La réalisatrice Gabrielle Stemmer raconte dans un long plan séquence hypnotique et presque silencieux l’histoire de ces influenceuses du ménage qui font des millions de vues sur YouTube.
Sorti en 2019 comme un sujet de fin d’études et diffusé gratuitement sur la plateforme Tênnk pendant une vingtaine de jours, le documentaire Clean with me (after dark) de Gabrielle Stemmer possède deux caractéristiques qui font de lui un film OVNI. La première est de raconter l’histoire de ces influenceuses qui se filment en train de ranger et nettoyer leur maison de fond en comble. C'est déjà passionnant, mais ce n'est pas le seul intérêt du film.
La deuxième caractéristique se trouve dans le format très innovant du film. Clean with me (after dark) est ce qu’on appelle un « desktop documentary » soit un documentaire de bureau. Il utilise uniquement des images en ligne et on voit uniquement l'écran de la réalisatrice passant de vidéo en vidéo et de plateforme sociale en plateforme sociale. Le tout semble se dérouler en temps réel. Une sorte de navigation assistée en quelque sorte.
Le desktop documentary a tout pour valoriser les archives oubliées d'Internet mais aussi raconter l'histoire cachée qui est derrière. Clean with me (after dark) nous fait découvrir comment ces ménagères qui nettoient leur foyer avec passion, sont de véritables Desperates Housewives plongées dans les affres de la dépression et la solitude.
Pour mieux comprendre ce format, on a demandé à Gabrielle Stemmer de nous raconter comment elle a fabriqué son film. Interview.
Comment êtes-vous tombée dans ce rabbit hole des influenceuses du ménage ?
Gabrielle Stemmer : Un peu par hasard, entre 2013 et 2014. L’algorithme de YouTube m’a suggéré cette drôle de communauté et ça m’a beaucoup plu. Je ne sais pas exactement ce qui m’attire là-dedans et c’est d’ailleurs le point de départ du film qui pose la question sans forcément y répondre. Je ne suis pas quelqu’un de particulièrement ordonné donc ça ne me donne pas envie de faire la même chose que ces femmes. Je pense que ce que j’aime avant tout c’est de voir l’intérieur des gens qui se filment. Il y a un côté un peu feuilleton aussi. On peut suivre ce qui se passe dans la famille, les transformations de la maison. Et puis il y a quelque chose de très apaisant à regarder des gens faire le ménage. Ce sont des vidéos qui vident la tête et qui font du bien, un peu comme l'ASMR.
Quand cette passion est-elle devenue le sujet d'un film ?
G.S. : Je regardais ça en secret, dans mon coin, sans en parler à personne et je me suis mis à compiler des éléments auxquels je prêtais attention. Ça pouvait être les éléments de décors et notamment ces mots « love » ou « family » que l’on met sur la cheminée. J’étais très attentive aux similitudes et aussi à ce qui trahissait le hors-champ des vidéos comme la présence d’un enfant ou d’un mari en arrière-plan. Quand j’ai dû faire mon film de fin d’études pour la Femis (École nationale supérieure des métiers de l'image et du son, NDLR), j’ai voulu raconter l’histoire de solitude que l’on retrouve derrière ces vidéos de ménage.
Comment avez-vous mené votre enquête sur ces femmes qui semblent toutes lutter contre la dépression ?
G.S. : Je savais déjà où chercher et qui je devais mettre en avant pour la partie YouTube. Je savais par exemple que Jessi qui anime la chaîne Keep calm and clean serait le pivot de mon histoire qui passe du ménage à la dépression.
Mais pour raconter ça, j’ai dû aller sur Instagram, un réseau que je ne fréquente pas vraiment. Là, se trouve un peu la partie immergée de l’iceberg. On parle moins de ménage, mais beaucoup plus de solitude, de maladie mentale et des difficultés de tous les jours au sein de groupes qui sont dédiés à ces sujets. C’est sur Instagram que je me suis rendu compte que ce phénomène était présent partout aux États-Unis et que cela concernait surtout des femmes de militaires.
Pourquoi avez-vous adopté ce format de desktop documentary ?
G.S. : Je me suis beaucoup inspirée d’un film que j’avais découvert lors d’un cours sur les voix off et qui s’appelle Transformers: the Premake du réalisateur Kevin B. Lee. C’est un documentaire de 20 minutes qui raconte les coulisses du tournage du film Transformers en se basant uniquement sur les vidéos filmées par les gens qui assistaient aux tournages dans la rue. Ça prend la forme d’une enquête réalisée sur son ordinateur, sans aucun commentaire autre que ce que les gens disent dans les vidéos. Le film montre la production d’un blockbuster à travers le monde, mais aussi comment les studios se servent de ces images plus ou moins volées pour faire de la promotion gratuite.
Votre film nous met dans la peau d’une internaute qui navigue de vidéo en vidéo, mais qui va aussi sur Instagram, ou Google Doc. S’agit-il d’un long plan séquence ?
G.S. : Au début de mon travail de montage, j’ai cru que je pouvais tout faire en une seule prise, mais c’était impossible en fin de compte. Les fenêtres ne s’ouvraient pas au bon endroit, je ne pouvais pas garder le tempo, la narration se perdait. J’ai donc fait de longues sessions d’enregistrement de 20 minutes que j’ai remontées ensuite pour donner l’illusion de la continuité. En fin de compte, le format est fluide et donne l’impression que tout se déroule en direct alors qu’il y a beaucoup de triche.
Ce format est encore expérimental, mais on sent qu’il est parfait pour raconter des histoires qui se passent sur Internet.
G.S. : Oui et ça permet de présenter les archives dans leur contexte, la plateforme où elles ont été postées et les commentaires que l’on trouve en dessous. Mais c’est encore difficile de faire accepter cette nouvelle forme de langage. Là, je suis en train de terminer une Web série intitulée Femme sous algorithme qui va sortir sur Arte. Il s’agit aussi d’un format desktop qui explore les vidéos YouTube d’influenceuses bien-être. Au bout d’un an de développement, on a m’a dit que les spectateurs risquaient de ne pas comprendre ce format et m’ont demandé d’ajouter des plans où l’on voit une personne sur son ordinateur. Ce format fait encore un peu peur.
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