Capture du film : Et au milieu coule une rivière

Eau : changer de modèle agricole sous peine d'en manquer

Début 2023, 72 % des nappes phréatiques étaient sous les normales mensuelles. En cause : des décennies de mauvaises pratiques de gestion de l’eau. La solution : une gestion collective.

Pourtant, ce n'est pas vraiment la direction que l'on prend, entre financiarisation de l'eau en Australie et fausses bonnes solutions. Conférencière et journaliste, Juliette Duquesne s'intéresse de près aux questions économiques et environnementales. Dans son podcast Carnet d'alerte, elle revient sur les enquêtes au long cours traitées dans six Carnet d'Alerte coécrit avec Pierre Rabhi. Pour L’eau que nous sommes, un élément vital en péril, publié en 2018 aux Éditions Chatelet, la journaliste a interrogé plus de 60 chercheurs, agriculteurs et acteurs de la société civile. Leur conclusion est simple : l’eau est un commun qui nécessite une gestion collective. Décryptage des problématiques liées à la gestion de l'eau.

Comment gérer de manière efficace la ressource en eau ?

Juliette Duquesne : Le changement climatique est souvent révélateur de mauvaises pratiques et d'une mauvaise gestion de l'eau. Il renforce des problématiques déjà existantes. En effet, les prélèvements mondiaux d'eau au cours du 20ème siècle ont augmenté 1,7 fois plus vite que la population. En France, les surfaces irriguées ont triplé entre 1970 et 2000 et ne cessent d’augmenter. Selon les études, au niveau mondial, 80 à 90 % de l'eau sont consommés par l'agriculture. Le principal consommateur et pollueur d'eau est l'agriculture industrielle. En cause : le modèle agricole mis en place après la Seconde Guerre mondiale. On a multiplié les taux d'irrigation entre autres pour gérer et contrôler le calendrier agricole et savoir quand on va pouvoir vendre. Eau et agriculture sont deux sujets intrinsèquement liés et on ne pourra préserver l'eau sans changer de modèle agricole. Au regard des données, cette thématique est particulièrement sensible, pourtant, il ne s'agit pas, bien sûr, d'accuser les agriculteurs, mais un modèle agricole, décidé par l’État au cours du XXème siècle.

Dessaler l’eau de mer, est-ce une solution envisageable ?

J. D : Plutôt que de réduire notre consommation d'eau et réfléchir à nos modes de production (élevage intensif, type de culture...) on essaie de trouver des solutions. Le dessalement ou dessalinisation (processus qui permet d'obtenir de l'eau douce – potable ou pour l'irrigation – à partir d'eau de mer) est avancé comme l'une d'entre elles. C'est une fausse bonne solution car désaliniser l'eau de mer est très énergivore et contribue à l'émission de gaz à effet de serre, et in fine, à accélérer le changement climatique. C'est un cercle vicieux. Deuxième problème : que faire du sel ? Dans le processus de dessalinisation on rejette à la mer le sel extrait, ce qui pourrait avoir pour effet, à terme, de créer des petites mers mortes. La question du sel en tant que déchet est donc importante. La dessalinisation, dans des très endroits très locaux, peut être une solution. Mais en aucun cas pour pallier notre problème de ressources en eau de façon globale. Et encore moins pour continuer à consommer toujours autant d'eau voire d’augmenter notre consommation.

Vous dites que la dessalinisation est l'une des fausses bonnes solutions proposées. Quelles sont les autres ?

J. D : À chaque fois on essaie de contenir le système plutôt que de changer la structure et les fondements. Que ce soit pour la pollution ou la consommation de l'eau qui sont deux sujets liés, cela aboutit à des solutions non adaptées. C'est le cas des mégabassines (financées à 70 % par de l'argent public) mais aussi pour le problème des algues vertes. On a mis en place des stations d'épuration dans les élevages industriels, alors que le problème vient de la concentration. En Bretagne, 13 millions de porcs sont élevés (plus de 3 fois la population bretonne), concentrés sur des petites surfaces. Changer de modèle signifie élever moins de porcs pour aller vers un modèle à l'échelle national qui privilégie la polyculture et l’agriculture biologique. Pour éviter la construction de ces mégabassines, il faut cultiver moins de maïs et élever moins d’animaux, des animaux qui ne mangent pas de céréales mais tout simplement de l’herbe ! Parmi les autres fausses bonnes solutions – certes moins dramatique – la récupération des eaux usées est également mise en avant. Localement ça peut être intéressant. Donc pourquoi ne pas réutiliser un peu les eaux usées..., mais n'oublions pas que les eaux usées sont rejetées dans les milieux naturels. Il est donc surprenant de penser que l'eau qui repart dans la nature est une eau perdue parce qu'elle n'est pas utilisée par les êtres humains. C'est très révélateur de notre rapport au vivant et à ce qui nous entoure. On peut également parler la solution de la financiarisation de l'eau comme en Australie ou aux États-Unis, où l’on spécule déjà sur le prix futur de l’eau. Si les marchés financiers savaient gérer la rareté, cela se saurait.

