Enfants congolais

La compensation carbone : un levier d'inaction climatique ?

© Geoffrey Degens

Les projets de compensation carbone sont régulièrement promus par les multinationales pour afficher, à grand renfort de communication, leurs objectifs de neutralité carbone. Mais sont-ils efficaces ?

La compensation carbone est de plus en plus plébiscitée par différents acteurs pour financer des projets destinés à « absorber » les émissions liées à leurs activités. C'est le cas de TotalEnergies avec le projet BaCaSi, inauguré en novembre 2021 au Congo, sur les plateaux Batéké, au nord de Brazzaville. D’après l’entreprise, BaCaSi a pour objectif le « développement durable d’une zone de 55 000 hectares comprenant la conservation des forêts encore présentes, la plantation d’arbres sur 38 000 hectares en dix ans, ainsi que 2 000 hectares d’agroforesterie gérés avec les populations locales ». Ce projet permettrait de « séquestrer sur vingt ans plus de 10 millions de tonnes de CO2 », qui permettront à TotalEnergies de continuer à afficher des objectifs de neutralité carbone à l’horizon 2050 sans avoir à engager de réelles réductions de leurs émissions. Dans un rapport, publié fin octobre 2023, la Commission diocésaine Justice et paix Pointe-Noire (CDJP), le Secours Catholique – Caritas France (SCCF) et le CCFD-Terre Solidaire remettent en cause l’efficacité du projet. À quelques heures de l'ouverture de la COP28, on fait le point sur le projet BaCaSi et plus largement sur les dispositifs de compensation carbone avec Jean-François Dubost, Directeur du plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire.

Pourquoi remettez-vous en cause l'efficacité des projets de compensation carbone ?

Jean-François Dubost : Si on se fie aux données du GIEC ou de l’ADEME, la question de la neutralité carbone ne peut être envisagée qu’à un niveau global. La vision d’ensemble initiale était de se dire qu'à l’échelle de la planète on doit arriver à un équilibre. L’intention n’était donc pas de le décliner entreprise par entreprise. Pourtant, des acteurs particuliers se sont approprié le concept, ce qui en soit est déjà très problématique. D’un point de vue plus pratique, la neutralité carbone implique de pouvoir réduire et éviter les émissions et de les compenser. Pourtant l'efficacité de ces mécanismes est désormais remise en cause. En effet, si on mise sur la nature, il y a un décalage temporel incompressible entre l'immédiateté des émissions par les entreprises et le temps nécessaire pour qu’un arbre absorbe des émissions grâce à la photosynthèse. Il est nécessaire d’atteindre un certain niveau de croissance. Ainsi, une tonne de CO2 émise en 2023 ne sera « compensée » par la plantation de nouveaux arbres que des décennies plus tard. Il y a donc un déséquilibre. Par ailleurs, ces prévisions ne prennent pas en compte les facteurs de risque (sécheresse, incendies, maladies...). Le pari fait par les acteurs économiques d’atteindre la neutralité risque de ne pas être remplie.

La compensation carbone serait donc un levier d'inaction climatique ?

J-F D. : Il n’est pas possible de postuler l’équivalence entre une émission immédiate et certaine, et un évitement d’émission présumé à long terme via l’achat de crédits carbone. L’atteinte d’une neutralité d’ici 2030-2050 est donc partiellement inexacte. En outre, ces prévisions ne prennent pas en compte l’activité humaine comme l’abattage d’arbres. Si on se base sur les documents initiaux proposés par TotalEnergies, le bois pourrait être exploité en mobilier ou en contre-plaqué, ce qui est une bonne chose puisque cela permettra de garder le carbone stocké. En revanche, il est aussi question d’une utilisation en bois de chauffage ce qui est absurde puisque ce qu’on aura capté sera alors relâché dans l’atmosphère. 

En quoi ces dispositifs sont-ils de fausses bonnes solutions ?

J-F D. : La responsabilité d’émission des entreprises se déroule entre ce qui relève de leur activité brute, ce qui est nécessaire à leur activité et l’utilisation finale des produits. La réduction doit intervenir sur l’ensemble des 3 niveaux (scopes 1,2,3). Pour les entreprises de l'industrie pétrolière, le dernier scope (3) est extrêmement lourd. C'est pourquoi souvent les calculs se font sur les scopes 1 et 2, qui sont directement dans leur périmètre. Au final la réduction est bien moins importante que ce qui est annoncé. On voit que ces entreprises, et ici TotalEnergies, misent sur ce type de projets pour atteindre cette neutralité et revendiquer une approche verte ou vertueuse. Et au-delà des réserves, sur le fondement même du dispositif de compensation et d’absorption du carbone, la logique de compensation n’incite pas les entreprises à se tourner vers des activités moins émettrices et retarde la mise en œuvre de mesures permettant de limiter les impacts de la crise climatique déjà en cours. Évidemment la réduction n‘est pas nulle. Mais en réalité il faut investir de façon plus importante sur la réduction plutôt que de miser sur la compensation. 

