Oubliez votre gommage au marc de café : la science (et son imaginaire associé) fait un retour tonitruant dans le secteur de la beauté. Molécules, promesses, marketing, M&A, scandales et docteurs allemands... Décryptage.
À chaque tendance, sa contre-tendance : après la lame de fond Clean Beauty vantant une certaine forme de naturalité dans les formules cosmétiques, la science en blouse blanche fait un retour en force – et disons-le, un peu comme un boomerang – dans l’univers de la beauté. Même si la Clean Beauty a eu un impact réel sur l’industrie, avec notamment la prise en compte de la transparence réclamée par les consommateurs, ce mouvement – qui n’a aucun contour réglementaire précis – a pu parfois jouer avec les allégations douteuses et le marketing de la peur.
Cultured Biomecare est un exemple intéressant de ce virage. Cette jeune marque s’intéresse au microbiome cutané, à savoir l’écosystème de bactéries, champignons et autres micro-organismes à la surface de notre peau, dont l’étude est rendue possible par les progrès du séquençage génétique. Autant dire qu’on est en plein dans l’ambiance microscope et boîtes de Petri, pour cette entreprise fondée par Rob Calcraft en 2021. Un entrepreneur britannique connu pour avoir justement créé Ren Clean Skincare dans les années 2000, une des marques référentes de la Clean Beauty, vendue depuis au géant néerlandais des produits de grande consommation Unilever.
Sulfates et « skinification »
Du côté du canadien Deciem, connu pour sa marque star The Ordinary, on pousse le curseur encore plus loin. Après avoir révolutionné le marché en moins de dix ans avec ses packagings minimalistes, son approche mono-actifs (coucou l’acide salicylique, coucou la niacinamide, coucou le rétinol) et ses pipettes très officinales à prix contenus, The Ordinary a lancé la campagne Everything is chemicals dès 2021. Une opération visant à sortir de la binarité nature / chimie – rappelant que selon l’adage, c’est bien la dose qui fait le poison. La marque continue sur cette lancée, quitte à flirter avec la provocation : elle a ainsi lancé fin 2022 une gamme capillaire revendiquant haut et fort sa teneur en, tenez-vous bien, Sodium Laureth Sulfate-2 (SLES-2), dosé à 4%. Oui tout à fait, on parle bien du sulfate, de la famille des tensioactifs (molécules utilisées pour leurs capacités à mousser et dégraisser, mais susceptibles d’irriter) littéralement honnie depuis quelques années. Autant dire qu’à ce compte-là, plus rien ne s’oppose au retour du silicone et des parabens…
La crise sanitaire a joué dans ce phénomène. Par nature d’abord, avec l’irruption de la science dans notre vie quotidienne et avec lui, son imaginaire associé. Mais aussi parce que la période a modifié usages et comportements : on se souvient comment le skincare avait particulièrement bénéficié des confinements, au détriment d’autres catégories comme le maquillage, dont la fonction d'apparat social devenait soudain vaine. Même si ces catégories sont reparties depuis (hello dopamine make-up), l’intérêt porté au soin de la peau n’a jamais diminué – au point où l’on parle désormais de « skinification » pour désigner l’hybdridation du soin avec d’autres familles produits. C’est le cas du cuir chevelu et des cheveux, dont les routines se complexifient, avec un marché qui monte en gamme et des marques premium comme Olaplex.
Haircare is the new skincare, les docteurs allemands ont la cote
Fondée en 2014 par deux chercheurs en chimie « dans un garage en Californie » , Olaplex promet de « réparer les ponts disulfure du cheveu grâce à une technologie éprouvée » (sic) et sa molécule star le bis-aminopropyl diglycol dimaleat. Les produits de la gamme ne se désignent pas par leur nom mais par un numéro, selon leur ordre d’application dans votre routine. Olaplex est devenue la marque capillaire la plus recherchée sur Internet en 2021, et compte désormais 1,8 milliard de vues sur TikTok. Rachetée en 2019 par le fonds d'investissement Advent, elle est entrée au Nasdaq en 2021, pour une valorisation de plus de 14 milliards de dollars. Toutefois, elle affronte aujourd’hui des vents contraires, avec le hashtag Olaplex ruined my hair et une class action menée par 28 femmes l'accusant de provoquer cloques et chute de cheveux – dégâts desquels la marque se défend. Dans les marques capillaires, citons aussi K18 et sa « biomimetic hairscience », Living Proof, créée en 2005 au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT) et aussi rachetée par Unilever en 2016. Ou encore Epres, fondée par... l'un des chimistes d'Olaplex.
