Une femme dont la tête est remplacée par un nuage et des fleurs

Comment les boîtes s'arrangent avec la compensation carbone ?

© Vizerskaya via Getty Images

La compensation carbone, tout le monde en parle. Sauf que l'outil connaît de sacrées limites. Le chercheur Augustin Fragnière nous éclaire.

La compensation carbone : illusion ou solution ?  Cette question, Augustin Fragnière se l'est posée dès 2009, alors que les outils de compensation avaient le vent en poupe. Dix ans plus tard, il est formel : le système a de vraies limites, et il est urgent d'en changer.

Vous vous êtes posé la question des limites de la compensation carbone dès 2009. Quel était votre constat à l’époque ?

Augustin Fragnière : À ce moment-là, la compensation carbone était présentée comme une solution « facile », un outil-miracle alors que personne n’arrivait à réduire ses émissions. J’ai trouvé ça suspect… j’ai donc commencé à creuser pour comprendre les logiques de cet outil public à forte portée politique. J’ai alors découvert que cette méthode se heurtait à plusieurs problématiques. Tout d’abord, celle de l’intégrité environnementale des projets. Apportent-ils réellement les réductions d’émissions prétendues ? Sont-ils pérennes ? Comment les calculs compensatoires sont-ils réalisés ? Ensuite, il y a le sujet des mauvaises incitations. Permettre de compenser à très bas coût leurs émissions n’incite pas les entreprises à repenser la façon dont elles émettent du carbone en premier lieu. Ça ne les incite nullement à transformer notre système économique actuel. Enfin, il y a un problème plus général : le concept repose sur un jeu à sommes nulles. Pour une tonne compensée, il faut qu’une tonne soit émise quelque part. Or les Accords de Paris préconisent une réduction drastique de nos émissions : nous devons émettre moins, pas compenser. Je pense que la compensation carbone peut être un instrument transitoire ponctuel. Mais pas une solution.

Est-ce bien différent aujourd’hui ?

A. F. : Malheureusement non. Aujourd’hui, compenser une tonne de carbone ne coûte, en moyenne et à l'international, que 3 dollars aux entreprises. Elles n’ont aucun intérêt à réduire leurs émissions à la source ! Et si je devais dresser le constat de ce qui a changé ces dernières années… il ne serait pas forcément glorieux. Au moment de la sortie de mon livre, les outils de compensation connaissaient une croissance magistrale. Et puis, en 2010, la courbe s’est inversée, jusqu’à atteindre son point le plus bas en 2017, avant d’exploser de nouveau en 2019. Cette période creuse témoigne d’une phase de désintérêt pour le climat. Aujourd’hui, on est bien obligé de se rendre compte que le sujet n’a pas été résolu de manière institutionnelle ou politique. Les mouvements citoyens et étudiants mettent à mal l’image des grandes entreprises, qui se re-saisissent des outils de compensation qui restent un moyen rapide, même si pas forcément crédible à long terme, de redorer leur blason.

Trois dollars pour compenser une tonne de carbone… Ça paraît très peu. Comment peut-on « valoriser » financièrement l’impact de l’activité humaine sur l’environnement ?

A. F. : De nombreux économistes se sont prêtés à l’exercice pour calculer ce qui s’appelle « le coût social du carbone ». Mais compte tenu de tous les paramètres qui entrent en compte, celui-ci reste très difficile à établir. En revanche, il est certain que le prix actuel de la compensation n’a rien d’incitatif. On estime que si la tonne coûtait plutôt 40 ou 80 dollars, les entreprises réfléchiraient plus à limiter leurs émissions à la source plutôt que de se lancer dans un programme de compensation.

Si la compensation coûtait plus cher, est-ce que les entreprises ne risqueraient pas de se désintéresser totalement du sujet ?

A. F. : Ça a toujours été l’argument de celles et ceux qui veulent défendre le système. « L’instrument n’est pas parfait, mais s’il coûte plus cher, les entreprises ne feront rien du tout. » De mon côté, je n’en suis pas certain du tout. Il y a une réelle prise de conscience des enjeux, une vraie volonté de changer. Mais il est important d’établir un cadre réglementaire.

Dans votre livre, vous regrettez le champ sémantique employé pour parler de compensation (que vous suggérez d’ailleurs de modifier en « contribution » ), qui pose les limites du sujet…

A. F. : Il est important de choisir les bons mots pour faire passer les bons messages. En parlant de « compensation », on laisse penser qu’en achetant des crédits carbone à bas prix, il est possible d’annuler les effets néfastes de nos émissions de CO2. Le terme sous-entend un équilibre qui nous absout complètement. Le terme de « contribution » permet de mieux comprendre cette idée que l’on paye pour protéger le climat, sans pour autant annuler les effets de nos propres émissions.