Ce type de projet ne donne-t-il pas le sentiment qu'on peut continuer à vivre comme avant ?

J-F D. : La compensation agit comme un miroir déformant de la réalité laissant penser qu’on peut continuer à produire de la même manière et qu’il est possible de rectifier notre impact en absorbant du carbone. Ce type de projet donne l’impression aux consommateurs que notre activité et notre mode de vie, peuvent ne pas avoir d’impact sur le climat. Ce qui est scientifiquement faux puisque les émissions de l’entreprise se traduisent immédiatement en une contribution au réchauffement climatique. De façon conceptuelle c’est également erroné puisque notre activité a par essence et par nature un impact.

Vous proposez de passer d'une logique de compensation à un principe de contribution. Pourriez-vous nous expliquer ?

J-F D. : Beaucoup d’écrits notamment scientifiques proposent des solutions qui consisteraient à acter le principe que les entreprises ont un impact, qu’elles doivent réduire prioritairement, sans entrer dans une logique de compensation mais sur un principe de contribution. C’est une idée assez difficile à faire passer auprès des entreprises et du public puisque ça signifie que l’entreprise va dépenser de l’argent à perte pour permettre le développement sur un territoire d’un écosystème (forêt, mangrove...) ou le maintien de cet écosystème en l’état. Pourtant, nous n'arriverons pas à réagir correctement si on ne modifie pas notre approche et qu’on ne sort pas d'une logique de rentabilité qui consiste à penser que cet investissement ou cette compensation doit rapporter financièrement – générer des crédits carbone qu’on pourra vendre et sur lesquels on va pouvoir faire du profit ou encore verdir son image. L’idée étant que l’impact est déjà présent. 

Quels sont les risques des projets de compensation carbone pour les communautés locales ?

J-F D. : Le développement « vert » des pays riches se fait aux dépens des populations les plus vulnérables des pays du Sud. Ça consiste à mettre sous cloche une zone parce qu’elle sert des intérêts extérieurs au pays en ignorant les droits des populations. L’étude du projet BaCaSi met ainsi en lumière les risques importants pour les droits des communautés locales. Les restrictions d’accès aux forêts présentes sur le périmètre du projet ainsi que le changement d’usage des terres lors du lancement de la plantation en novembre 2021 ont exclu de la zone les populations de chasseurs-cueilleurs qui pendant plusieurs mois n’ont pas pu se rendre dans la forêt. La perte des moyens de subsistance ainsi que le manque d’alternatives économiques durables deviennent alors des enjeux majeurs en ce qu’ils bouleversent l’ordre culturel, social et économique des populations et territoires concernés. De surcroît, les projets de plantation d’arbres à grande échelle qui voient le jour dans les pays du Sud augmentent la demande en terres, ce qui peut entraîner des déplacements de populations et mettre en danger leur sécurité alimentaire. En outre ces projets posent aussi la question des sites sacrés et des sites spirituels des populations autochtones.

Les États n'ont-ils pas une part de responsabilité en autorisant de tels projets ?

J-F D. : Évidemment la responsabilité n'est pas du seul fait de TotalEnergies mais aussi de l’État du Congo. Le gouvernement congolais a déclassé son domaine public en domaine privé ce qui lui permet de le vendre ou de le mettre à disposition dans le cadre d’un contrat privé. C'est le cas pour le projet BaCaSi. Selon le média SourceMaterial, qui a obtenu le contrat de bail (conclu entre l’État congolais et Forest Neutral Congo), le gouvernement « garantirait au locataire l’expulsion de tous les propriétaires fonciers présumés, les titulaires de droits traditionnels et coutumiers qui revendiqueraient les terres ». Les droits des populations sont balayés du jour au lendemain. Au cours de nos échanges, TotalEnergies a systématiquement insisté sur le fait que la responsabilité concernant les expulsions et l’indemnisation des propriétaires terriens ayant perdu leurs terres revenait à l’État congolais. Or, selon les Principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits humains, les entreprises doivent prévenir les impacts de leurs activités sur ces droits et en répondre. L’entreprise a donc un devoir de vigilance. Ce qui implique une consultation avec les groupes potentiellement affectés, ainsi qu’avec d’autres parties prenantes concernées. On a donc deux niveaux de responsabilité.

