dessin, l’heure est grave et les derniers rapports du GIEC sont formels : il est urgent de réduire les émissions de gaz à effet de serre pour limiter le réchauffement climatique en dessous des 1,5°C. Et dans ce plan d’urgence, les entreprises ont un rôle capital à jouer. Une étude de Richard Heede, du Climate Accountability Institute datant de 2019 rappelle que 20 entreprises auraient émis 35% des émissions de CO2 depuis 1965. 

Trêve de bavardage, il est grand temps de passer à l’action. Fort heureusement, les entreprises sont nombreuses à avoir embrassé la démarche. En 2021, 9 entreprises de l’Union européenne sur 10 affirmaient qu’elles prenaient des mesures pour soutenir la transition écologique, rappelle l’Organisation Internationale du Travail. Très récemment, le Grand Défi des entreprises pour la planète publiait 100 propositions en vue d’accélérer la transition écologique des entreprises et de l’économie. Parmi celles-ci : faire de la biodiversité une grande cause nationale, instaurer une formation obligatoire aux enjeux écologiques ou affecter 10% du résultat net de l’entreprise à un fonds de réserve écologique. 

De nombreux grands groupes se sont déjà engagés à réduire de manière drastique leurs émissions de CO2. C’est le cas par exemple de L’Oréal qui a obtenu un triple A du Carbon Disclosure Project (CDP) pour son engagement contre le changement climatique. Pernod Ricard a quant à lui rejoint la Business Ambition 1,5°C de l’ONU afin d’aligner ses objectifs avec les Accords de Paris. Ainsi, pour contribuer à la neutralité carbone d’ici 2030, Pernod Ricard France compte réduire de 50% ses émissions en CO2 en travaillant sur la circularité de ses produits et ses packagings, en accompagnant la transition agricole vers des pratiques plus durables et en optimisant ses flux de transport. La société Bel, entreprise française de l’agroalimentaire française s’engage à proposer une offre à 50% laitière et à 50% végétale, un engagement de taille puisque selon une étude récente, passer au fromage végétal pourrait réduire de moitié l’empreinte carbone des consommateurs. 

Mais quel est l’impact de ces initiatives sur le climat ? Tous les business models sont-ils compatibles avec la transition écologique ? François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement et membre du GIEC, nous aide à y voir plus clair.

Que dit le GIEC sur la responsabilité des entreprises sur le changement climatique ?

François Gemenne : La responsabilité des entreprises est énorme dans le changement climatique parce que ce ne sont pas les Etats eux-mêmes qui provoquent les émissions de gaz à effet de serre mais les citoyens et les entreprises. La moitié des émissions de gaz à effet de serre de ces 20 dernières années ont été émises par 25 entreprises, qui sont toutes des entreprises pétrolières, charbonnières ou gazières. Toute la difficulté est de savoir quelle métrique on va utiliser pour comptabiliser les émissions de gaz à effet de serre. Généralement, c’est un comptage qui se fait par État. Sauf que ce n'est pas le gouvernement français qui produit des émissions, ce sont les entreprises établies sur le sol français. Si l’on veut lutter contre le changement climatique, il va falloir décarboner les entreprises.

Quelles sont les contraintes spécifiques à la décarbonation des grandes entreprises? Quels sont les grands défis auxquels elles vont devoir faire face ?

FG : Toute notre économie repose sur l'exploitation des énergies fossiles ce qui va permettre de condenser une très grande quantité d'énergie sur une masse relativement faible. A partir d'un litre de pétrole ou à partir d'un kilo de charbon, on peut extraire énormément d'énergie. Comment est-ce que l'entreprise peut désormais ne plus reposer sur l'exploitation de ces énergies ? Une autre contrainte qui est importante, c'est le cadre international et la compétitivité. Dans la mesure où l'exploitation des énergies fossiles reste très rentable, est-ce que je ne risque pas d'être moins compétitif que mes concurrents ? C'est la raison pour laquelle les États-Unis n'ont pas appliqué le protocole de Kyoto à la fin des années 90. J'ai tendance à croire que c'est une logique qui se renverse. Si les entreprises aujourd'hui ne se décarbonent pas rapidement, elles ne seront plus compétitives dans l'économie de demain.

Très concrètement, que peuvent faire les entreprises pour participer activement à la transition écologique ? Quelles sont les actions les plus efficaces à mettre en place ?

FG : En fonction de leur secteur d'activité, les entreprises ont énormément de choses à faire. Elles possèdent l'essentiel des leviers de ce que l’on appelle la transition énergétique. Elles peuvent agir plus rapidement et plus radicalement que des gouvernements ou des citoyens. Elles peuvent mobiliser des financements importants, certaines entreprises ont d’ailleurs un budget équivalent au PIB de certains États. Celles qui sont des entreprises multinationales vont déployer des actions pour le climat à l'extérieur de leur frontière, ce qui est très difficile dans le cadre d'un gouvernement. Pourtant c’est absolument nécessaire. Mais une entreprise ce n'est pas seulement un produit, un bien ou un service, c'est aussi des clients, des fournisseurs, des collaborateurs qui sont eux-mêmes clients d'autres entreprises. Elle peut être un catalyseur de changement pour permettre une forme d'action collective à partir des préférences individuelles.