Cette tendance à la « médicalisation » des cosmétiques profite aux dites clinical brands et aux medical-grade skincare – appellations qui, une fois encore, ne correspondent à aucune définition officielle. Les marques qui s’en revendiquent cherchent à signifier qu’elles s’inspirent de la médecine et de la recherche, en misant sur des actifs qui favorisent la transformation cutanée, tels le rétinol, le collagène ou l’acide hyaluronique. Ou parce qu’elles ont été fondées par des docteurs dont l’autorité naturelle est renforcée par des noms mystérieux et si possible, à consonance allemande. Parmi elles : Paula’s Choice (marque indépendante créée en 1995 par Paula Begoun et rachetée en 2021 par Unilever), SkinCeuticals et CeraVe (respectivement rachetées en 2005 en 2017 par L’Oréal), iS Clinical (créée en 2002), Dr Barbara Sturm (créée en 2014 par l'allemande Barbara Sturm, obviously, experte du renouvellement cellulaire connue pour avoir, dans sa première vie d'orthopédiste, traité le genou de Kobe Bryant), Augustinus Bader, Dr Dennis Gross (attention, piège : lui est un dermatologue américain), etc.
La trétinoïne cartonne sur TikTok
Et ça marche : selon le cabinet NPD, les clinical brands ont tiré le marché aux États-Unis en 2022, devant les natural brands. L’Oréal, qui vient de boucler une année record, peut compter sur sa division de dermocosmétique, Cosmétique active (La Roche-Posay, Vichy, CeraVe, SkinCeuticals, Decleor), qui a cru de 22% en 2022, dépassant les 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le leader français vient d’ailleurs d’acquérir Skinbetter Science, une marque américaine fondée en 2016, prescrite par les professionnels de santé. Quant à Augustinus Bader, marque fondée en 2018 par l’entrepreneur français Charles Rosier et le professeur allemand Augustinus Bader, elle vient de lever 25 millions d’euros, notamment auprès d’Antoine Arnault, administrateur de LVMH, de Delphine Arnault, PDG de Dior et de Xavier Niel (Free). La société est désormais valorisée plus d’un milliard d’euros, accédant ainsi au statut de licorne.
Est-ce pour autant la fin des marques dites clean ? Non, si l’on se fie au dernier buzzword en vogue, le « Clean-ical Skincare », un mot-valise comme on les aime, qui cherche à réconcilier les deux concepts – ça tombe bien, avouez. Quant au medical grade skincare (25 millions de vues sur TikTok), il peut aussi faire référence à des produits prescrits sur ordonnance, comme la trétinoïne. Ce dérivé de la vitamine A, particulièrement puissant, qui aide à traiter l’acné, la pigmentation, la texture de la peau et les signes de l’âge, est devenu viral sur les réseaux sociaux. Sur TikTok, le hashtag réunit ainsi plus de 560 millions de vues. En France, la Youtubeuse Sonia Sélaire (108 000 abonnés) documente son expérience de la molécule avec des vidéos comme « 2 ans sous trétinoïne : ai-je gagné mon pari ? » tandis que chez Cyrille Laurent (61 000 abonnés), ancien chercheur en biologie, devenu skinfluenceur, on discute instabilité du rétinol, SPF et dosage d’AHA.
Beauté Ex Machina
Mais l’influence de la médecine sur la beauté ne s’arrête pas aux crèmes et onguents dont on se tartine l’épiderme. Portée par les stars dans des proportions évidemment extravagantes, comme Kendall Jenner avec sa chambre hyperbare à 23 000 dollars (remember le caisson à oxygène de Michael Jackson), l’approche se répand à toute une foule de nouveaux produits et services à forte dimension médicale, selon le magazine britannique Dazed. Analyses de sang, de salive, tests hormonaux… De plus en plus, on se sert d’un arsenal jusqu’alors destiné au diagnostic pour proposer des produits selon votre profil, ainsi que le proposent par exemple les jeunes marques Codex Labs ou Veracity. L’intestin, dont on connaît le rôle majeur dans notre santé globale, est un créneau qui continue de susciter les convoitises, avec la perspective de compléments alimentaires personnalisés de nouvelle génération, rendus possible grâce au progrès du séquençage ADN.
Dans cette même veine, des machines de toutes sortes envahissent notre salle de bains : peut-être pas le caisson de Kendall, mais tout un attirail embarquant des technologies d’habitude réservées aux professionnels dans des versions destinées à un usage domestique : photomodulation, ultrasons, électrostimulation, cryothérapie, etc. On se souvient notamment du masque LED Current Body porté par Lily Collins dans Emily in Paris, ou les baignoires à immersion froide (plus de 400 % de recherches sur Internet en un an, selon le site Glimpse), avec la version haut de gamme de Cold Plunge à 4 990 dollars… Que l’on s’interroge, comme Libération, sur la possibilité d’un techwashing dans l’essor de cette beauté Ex Machina qui cartonne sur les réseaux sociaux, ou tout simplement sur l'obsolescence programmée de ces engins, la tendance demeure éloquente quant à notre besoin de soins sur mesure dont l’efficacité serait boostée par une ingénierie jouant outrageusement avec l’allégorie médicale.
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