Qu’est-ce qu’une meilleure gestion de la ressource implique comme évolution et adaptation ?

J. D : Ça demande un changement radical car malheureusement les « entre-deux » ne fonctionnent pas. L'avantage c'est que depuis des dizaines d'années, de nombreuses expérimentations ont montré que d'autres modèles sont possibles. L’agroécologie, dans le sens d’un modèle agricole qui va plus loin que l'agriculture biologique, propose un autre rapport au vivant. Dans les zones semi-arides, par exemple, les pratiques agroécologiques (polyculture, utilisation du compost, des cultures associées, couvrir les sols, cultiver sous des palmiers dattiers…) permettent de multiplier de 5 à 10 fois les capacités de rétention des sols. Cependant, ce sont des pratiques qui demandent du temps pour être mises en place. Ce qui signifie qu'il faut réorienter les financements en France et en Europe obtenus de la part de la PAC. Dans les pays du Sud, il faut également investir dans la formation, car même si elle s'inspire de pratiques traditionnelles, l'agroécologie est technique. Ça demande donc un apprentissage.

Pour changer de modèle agricole faut-il changer de modèle alimentaire ?

J. D : Oui il faut donc revoir toute la chaîne alimentaire. Bien sûr cela ne doit pas reposer uniquement ni sur le consommateur ni sur l’agriculteur, mais amener à un changement de société plus large. Changer de modèle agricole signifie entre autres plus de main-d’œuvre. On parle de 30 à 50 % de personnes en plus par rapport à aujourd'hui. Et si un changement de la chaîne alimentaire est bénéfique pour la planète, il l’est aussi pour la santé. Consommer des ingrédients de qualité, non transformés (on mange beaucoup de calories vides qui ne contiennent pas ou peu d'éléments nutritifs et de micronutriments comme les vitamines ou les minéraux) est une question de santé publique. Tout est lié. C’est un cercle vertueux. Mais on ne peut pas demander aux agriculteurs de changer leur mode de production si, nous, citoyens ne changeons pas nos modes de consommation. Les agriculteurs doivent pouvoir vivre de leur production. Par conséquent, il faut également que nous n’achetions pas toute notre alimentation dans la grande distribution. Car si tout le monde achète bio mais seulement dans les grandes surfaces, ces dernières feront pression sur les prix, et les paysans ne pourront pas vivre de leur travail. Bien sûr, le coût peut être un peu plus élevé pour le consommateur, mais des études ont montré que le budget santé baisserait d’autant plus.

Nourrir l'humanité grâce à l'agriculture biologique est-il possible ?

J. D : C'est une réflexion globale et systémique. Selon une étude du CNRS (2021), dirigée par Gilles Billen*, nourrir l’Europe grâce à l’agriculture biologie à horizon 2050 est possible. Concrètement il faudrait – entre autres – manger 50 % de viande en moins, consommer local, transformer les déchets en ressources… Ce sont des stratégies qui reconnectent fortement chaque ferme à son territoire. Si on remet l'agriculture, les paysans, l'alimentation au cœur de nos sociétés on peut préserver la ressource en eau. Ça ne veut pas dire accuser les agriculteurs mais les remettre au cœur de notre société.

On arrive au bout d'un système de croissance infinie, pourtant l'idée de décroissance peine à s’inviter dans le débat. Comment l'expliquez-vous ?