Le Grand Défi des entreprises pour la planète a révélé début février 2023, 100 propositions pour accélérer la transition écologique des entreprises. Qu’est-ce que vous inspire ce genre d’initiatives ?

FG : Je trouve cela très important. La question est de voir comment les propositions de ces entreprises peuvent devenir la norme du secteur et comment elles peuvent être standardisées. Évidemment cela ne va pas dépendre des pouvoirs publics, mais des fédérations d'entreprises essentiellement. J'espère que des organisations comme le Medef vont s'en saisir.

Quelles sont les principales difficultés que ces entreprises vont devoir surmonter ?

FG : Cela va dépendre de la manière dont certaines entreprises leaders sur leur marché vont se saisir de ces propositions. Si une entreprise de ce type s'empare de l'une de ces propositions, cela va devenir le standard. Mais comment faire en sorte que ce ne soit pas juste de la bonne volonté de petites entreprises ? Il faut une certaine forme de courage de la part des dirigeants des grandes entreprises, y compris face à leurs actionnaires. Le problème de beaucoup de grosses entreprises, c'est qu'elles sont cotées en bourse et qu’elles dépendent d'un actionnariat qui va vouloir des retours à très court terme sur investissement.

A propos de vision à long terme, l'objectif global de L’Oréal pour 2030 est de réduire de 50 % ses émissions de gaz à effet de serre sur chacun de ses produits finis et d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. En 2025, tous les sites du groupe devront avoir atteint la neutralité carbone et d’ici 2030, aucun ingrédients ni matériaux d’emballage ne contribueront à la déforestation. C’est le genre de feuille de route que les entreprises doivent suivre ? Cela ne risque pas de les effrayer ? [MF1] 

FG : L'avantage de L'Oréal est qu'ils sont justement leaders sur leur secteur. C'est 90 000 employés, donc aussi 90 000 citoyens. C'est une entreprise multinationale avec des bureaux et des activités dans de nombreux pays. Très clairement, si L'Oréal s’engage, cela veut dire qu'elle impose une certaine forme de normes par rapport au secteur. Les consommateurs sauront que s'ils achètent demain une cosmétique qui n'est pas L'Oréal, vraisemblablement, son empreinte carbone sera beaucoup plus importante. Mais soyons clairs, si L'Oréal fait ça, c'est aussi parce que L'Oréal est poussée dans le dos par toute une série de plus petites boîtes qui vont faire des savons et des cosmétiques plus écolos. Autre chose qui est assez importante dans ce que fait L'Oréal, c'est d'avoir des trajectoires plus immédiates, à 2025 ou à 2030. On va pouvoir contrôler année après année s'ils y arrivent ou pas. Je crois beaucoup à la nécessité pour les entreprises de se doter d'objectifs de court terme, bien davantage qu'uniquement d'objectifs de moyen ou de long terme. Pour la planète, si vous faites du reporting tous les dix ans, cela ne va pas fonctionner.

Est-ce que toutes les entreprises peuvent participer à la transition écologique ?

FG : Il y a des entreprises qui vont être confrontées très clairement à la question de soit de changer radicalement de business model, soit de disparaître. Cela arrive tout le temps dans l'histoire des entreprises. Si l'on prend American Express, au départ, ils opéraient des diligences. Et puis le télégraphe est arrivé et donc American Express s’est mis à faire des chèques voyage pour les voyages internationaux qui sont devenus obsolètes avec les cartes de crédit. Par deux fois, l’entreprise s'est trouvée confrontée à des transformations, à des évolutions technologiques qui ont mis en cause sa raison d'être et son business model.

En France, il y a Decathlon notamment qui teste un système de location de matériel sportif.

FG : Décathlon est très engagée sur les questions sociales. Si elle ne mettait pas en place quelque chose sur les questions de durabilité, son image allait en souffrir. Comment est-ce possible d'être aussi engagé sur la question d'inclusivité et que cela se fasse au prix du climat, de l'environnement ? Vous ne pouvez pas essayer de démocratiser le sport, les activités de plein air pour tous au détriment du plein air lui-même.

Qu’est-ce qui vous rend optimiste aujourd’hui quand vous analysez l’engagement des entreprises pour le climat ?

FG : L'essentiel des transformations que j'observe se fait au niveau des entreprises. C'est là que je vois les transformations les plus rapides et les plus radicales. Je suis frappé de voir que les gens attendent tellement des gouvernements alors que c'est malheureusement là où les transitions sont les plus lentes. Le grand défi c'est d’encourager, d’amplifier les transformations des entreprises qui sont déjà à l'œuvre et de récompenser celles qui ont fait le choix pionnier de le faire. Elles seront récompensées demain par le marché et les attentes des consommateurs.

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