J’aimerais aussi que l’on utilise différemment l’expression « neutralité carbone ». Elle agit comme un écran de fumée. Une entreprise peut s’afficher neutre en carbone sans dévoiler les détails de ses actions. A-t-elle vraiment atteint la neutralité au niveau de ses émissions ? Ou se contente-t-elle de payer pour compenser ? Ça ne dit rien sur ses efforts réels. Elle peut même se prétendre neutre en carbone tout en ayant accru ses émissions au cours des dernières années, uniquement en achetant plus de crédits. J’aimerais que l’expression ne puisse être appliquée qu’aux cas de « zéro émission nette », et non aux cas de compensation.

Vous évoquez aussi les cas généralisés de dissonance cognitive face à l’étendue du problème.

A. F. : La plupart d’entre nous se soucie de l’écologie et du climat. Sauf que la consommation en général contribue à dégrader notre environnement. Nous sommes coincés dans un système économique, technique et professionnel : à titre individuel et corporate, il n’est pas toujours facile de réduire nos émissions. Cela crée un inconfort psychologique entre ce que nous faisons réellement et ce que nous devrions faire. En toute logique, nous devrions vouloir sortir de cet inconfort, et donc changer nos comportements.

Existe-t-il des mesures réglementaires contraignantes ?

A. F. : Il existe un certain nombre de règles pour assurer la validité environnementale des crédits. Toutefois, ils n’ont pas beaucoup évolué et n’ont pas empêché certains scandales de ces dernières années. Par ailleurs, des études montrent que 80 % des projets de compensation institutionnelle auraient vu le jour même sans le système d’achats de crédits. On peut donc avancer que ces critères n’ont rien changé… à part à enrichir les promoteurs de projets.

Le problème des réglementations, c’est qu’elles sont nécessaires mais souvent impopulaires. Le dérèglement climatique est un problème d’action collective : il existe des millions de sources de CO2, ce n’est pas comme une marée noire où une source unique mène à un désastre. Dans ce cas-ci, c’est diffus et collectif. On pourrait s’inspirer de la Norvège, qui cesse d’immatriculer de nouvelles voitures thermiques à partir de 2025. Mais l’avantage d’une taxe serait la possibilité de la faire croître dans le temps, de manière progressive et prévisible. Si un chef d’entreprise sait que dans 20 ans, le prix de la tonne de carbone s’élèvera à 400 euros, il a tout intérêt à mettre en œuvre les moyens de planifier une réduction de ses émissions. Il faut donc un message politique clair.

Les premiers chiffres tombent : en Turquie, un projet de reforestation a vu le jour en novembre 2019. La quasi-totalité des arbres plantés sont morts

A. F. : C’est le problème des projets faits dans la précipitation, qui relèvent des actions de communication plus que de vraies ambitions environnementales. Ça prouve une nouvelle fois qu’il ne suffit pas de planter des arbres, que tout le sujet est complexe. Heureusement, il y a de bons contre-exemples. Microsoft a récemment présenté un projet environnemental convaincant.

Pensez-vous que pour les entreprises, la compensation ne soit qu’un moyen de continuer à agir comme avant ?

A. F. : Peut-être en partie. Mais le simple fait que ça puisse être le cas pose déjà un vrai problème.

Et pour les consommateurs, est-ce un moyen de se donner bonne conscience ?

A. F. : Je ne suis pas du tout certain que les consommateurs soient conscients du sujet, sauf peut-être pour l’avion. Ça ne me paraît pas être un argument de vente pour les entreprises.

Que pourrait-on imaginer comme solutions ?

A. F. : Il faudrait changer la logique même de l’outil. Changer le lexique. Changer notre approche de la compensation. Même si l’on garde cette logique de projets financés par les entreprises et les particuliers, il faut absolument faire la différence entre les achats de crédits et le sujet des « zéro émission nette ». Il faut prendre conscience que c’est provisoire et proposer un objet plus ambitieux, dans lequel les États s’impliquent réellement, à un niveau local pour permettre une bonne transition.

Mélanie Roosen

Mélanie Roosen est rédactrice en chef web pour L'ADN. Ses sujets de prédilection ? L'innovation et l'engagement des entreprises, qu'il s'agisse de problématiques RH, RSE, de leurs missions, leur organisation, leur stratégie ou leur modèle économique.

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commentaires

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  1. Avatar r dit :

    Donc en fait la compensation c'est du bullshit, mais il y a qu'à changer un mot "contribution" et c'est bon tout va bien.

    On aurait pu économiser le CO2 de cet article là non ?

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