
Ils sont utilisés partout sur le Web, ils sont particulièrement efficaces pour faire passer des messages et ils sont exploités par les réseaux sociaux et les politiques. Mais quels sont leurs vrais pouvoirs ?
Co-auteur de l’ouvrage « Internet Meme Machine », l'anthropologue Nicolas Nova sera l’invité de la conférence Monstre 3030 organisé par l’agence MNSTR les 8 et 9 juillet prochain. En collaboration avec l’instagrameur Yugnat 999, il reviendra sur cette sous-culture omniprésente sur le Web et pourtant, toujours mal connue. Interview.
Les mèmes sont désormais plutôt connus et utilisés dans des conversations sur le Web et pourtant personne ne semble s’être intéressé de près à cette pratique en France. Comment expliquez-vous cela ?
Nicolas Nova : Quand on a fait le livre sur les mèmes, la plupart des journalistes ou des éditeurs à qui j'en parlais me regardaient avec de grands yeux et me demandaient ce qu'était ce « truc » et pourquoi c'était important. Ce qui nous semble intéressant, c'est justement ce décalage entre l'omniprésence des mèmes sur le Web, leur utilisation quotidienne et la réelle profondeur du phénomène qui est rarement évoquée. En France, on pourrait le rattacher à la dernière roue du carrosse des pratiques culturelles numériques, un peu comme le jeu vidéo. Mais les mèmes ne sont même pas à ce niveau de considération. On les conçoit comme une forme de communication un peu légère et on les laisse dans un coin. À l'étranger, les domaines du marketing et de la communication ont beaucoup plus théorisé le sujet et commencent à se rendre compte que les mèmes ont un pouvoir d'influence très fort. Ils sont devenus un marqueur de pop culture. Certains mèmes TikTok peuvent même influencer les charts internationaux.
Comment est-on passé d'un phénomène de niche qui se pratiquait sur des forums un peu obscurs à un usage plus généralisé ?
N.N : La culture mème est née sur des plateformes confidentielles, comme Reddit ou 4chan qui étaient des « réseaux de nerds » pour le dire rapidement. La démocratisation du Web et l'avènement des nouvelles plateformes comme les blogs, Tumblr ou bien encore les groupes Facebook ont bien évidemment fait bouger les lignes. On peut ajouter une autre raison, qui est tout simplement la démographie des utilisateurs du Web. Depuis la fin des années 90, les internautes ont vieilli, et de plus en plus de monde s'est joint au phénomène. Ça a créé un bouillon de culture qui s'est emparé de ce côté transgressif des mèmes. Enfin il y a une troisième raison que j'identifie depuis cinq ans. Il s’agit d’une réutilisation de la logique de circulation des mèmes dans le domaine de la communication ou par des majors de la musique ou de production de contenus. Ils ont bien compris qu'ils pouvaient tirer parti de cette nouvelle forme de partage viral qui se fait pourtant au détriment de la propriété intellectuelle. C'est en quelque sorte le troisième étage de la fusée.
Les mèmes sont utilisés en politique, notamment pour faire passer de manière efficace des idées. Comment l'expliquez-vous ?
N.N : Les mèmes sont des sortes d'appropriations symboliques hyper fortes. Ils sont aussi définis par leur fécondité et la rapidité avec laquelle ils se diffusent. Le point clé, c'est celui de la réappropriation dans la transmission des messages. On ne fait pas que répéter ou copier bêtement un message, on le transforme, on le personnalise et c'est de cette manière qu'on crée de nouveaux mèmes qui touchent encore plus de monde. De plus, il faut ajouter que les mèmes provoquent des réactions émotionnelles qui sont toujours très fortes. Ils jouent sur l'humour, sur le fait d'être touché émotionnellement ou bien sur le scandale et l'indignation. Les messages sont simplifiés, adaptés à chaque sous-culture et répétés à l'infini ce qui fait qu’ils deviennent des leviers redoutables quand il s'agit de faire passer une idée.
