
La prédiction des tendances nous obsède, surtout car elles servent à décrypter le présent. Explications avec Adrien Cadiot, expert en analyse des tendances.
Début juin, Matt Klein, le responsable de la prospective chez Reddit affirmait : « les tendances ont perdu tout leur sens. » Notre engouement pour les microtendances couplé à la profusion de contenus véhiculés par les réseaux donnerait lieu à une sorte de brouhaha indétricotable où tout et n'importe quoi serait taxé de tendance. Pourquoi cette confusion ? Que sont réellement les tendances et d'où viennent-elles, et comment peut-on les prédire ? Réponses avec Adrien Cadiot, expert en analyse des tendances et consultant indépendant en prospective stratégique.
Prédire les tendances est devenu l'obsession du moment. D'où vient le phénomène, et dans quelle histoire s'inscrit-il ?
Adrien Cadiot : Les métiers de la prospective et des tendances émergent en France après la Seconde Guerre mondiale. Cela débute dans la mode, où la fabrication de certains produits est très longue : deux semaines contre 145 heures aux États-Unis pour la confection d'un costume pour homme. Avec le Plan Marshall lancé en 1947, chefs d'entreprise et ouvriers sont invités outre-Atlantique pour s'inspirer des processus de fabrication américains. De retour en France, par souci d'efficacité, les différents corps d'industrie tentent de se coordonner entre eux. Avant même la confection du vêtement, les fabricants de fils et les teinturiers, les stylistes et la presse doivent se synchroniser dans un objectif de planification industrielle. C'est là que naissent les bureaux de style, chargés de déterminer des couleurs qui seront reproduites à grande échelle.
À la fin des années 50 apparaissent des entreprises comme MAFIA, fondée par Denise Fayolle et Maïmé Arnodin, et le « comité français de la couleur » créé par Fred Carlin. Ces bureaux s'appuient sur du conseil et des outils comme les célèbres cahiers de coloris, des cahiers rassemblant des échantillons de tissus annotés : composition des couleurs, pigments à utiliser pour les reproduire, nominations chromatiques pour les communiquer... Au fil du temps, ce besoin de planification s'organise entre les sphères du sociomarketing et du stylisme industriel, croisant prospective industrielle et recommandations stylistiques. Derrière une couleur, il s'agit de répondre à un besoin de consommation, à une époque, à un désir de société. Rapidement, le processus s'étend vers d'autres secteurs : art de vivre, cosmétique, mobilier. Dans les années 80-90 émerge une deuxième génération de bureau de style, des bureaux de tendance, plus conceptuels. Dans les années 90, l'agence de conseil Nelly Rodi dépose sa propre méthodologie, conciliant vision stylistique, artistique, sociologique et marketing : on crée des archétypes contemporains, élabore des schémas et modélise des tendances.
Meubles vert sauge, canapé camel, fard à paupières terracotta, papier peint rose poudre... D'où viennent nos envies de couleurs ?
A. C : On pense à la chanson Think Pink ! (Pensez rose ! ) de la comédie musicale Funny Face sortie en 1957. Les paroles du morceau (Ndlr : « Le rouge est mort, le bleu est passé, Le vert est obscène, le marron est tabou. Et il n'y a pas la moindre excuse pour le prune ou le puce ou le chartreuse » ) en disent long sur notre rapport à la couleur. Impensable à l'époque du film d'opter pour des coloris neutres (beige, marrons, gris, verts rabattus...) trop reliés à la période morose passée, ou pour le jaune, vert et rouge, trop connotés politiques et militaires. À une femme qui cherche en vain ce « quelque chose » pour être « Haper's Bazaar-able » (à la mode), on conseille de porter du rose de la tête aux pieds ! Voire de penser pink pour embrasser le nouveau départ qui s’impose à l’après-guerre. Le choix chromatique s'impose comme une évidence : pas le rose rétro ou kitsch, ou encore le rose naïf de l’enfance ou de la littérature française qui renvoie au passé et à la madeleine de Proust. Plutôt un fuchsia éclatant, vif, qui inspire la nouveauté et l’avenir, un rose synthétique, né des fameux progrès technologiques. À ce moment-là, le rose est la couleur qui nous réconcilie avec le passé tout en donnant envie d'aller vers l'avenir. À travers la couleur, c'est une manière d'appréhender le monde qui se révèle, pas seulement une manière de consommer. Après la pandémie, les cahiers de tendance regorgeaient à nouveau de ce « pink post-Covid », bien différent du rose millennial. Même s'il n'y a pas eu un réel essor de la consommation de produits rose, l'envie de s'immerger dans cette couleur a bien été présente, notamment au travers des réseaux sociaux.
Comment ont évolué les bureaux de tendances ? Quelle place joue la culture dans la détection de tendances ?
