Et si l'analyse du monde du make-up pouvait nous aider à porter un regard critique sur notre société ? C'est le défi brillamment relevé par Daphné B. dans son dernier essai, Maquillée. Rencontre avec l'inspirante poète et traductrice québécoise.
« J'ai repensé à vos questions en marchant jusqu'à chez mon amie Sara », m’écrit Daphné B. à la suite de notre rencontre. Elle souhaitait compléter son propos. Je n’étais pas étonnée : le livre Maquillée est imprégné du désir de son autrice, cette jeune poétesse québécoise, de circonscrire au plus près son obsession du maquillage pour mieux comprendre les travers de notre société.
Outre son analyse aiguisée de la communauté beauté sur Internet, Daphné B. délivre une réflexion sans concession, à la fois poétique, sociologique, philosophique, économique, féministe, sur un monde entre paillettes et faux-semblants. « Hit the pan! », disent les YouTubeuses, quand elles usent un fard au point d’en toucher le fond aluminium du boîtier. Oui, Daphné B. remue le pinceau dans la plaie et creuse jusqu’à l’os.
Maquillée est un livre hybride, mêlant récit personnel, méditation poétique et analyse critique sur le maquillage, son industrie et ses pratiques… Comment vous est venue cette idée ?
Daphné B. : J'ai toujours aimé le maquillage. Quand j’étais étudiante à l’université, YouTube était ma procrastination de choix. C'est là que j'ai découvert la communauté beauté. Mais pour la comprendre, il faut en faire partie, alors qu’elle a un impact énorme sur la culture pop – je pense par exemple à Kylie Jenner. C’est aussi une communauté secouée par de nombreux scandales, et je souhaitais l’analyser d'un point de vue critique, sociologique. Utiliser le maquillage comme outil épistémologique, une façon de comprendre la société contemporaine.
Je me définis comme poète, et cela consiste aussi en une exploration de la littérature. Aux États-Unis, beaucoup de poètes versent dans l'essai, avec des écrits très personnels, qui marient la pensée à la poésie. C'est également une démarche féministe intersectionnelle. La volonté de remettre en question les genres sexués, comme dans la pensée queer, mais aussi littéraires. Remettre en question les canons, mélanger les registres. Montrer en quoi les divisions, les binarités dont nous avons hérité – comme celle entre le corps et l’esprit – sont faussées. Nous pensons avec l'expérience, avec le corps, autant qu'avec notre rationalité.
« I wanna YouTube down the rivers of America » – « Je veux descendre en YouTube les rivières de l’Amérique ». Descendons-les ensemble, et parlez-nous de ce YouTube cosméto, de sa novlangue, son jargon, ses gimmicks… Le Holy Grail (HG), par exemple.
D.B. : C’est le Saint Graal, un terme que l'on utilise pour parler d'un produit qui règlerait tous nos problèmes, un peu comme l'inaccessible étoile dans la chanson de Jacques Brel. Nous ne serions plus obligés de naviguer sans fin sur le Web, d’écouter les vidéos, de lire leurs commentaires. Mais jamais nous n'atteignons ce Graal, puisque c’est la quête même qui fait tourner la machine. Le Holy Grail porte aussi l'idée que, dans notre société individualiste, nous sommes tous différents. Peau mixte, grasse, sensible, etc. Nous cherchons le produit qui correspond exactement à notre individualité. Un peu comme le prince charmant.
La vidéo de transformation est aussi un grand classique…
D.B. : Oui, et les sous-genres sont nombreux : le Get Ready With Me, par exemple, une conversation intime avec la personne pendant qu'elle se maquille. En ce moment, j’analyse une tendance qui a pris de l'ampleur durant la pandémie, autant sur YouTube que sur TikTok : le Makeup and Murder Mystery. Un sous-genre du style Get Ready With Me où l'influenceur·se se maquille tout en racontant un fait divers, souvent sordide. Et mon hypothèse est que cette représentation du mal, du diable, de l’enfer, au long d’une discussion badine, où l’on met de l’ordre dans son visage, produit un effet bizarrement calmant.
Chaque genre répond à des codes non écrits. Dans les vidéos de type excuse, par exemple (à la suite d’un scandale, ndlr), l’influenceur·se se présente avec un visage nu, sans maquillage ou presque. La mise en scène de la sincérité, de l'authenticité, se fait à travers une forme de dénuement.
Vous parlez aussi de l’influenceur américain Jeffree Star, qui documente la création de sa palette sur YouTube. Et vous dites qu’il le fait avec une « transparence monstrueuse »...
D.B. : Les choses bougent vite ! Il a ensuite été cancelled à la suite d’autres scandales. Mais Jeffree Star prétendait alors, dans une mise en scène d’honnêteté et de transparence, montrer les dessous du business : marges de profit, fabrication, tests couleurs, emballages, etc. Le tout donne l'impression de participer avec lui à la création – et je trouve le move génial, parce qu’il montre notre rapport parasocial avec l’influenceur. Nous avons l’impression de faire partie de sa réussite.
