un panneau qui invite les gens à prendre la parole

La démocratie autrement, ou l'art de gouverner avec le citoyen

© Photo de Kelly Lacy provenant de Pexels

À l’occasion de la sortie du livre u003cemu003eLa démocratie, autrement - L’art de gouverner avec le citoyenu003c/emu003e (éditions de l’Observatoire), Frank Escoubes et Gilles Proriol nous livrent une tribune qui revient sur les trois partis pris défendus dans leur ouvrage, autour d’une démocratie inclusive. 

Il ne fait plus de doute que notre démocratie représentative est en souffrance. Humiliée, violentée, parfois niée : quel sort lui sera destiné pendant l’année qui nous sépare du scrutin présidentiel de 2022 ?

Les citoyens ne se sentent plus représentés

Ce n’est plus un scoop, c’est une tare démocratique. Représenter suppose de la part de nos élus une incarnation la plus fidèle, la plus mimétique possible du citoyen, ce que la technocratie ne sait pas faire par construction. La crise sanitaire a enfoncé le clou, en bâillonnant comme jamais la parole citoyenne. En face se dressent le populisme ou la démagogie, par lesquelles il nous faudrait croire que le peuple pourrait décider de tout, tout le temps, tout seul. Déni de la complexité du réel, irréalisme politique, naïveté idéologique. Dans ce contexte, le risque de « décrochage démocratique » est réel, qui naît de l’absence de consultation des citoyens (vécu comme un passage en force) ou d’un trop-plein de consultation sans lendemain (vécu comme une promesse non tenue). Il y a donc urgence à « réparer la confiance ». 

En surplomb de cette tension se dessine une crise plus insidieuse encore, de nature cognitive. Il s’agit de la crise du « raisonnement politique » citoyen, qui se manifeste par la polarisation du débat, la culture du clash, le complotisme et la désinformation. Elle s’exprimait auparavant par l’insulte, elle s’exprime de plus en plus par l’offense et par le désir de réparation d’un affront. Cette faillite cognitive est beaucoup plus profonde car elle mêle des travers de la cognition humaine (la réduction de la complexité, les biais cognitifs, les héritages idéologiques qu’on ne questionne plus) avec les dysfonctionnements structurels de nos systèmes d’information (les médias, les réseaux sociaux, l’Internet). 

Alors, que faire pour changer la donne démocratique ?

Nous défendons dans le livre La démocratie, autrement trois partis pris qui traversent une nouvelle démarche ambitieuse baptisée démocratie inclusive

Le premier parti pris consiste à renoncer à un principe démagogique souvent rencontré en démocratie participative qui considère que tous les citoyens doivent être consultés sur tous les sujets. Apprenons plutôt à tenir compte des deux critères clés d’une mobilisation efficace : le concernement (participent en priorité ceux qui sont directement concernés ou affectés par la décision) et la compétence, qui fait référence à la notion « d’experts profanes », vous et moi qui avons développé une expertise d’un sujet soit parce que celui-ci nous passionne, soit parce que notre métier nous prédispose à un point de vue renseigné.

En effet, la démocratie inclusive de demain n'est pas uniformément mobilisatrice : si l’on veut connaître l’état de l’opinion sur un problème donné, il faut certes consulter le plus grand nombre. Y compris les exclus de la démocratie. Y compris les invisibles. Y compris les jeunes. En revanche, il n'est pas nécessairement utile ni efficace de co-construire les politiques publiques de demain en cherchant à reconstituer une « France en miniature » (par exemple via tirage au sort). Il est même singulièrement plus efficace de co-construire avec ceux qui veulent innover sur une politique publique, qui ont déjà réfléchi au sujet ou qui sont particulièrement concernés. Bruce Ackerman, l’un des pionniers de la participation, fait le constat suivant : « avant un sondage délibératif, la répartition est presque systématiquement la même : 10% des gens savent beaucoup de choses, 30-40% ne savent strictement rien, et le reste se situe quelque part entre les deux ». Une démocratie inclusive opérante ne repose ni sur une quinzaine d’experts, ni sur 150 citoyens tirés au sort, ni sur 67 millions de Français, mais, thème par thème, sur quelques dizaines ou centaines de milliers de personnes directement affectées et/ou ayant eu à cœur de développer un point de vue. 

Deuxième parti pris : le débat public n’est pas condamné à être clivant par nature. Le Grand Débat National a fait émerger des consensus sur un nombre prodigieux de thèmes, dessinant ainsi le programme idéal des Français. Renversons donc la charge de la preuve et choisissons le candidat qui s’engagerait sur la feuille de route ainsi révélée, et non sur un programme politique « chimiquement pur » correspondant aux anciennes lignes idéologiques des partis politiques. Presque aucun Français réel n’épouse les convictions exhaustives et « cohérentes » du Rassemblement National, des Républicains, d’Europe Écologie Les Verts, du PS ou de la France Insoumise. La France est authentiquement transpartisane, quitte à assumer d’heureuses contradictions : chacun d’entre nous est alternativement progressiste, libéral, souverainiste, écologiste ou conservateur en fonction des thèmes et des échelles géographiques (locale, régionale, nationale, européenne). Il est temps de réunir ces socles communs plutôt que d’exacerber ce qui nous divise.  

Enfin, le troisième parti pris consiste à renoncer au caractère particulièrement fruste des outils démocratiques qui perdurent par tradition, lesquels demeurent un impensé de la politique. Les sondages continuent à cliver le réel en camps opposés. Le référendum oblige à trancher par oui ou par non des questions qui devraient être systématiquement posées de manière ouverte (à l’occasion du Brexit, quel Leave ou quel Remain souhaitez-vous ?). Le tirage au sort est perçu comme l'alpha et l'omega de la participation alors qu’il affiche une représentativité illusoire. L'analyse de la parole citoyenne demeure artisanale alors que des technologies existent pour refléter la richesse de l'expression libre. Il est grand temps d’utiliser les outils du 21e siècle : analyse sémantique massive de la parole citoyenne, cartographies exhaustives et nuancées de l’opinion. Surtout, le Web et les réseaux sociaux ont une architecture inadaptée à l'agora et au débat politique (espaces anarchiques, oligarchiques et communautaires), qu'il faut intégralement recomposer. Projet titanesque, qui ne peut être laissé aux mains de la seule civic tech et devrait faire l'objet d'un véritable plan d'excellence nationale, de même registre que le plan IA ou le plan hydrogène.

Autorisons-nous, en somme, à développer une nouvelle démocratie, plus inclusive, plus exigeante, plus mature. Il y a urgence, un an avant l’échéance présidentielle, face au risque d’une bascule vers l’option populiste ou illibérale. 


Frank Escoubès (cofondateur bluenove) et Gilles Proriol (fondateur Cognito)

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