On n'a jamais passé autant de temps sur Internet à regarder les autres ranger leurs affaires et remplir leur frigo. Voilà pourquoi.
Grand ménage, entraînement sportif, meal prep et routine matinale... Pourquoi regarder ces vidéos où des gens (re)mettent de l'ordre dans leur vie nous apaise tant ? Bienvenue dans le monde merveilleux du productivity porn.
C'est quoi le productivity porn ?
Lovés dans leur lit, ils trempent leurs lèvres dans leur infusion camomille-citron et ouvrent leur moteur de recherche. Pas pour faire défiler les vidéos sur Pornhub. Mais pour contempler la youtubeuse Alexa Esco, parfaite incarnation de la « that girl », cette fille semi réelle qui ne jure que par le développement personnel, le kale, la rigueur et le bonheur gagné dans l'effort. À l'écran, on la découvre qui range sa penderie, fait ses courses et sa vaisselle. Elle détaille aussi sa morning routine (sa routine du matin). Celle-ci commence à 5 heures par de la méditation et se termine vers 8 heures avec un petit-déjeuner de papaye et de muesli ; elle comporte également une séance de Pilates et quelques rapides soins de beauté.
Pour s'endormir en toute quiétude, d'autres internautes privilégient les vidéos montrant des deep cleaning (sessions de ménage intense) ou les leçons pour remplir son bullet journal, ces journaux intimes métamorphosés en outils d’organisation rendus populaires en 2010 par le designer américain Ryder Carroll… Pour les plus férus d'ordre et de minimalisme, restent les longues vidéos dans lesquelles des créatrices croulant sous les vêtements décident de faire le tri, appliquant méticuleusement la méthode Marie Kondo, papesse du rangement drastique.
Ce n'est pas tout. Le productivity porn inclut aussi les vidéos de restocking (refaire des stocks), ces vidéos où les internautes font le plein de provisions et rangent leur abondant butin dans des bocaux rétro. Sur TikTok, le #restock compte plus de 13,6 milliards de vues. Sous-catégorie niche du restocking, le decanting (faire décanter, presque 110 millions de vues), montrent exclusivement des influenceuses en train de remplir d'élégants flacons de jus d'orange ou de savon liquide. Et n'oublions pas les célèbres meal prep (pour préparation de repas), ces vidéos où mères au foyer, lycéennes en crop top et sportives légèrement psychorigides préparent le dimanche l'ensemble de leurs repas de la semaine, qu'elles disposent ensuite soigneusement, de leurs mains parfaitement manicurées, dans des tupperwares pastel (parfois étiquetés à la plume d'oie). Sur Tiktok, le #mealprep dépasse les 8,4 milliards de vues.
Toutes ces vidéos peuvent être qualifiées de productivity porn. L'expression qui se traduit littéralement par « porno de productivité » viendrait du monde de l'entreprise pour désigner notre dépendance délétère à la productivité. Sur Internet, il faut plutôt comprendre « la mise en scène d'activités productives façon porno », activités qui se déroulent principalement dans la sphère domestique, et dont on se régale et se repaît inlassablement, notamment pour leur nature esthétique très uniformisée.
Regarder les autres trier leur penderie nous procure de la joie
Ces contenus sont néanmoins régulièrement pointés du doigt pour leur dimension culpabilisante (Quoi ? Vous ne vous levez pas à 4h du matin pour définir vos intentions de la journée ? ) et productiviste (Quoi ? Vous ne dédiez pas votre temps libre à optimiser votre physique et votre mental ? ) Ainsi, les « that girl », chantres de la productivité saine et ordonnée, ont été copieusement raillées et dénoncées comme nocives. Cela n'écorne en rien leur notoriété. Sur TikTok, le #thatgirl comptabilise plus de 7,3 milliards de vues. De même pour les vidéos de ménage qui frôlent les 4,5 milliards de vues (#cleanwithme.)
Ces vidéos sont tellement populaires partout dans le monde que la française Gabrielle Stemmer a choisi d'en faire le sujet de son desktop documentary. Dans Clean with me (after dark), elle interroge la popularité de ces contenus, les motivations des créatrices et l'attrait que ces sessions de grand ménage filmées de près exercent sur nous... Au-delà des injonctions à la productivité, il n'est pas anodin de noter que beaucoup recherchent le productivity porn pour sa dimension rassurante et cathartique, et ses vertus presque ASMR.
Pour de nombreux internautes, la consommation de ces vidéos est à mettre en corrélation avec l'état de leur santé mentale, ou tout du moins de leur anxiété. Dans un monde où les températures ne répondent plus à aucune logique et où l'avenir semble si incertain, la vue de bocaux remplis de provisions délicieuses dans une maison qui semble parfaitement ordonnée sonne implicitement comme une réconfortante promesse : tout va bien se passer.
Participer à la conversation