A. C : Aujourd'hui, les tendances sont abordées de manière plus transversale. On comprend qu'une tendance est une aspiration culturelle, une inclination à penser et faire quelque chose ou à consommer de telle manière, inclination dont les implications sociétales, industrielles et parfois même politiques s'entremêlent et peuvent être anticipées. Entre les réseaux, le Web3 et OpenAI, Internet contribue grandement à l'effervescence et à la diffusion des tendances, poussant l'industrie à renouveler ses outils de veille : social listening, sémiotique, sociologie, et parfois même neuropsychologie. Penser le futur est en fait un prétexte à l'analyse de la société, ce qui explique que les bureaux de tendance travaillent désormais étroitement avec anthropologues et sociologues. En partant d'analyses à la fois systémiques, empiriques et conceptuelles, on tente de définir des scénarios futurs qui pourraient être déterminants pour la société. Cela exige de s'interroger sur ce qui constitue notre culture désormais façonnée aussi par la production industrielle. On parle alors de culture industry, ou Kulturindustrie en allemand. (Ndlr : un concept forgé par Theodor Adorno et Max Horkheimer dans l'ouvrage La dialectique de la raison, où les théoriciens avancent que la culture populaire s'apparente à une usine produisant des biens culturels standardisés – films, programmes radio, magazines etc. – utilisés pour manipuler la société de masse sans frictions). Cette porosité entre culture et industrie amène les marques à se saisir de certaines tendances de société, comme l’écologie régénérative et la consommation responsable. La place des marques se floute car elles ont désormais une responsabilité : non seulement au niveau des imaginaires collectifs, mais aussi de la culture pragmatique, celle que l'on consomme et que l'on vit, et qui crée aussi nos modèles de référence.
Quelles méthodes utilisez-vous pour détecter les tendances émergentes ?
A. C : On surveille les signaux faibles, par exemple les comportements, aspirations, usages et besoins des communautés, notamment des plus émergentes, prédisposées à concevoir et diffuser les tendances. (Celles que certains, dans une perspective assez universaliste, appellent « contre-cultures » ). La vitesse de diffusion d’une tendance est difficilement quantifiable, mais il est toujours possible de l'appréhender en analysant par exemple les dénominateurs communs entre différentes communautés, ou en identifiant les propensions de chacune à adopter ladite tendance. Il faut se demander : cette tendance participe-t-elle à apporter des bénéfices en termes de culture et de statut ? Correspond-elle aux valeurs de ces communautés ? Il est important toutefois de ne pas se centrer uniquement sur la nouveauté. En effet, certaines tendances demeurent, de par leur capacité hybride à correspondre sur le long terme à nos aspirations. Il y aura par exemple toujours des personnes pour s'orienter vers des couleurs basiques ou neutres, il y aura toujours un besoin de réassurance, de croyance, de sécurité ou d’appartenance... Certains éléments demeurent – pas immanents mais presque – à l'être humain, même dans une société capitaliste. L’enjeu est de pouvoir démystifier et comprendre les tendances pour mieux saisir les implications, les opportunités et les risques à concevoir dans une telle société.
Quels sont les différents types de tendances ?
A. C : Il y en a trois. Tout d'abord, les micros tendances, qui correspondent à des renouvellements saisonniers répondant à un calendrier industriel sectoriel. Ensuite, les macros tendances, qui se traduisent notamment par des évolutions comportementales et s'observent sur 2 à 5 ans. Enfin, les « drivers », ou moteurs de changement, c'est-à-dire les mouvances structurelles à notre société, des changements touchant à nos gouvernances, structures et appréhensions du monde. Un exemple pour schématiser : l'émergence en Chine d'une politique gouvernementale de souveraineté. Cette dernière agit comme un moteur de changement en générant diverses macros tendances, comme le mouvement Guochao, qui privilégie une consommation très patriotique et/ou une consommation très locale, susceptible d'irriguer le tissu économique proche. Il s’agit de participer par la consommation et l’affirmation culturelle à la réinvention de l'identité nationale chinoise. Au niveau de la microtendance, cela se traduit par le zizmorcore, tendance née de la rencontre entre la culture du mème, la culture politique de souveraineté et la valorisation de la consommation dite locale. La culture Internet du mème propose ici de nouveaux signes de ralliement, devient support de nouvelles revendications, et compose une consommation relativement statutaire. Cela se traduit par exemple par le fait pour un pékinois d'arborer un t-shirt clamant I LOVE BEIJING, un achat habituellement réservé aux touristes. Le phénomène se déploie aussi dans d'autres pays, pour répondre à ce besoin d’affirmation culturelle. C'est le cas à New York, à Paris ou au Royaume-Unis, où les créatifs, sous l’impulsion des politiques actuelles, s'interrogent sur leur nationalité et sur les codes pertinents à repenser aujourd’hui.
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