La transparence est aussi très valorisée par les plateformes, dans l’évolution même de leur architecture. Facebook, Instagram, TikTok… De son côté, Twitter propose depuis peu de gazouiller avec des mémos vocaux. Être dans une parole spontanée, sans filtre, à peine éditée, faire des lives, etc. Les plateformes nous incitent à médiatiser notre vie en produisant toujours plus de contenus et de métadonnées, et ce faisant, elles engagent davantage, encore.
Pour vous, le smartphone et la culture du selfie portent l’expansion du marché de la beauté. Ce selfie, qui n’est pas un simple « egoportrait » narcissique, comme certains voudraient bien le faire croire…
D.B. : Je refuse cette appellation d' « egoportrait », qui est complètement misogyne. J’ai d’ailleurs écrit un texte à ce sujet. Je dis « selfie ». La façon dont le selfie a été jugé a toujours été genrée… Dans la culture des mèmes Internet, la figure de la fille se prenant en selfie est un classique. Les femmes sont d'emblée associées au narcissisme, à la vacuité, etc. Des équivalences grossières sont établies. Et rattacher le selfie à une génération est un lien d’autant plus boiteux.
Je considère le selfie comme un mode de communication. La facilité avec laquelle on le prend et on le dissémine nous empêche de le considérer comme quelque chose qui veut faire marque, qui veut s'inscrire dans l'histoire. Le selfie est plutôt voué à la communication immédiate, c’est un acte de parole, comme un cœur ou un « lol ». Et d'ailleurs, il ne concerne pas que le visage. On peut faire une photo de ses mains, ou encore de ce que l'on mange, et c'est le soi qu'on partage encore, un soi parcellaire, extime – comme vous le dites en France, mais un soi qui a besoin de l'autre pour se construire et exister. Et le visage est une partie essentielle de tout ça, mais je remarque en outre que les mains sont aussi une partie du corps prédominante dans nos communications en ligne. Beaucoup de vidéos ne présentent que les mains. Cela pourrait en partie expliquer le boom du marché de la manucure, des extensions gels et, notamment, son explosion artistique. À quand les filtres pour les mains ?
Justement, quel est votre regard sur les possibilités ouvertes par le numérique, comme les filtres ou le maquillage 3D ?
D.B. : Je pense que nos comportements envers les filtres pourront être aussi variés qu’envers le maquillage. Certains filtres sont là pour lisser les pores de la peau, dans un processus de beautifying (embellissement, ndlr), d'autres, comme ceux de la maquilleuse 3D ines alpha, sont beaucoup plus expérimentaux. Nous, les humains, aimons jouer avec l’identité, non seulement pour nous-mêmes, mais aussi à l’épreuve de l'autre. Un filtre qui plaît bien, ici au Québec, nous transforme en homme avec des tattoos, une barbe. Explorer, jouer des rôles, les soumettre au regard de l’autre… C’est ainsi que se construit notre identité. Pour moi, l'identité n’est pas quelque chose de stable. Elle est toujours en négociation.
Votre question me fait aussi penser au maquillage utilisé comme outil pour dévier les systèmes de reconnaissance faciale. Dans la mesure où nous nous acheminons vers un État technologique, qui nous contrôle et nous reconnaît aussi, une forme d'activisme pourrait apparaître, derrière la modification des traits.
Votre ouvrage révèle tous les paradoxes du maquillage, à la fois produit et pratique culturelle, qui « opprime et délivre », temps suspendu de care, permis par des outils marqueurs d’ultra-consommation… Faut-il forcément chercher à les résoudre ?
D.B. : Essayer de résoudre le paradoxe dans lequel nous enferme le capitalisme sans repenser les modalités de notre système économique, c’est-à-dire le capitalisme lui-même, me paraît tout à fait impossible. Voilà pourquoi Maquillée n'essaie jamais de résoudre les paradoxes qu'il expose. Je comprends que l'on cherche toujours une conclusion, une fin appétissante, comme on cherche le visage parfaitement maquillé tout au bout du tutoriel. Offrir un sentiment de clôture serait peut-être contreproductif, dans le sens où la clôture n'appelle pas le changement.
Vous dites d’ailleurs que ce capitalisme est toujours en avance d'un désir, un désir féministe, un désir écologique… Il se nourrit de sa propre critique pour muter sans cesse.
D.B. : Eh oui, le capitalisme transforme tout en marchandise, de l'écologie au féminisme, en passant bien entendu par le maquillage. Selon moi, tout ce qui s'achète participe au capitalisme. Mais on ne peut pas s'arrêter d'acheter pour autant, sans quoi vivre devient presque impossible. Ce que Maquillée dénonce, plus que l'achat individuel, c'est l'accumulation de richesses.
À lire : Daphné B., Maquillée, Éditions Grasset, 2021.
Cet entretien est à retrouver dans l'édition 2022 du LIVRE DES TENDANCES DE L'ADN, sortie fin novembre 2021.
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