J. D : Au-delà des lobbies de l'agro-industrie et des enjeux financiers colossaux on touche ici au fondement de notre société. Le changement climatique est une conséquence de pratiques globales. L'agriculture industrielle a permis de développer un système de surconsommation. C’est à partir du moment où les paysans ont quitté les champs pour partir en ville que tout s’est accéléré… Nous consommons trois fois plus qu’il y a 60 ans. Dans tous les pays, on assiste à ce basculement. C'est pour cela qu'il y a autant de résistance. Ça demande un changement beaucoup plus global de civilisation. Si nous changions de modèle agricole, nous aurions une vie plus rurale, davantage ancrée sur les territoires.

Votre dernier Carnet d'alerte s'intitule « L’humain au risque de l’intelligence artificielle ». Au vu de votre enquête, la technologie peut-elle être une réponse adaptée pour optimiser la gestion de l'eau ?

J. D : Je ne pense pas que la technologie est une solution adaptée pour optimiser la gestion de l’eau. Bien au contraire. Présentée comme la solution idéale à de nombreux maux, l’intelligence artificielle a des limites. Ce type de réflexion ne prend pas en compte la pollution numérique. Mettre par exemple des capteurs dans des champs pour optimiser l’eau n’a aucun sens. Nous l’avons vu, c’est un changement plus global de pratique et de culture qui est nécessaire. Concevoir des capteurs pollue. La fabrication des équipements informatiques représente même plus de 70 % de la pollution numérique en France (émission de GES, consommation de métaux et de consommation d'eau). Ensuite, il faut stocker ces données dans des data centers énergivores. Une fuite en avant technologique ne sera pas une solution pour l'agriculture. Il faut changer de rapport avec le vivant et ça ne se fera pas en mettant des capteurs dans les champs. C'est une fois de plus une solution pour pérenniser le modèle existant et essayer de le contenir. Mais jusque quand ? On sait que les métaux vont se raréfier dans les prochaines années. Le pic d'extraction du cuivre devrait être atteint en 2060, l'indium pourrait avoir des problèmes d’approvisionnement d’ici 2035. Et même si tous les gisements planétaires ne sont pas identifiés, on va devoir creuser de plus en plus profondément dans la terre et donc extraire des métaux demandera plus d’énergie. Ces métaux sont en outre très difficilement recyclables. L'informatique et l'accélération de la numérisation actuelle sont liées à notre modèle de société totalement hors sol, déconnecté de la terre.

Vous avez enquêté longtemps sur le terrain. Avez-vous vu des solutions ou des modèles qui fonctionnent ?

J. D : Lors de mes enquêtes je suis allée dans la région de Die (commune française de la Drôme) où a été mis en place le premier SAGE (Schéma d'Aménagement de Gestion des Eaux) pour dépolluer la Drôme (une rivière du sud-est de la France) dans les années 90. Et il y a notamment les travaux d'une chercheuse Sabine Girard (reprise par Olivier De Schutter, ancien rapporteur des Nations Unis au droit à l'alimentation) qui montre un bel exemple de coopération entre les différents acteurs (autorités locales, agriculteurs, associations, acteurs économiques). On y trouve beaucoup d'innovation sociale, solidaire et environnementale. Travailler ensemble à la dépollution de la Drôme leur a appris à collaborer et coopérer sur d'autres secteurs en trouvant un équilibre entre les différents acteurs locaux. Et ça fonctionne. L'eau peut donc être un facteur de division important mais aussi une source de rassemblement et de coopération. Pour reprendre Pierre Rabhi (philosophe, paysan, pionnier de l’agroécologie en France) avec qui j'ai collaboré pour les Carnets d'alerte : « Si nous arrivons de nouveau à être émerveillés par cet élément vital dont nous sommes composés et qui représente la vie, on pourra peut-être changer notre façon de voir l'eau et de la consommer. » On ne se rend plus compte de l'aspect précieux de l'eau.


*Le scénario envisagé par Gilles Billen repose sur la synergie de trois leviers combinés. Le premier tient dans le changement de notre régime alimentaire vers un régime plus sain et frugal. Le second concerne la généralisation des pratiques d’agroécologie. Le dernier appelle à une plus grande circularité entre les cultures et l’élevage. L’action combinée de ces trois leviers permet d’avoir un scénario harmonieux.

Peggy Baron

Chaque jour je m'installe à la terrasse de l'actu et je regarde le monde en effervescence. J'écris aussi bien sur les cafards cyborg que sur le monde du travail, sans oublier l'environnement et les tendances conso.

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