Est-ce que le mème permet d'exprimer des choses qu'on ne pourrait pas exprimer par des mots ?
N.N : Si on regarde plus largement la communication avec les médias numériques, on voit qu'il y a une nature extrêmement écrite. La racine, le cœur de la communication sur Internet, c'est l'écrit. À cause de cette forme, il y a bien une frustration extrêmement ancienne qui a mené à la création des émoticônes dans les années 80 puis à l'utilisation d'images, des GIFs et les émojis. Donc, on pourrait remettre les mèmes dans ce mouvement. C'est une manière de compenser le manque de communication non verbale. Ça permet de réintroduire de l'oralité dans l'écrit. On a des moyens sur le Web qui nous contraignent à écrire d'une certaine manière et les mèmes viennent justement répondre à nos frustrations et nous permettent de refléter la richesse et la diversité de ce que nous pensons ou ressentons.
On a vu dernièrement, notamment sur Facebook, le développement de groupes de mèmes très spécialisés qu'on appelle les neurchis. Tous ont leur identité, leur spécificité. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
N.N : La nouvelle politique de Facebook privilégie beaucoup ce genre de fonctionnement. J'ai pu voir des neurchis centrés sur des gens qui ont de l'acné, souffrent de dépression ou sur des musiciens par exemple. On a des positionnements de plus en plus précis et j'imagine que ça répond à un besoin de ciment social et de connivence. Si on reprend l'exemple des mèmes sur l'acné, on s'aperçoit que c'est juste une excuse ou un alibi pour se retrouver ensemble, échanger des blagues et dédramatiser le problème. On est dans une logique anthropologique assez classique.
Est-ce que TikTok change la donne ?
N.N : TikTok est la plateforme la mieux pensée et adaptée à la fabrique de mèmes. Le fait de pouvoir faire des duets par exemple (une vidéo qui répond à la vidéo d'un autre créateur) s'inscrit dans cette même logique mémétique. On peut personnaliser les vidéos, utiliser de la musique sans contraintes. On peut aussi télécharger les vidéos avec le nom du créateur, les partager et les faire vivre sur d'autres plateformes. C’est le réseau social du mème par excellence et ça n'est pas pour rien qu'il a un impact aussi fort sur l'industrie de la musique. C'est intéressant de voir que c’est une société chinoise qui a extrêmement bien compris ces dynamiques de réplication et de transformation. À l'inverse, Instagram ou Facebook sont encore à des années lumière de cette forme de création.
Les mèmes ont aussi été utilisés dans la récente campagne américaine, notamment dans les primaires démocrates par Michael Bloomberg.
N.N : J'ai été frappé par cette campagne qui avait été conseillée par une agence de communication avec des moyens considérables. Au final, ils ont fait des espèces de publicités sans faire intervenir les internautes. C'était juste une campagne de publicité qui réutilisait les codes des mèmes sans comprendre justement qu'il fallait mettre à disposition des moyens ou des interfaces aux internautes pour les laisser reprendre les contenus et les modifier. Ils auraient pu mettre en avant des défis pour encourager les gens à créer, mettre à disposition des contenus sans contrainte de copyright. À l'inverse Donald Trump semble avoir compris comment ça fonctionne. On parlait de simplification du message : je suis étonné à quel point Trump peut utiliser des mèmes pour se moquer de ses adversaires politiques. Je suis effaré de voir à quel point c'est devenu normal de voir un président des États-Unis communiquer de cette façon. Il ne faut pas minimiser la contribution de Steve Bannon qui a été son conseiller et qui avait une certaine connaissance de la culture Web. Il a créé une forme d'activisme en ligne qui a changé le visage de la politique.
MNSTR lance une verticale dédiée aux futurs du storytelling qui s'incarne en 2020 dans un premier cycle de conférences, MNSTR3030, en collaboration avec des experts et des « makers ». L'événement s’intéresse aux nouvelles formes de narration, d’interaction et de diffusion qui sont à notre disposition pour partir à la rencontre des publics.
Participer à la conversation