Dans le rapport il est question de co-bénéficiarité ? De quoi s'agit-il ?

J-F D. : Une parcelle d’agroforesterie créée sur le site du projet (2 000 hectares) prévoit de mêler la plantation d’acacias à la culture du manioc. Nos échanges avec les agriculteurs et agricultrices et les opérateurs du projet concordent sur le fait que 1 hectare de surface agricole a été proposé à chaque paysan et paysanne, indépendamment de la surface qu’ils ou elles détenaient initialement. Dans ce système, un paysan ou une paysanne qui possédait auparavant 300 hectares de surface exploitable peut se retrouver avec 1 hectare de parcelle en agroforesterie. En outre, les agriculteurs n’ont pas bénéficié de formation ou de sensibilisation à ce système très différent du modèle d’exploitation agricole traditionnel. C’est la preuve qu'il est nécessaire d'associer dès le départ les populations et de prendre en compte leurs intérêts. C’est la conséquence de l’idée de compenser et de valoriser cette compensation. Si nous étions dans un principe de contribution gratuite, on aurait probablement une approche et une logique différente puisque nous n’attendrions pas un retour sur investissement.  

En plus de l'accaparation des terres ne se pose t-il pas le problème de la financiarisation de la nature, qui devient ainsi un instrument au service de la croissance ?

J-F D. : Le principe de la compensation carbone au niveau mondial est né du protocole de Kyoto de 1997, qui a érigé les marchés carbone comme l’une des pièces centrales du cadre international des politiques climatiques. Cet instrument permettait aux pays développés de financer des projets censés réduire leurs émissions de gaz à effet de serre dans les pays du Sud. Le dispositif initial prévoyait de mettre sur le marché des crédits carbone à un tarif élevé, pour dissuader les entreprises d'y avoir recours et privilégier la réduction des émissions. Mais il s’est passé exactement l’inverse, à savoir l’exposition des crédits carbone par une démultiplication des projets avec zéro contrôle étatique, comme en témoigne le scandale du certificateur Vera par exemple (une enquête internationale avait révélé que des millions de certificats délivrés par cette ONG étaient loin de servir à financer des projets climatiques). Ce qui a eu pour effet de faire baisser le coût des crédits carbone qui sont aujourd’hui entre 1 et 2 euros. Dans le cas du projet TotalEnergies, je dois dire pour être rigoureux que pour l’instant nous n'avons pas d’indications sur le fait que le projet soit générateur de crédits carbone mis en vente par Total sur un marché quelconque. D'après nos échanges, TotalEnergies n'a pas encore déterminé avec quels certificateurs ils allaient travailler pour qualifier leurs crédits et valoriser leur neutralité. Compte tenu du montant visé par le projet, la financiarisation de ces crédits carbone est une possibilité qu’on ne peut pas exclure.

Le Pape assistera à la Cop28. C'est une première. Qu'en pensez-vous ?

J-F D. : On parle souvent de justice climatique ou de transition juste et solidaire, ce qui signifie que les politiques visant à limiter les émissions de gaz à effet de serre ne doivent pas engendrer de nouvelles pauvretés ni se faire au détriment du respect des droits humains. Le pape François, dans l’encyclique Laudato Si, le résume ainsi : « Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature. » C’est aussi ce message-là qu’on veut faire passer. On peut le trouver le basique mais les enjeux de cette justice se jouent aussi sur la capacité d’une personne à continuer à avoir accès à son champ, à pouvoir scolariser ses enfants... C’est dans ces détails que se joue l’équité mondiale et ce sont ces détails-là que nous souhaitons rendre visibles. 

Peggy Baron

Chaque jour je m'installe à la terrasse de l'actu et je regarde le monde en effervescence. J'écris aussi bien sur les cafards cyborg que sur le monde du travail, sans oublier l'environnement et les tendances conso.

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commentaires

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  1. Avatar Françoise Le Failler dit :

    Bonjour

    Merci pour cet article. Sujet passionnant mais complexe ! Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur le puits forestier et son rôle dans la neutralité carbone. Rv pour un webinaire sur le sujet organisé par l'ONF et le CNPF le 8 décembre à 14h. Inscription au lien ci-dessous
    https://my.weezevent.com/journee-mondiale-du-climat-2023

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