Qu'on le porte au naturel ou qu'on joue l'outrance, l'industrie continue à nous survendre ses produits de maquillage. Un marché qui décline toute la gamme de nos contradictions ? On fait le point avec Valentine Pétry.
Dans Make up publié en mars 2023 aux Éditions Les Pérégrines, la journaliste Valentine Pétry décode l'une de nos pratiques les plus pétrie de contradictions. Comme la poète et traductrice québécoise Daphné B dans l'essai Maquillée, Valentine Pétry effeuille les obsessions de l'époque et les désirs projetés sur les femmes au travers de leur usage du blush et des palettes de fards à paupières.
Que dit le maquillage sur la manière dont on voit les femmes ?
Valentine Pétry : Comme dans le parfum, le maquillage est un domaine où règne la profusion de produits mais qui ne propose que peu de réelles innovations. De fait, le storytelling recouvre une importance prépondérante, et les histoires que l'on se raconte reflètent le regard ambivalent porté sur les femmes. D'une part, le maquillage est toujours perçu comme outil destiné à la tromperie. Ovide le considérait comme un moyen fallacieux utilisé par les femmes pour devenir plus désirable aux yeux des hommes en camouflant les signes de vieillesse et de maladie et sécuriser le mariage dont dépendait leur avenir. Dans ce contexte de société patriarcale toujours présent, se maquiller est vue par les féministes comme un travail, en termes de temps, d'argent et d'apprentissage. Aujourd'hui, le maquillage est surtout perçu (et vendu par les grandes marques) comme un moyen d’expression de son identité, d'affirmation de soi et de prise de pouvoir sur son corps. On se retrouve ainsi dans une période charnière, que les chercheuses sur le sujet qualifient de « période de négociation ». D'un côté les femmes sont bien conscientes que le maquillage est un outil patriarcal, que l'on utilise pour se conformer à certains modèles ; de l'autre, c'est un moyen de se procurer du plaisir et de devenir sa propre muse.
Make up no make up ou maquillages exubérants comme dans la série Euphoria... Il existe des tendances très contrastées dans la beauté, voire aux extrêmes opposés. Pourquoi ?
V. P : Dans les années 2005-2010, l'imagerie de la French girl, la Parisienne, dominait les inspirations avec un maquillage supposément naturel, un naturel toutefois très normé et travaillé. C'était alors la grande époque des tops aux sourcils travaillés (mais pas trop), une époque où l'on parlait très peu d'inclusivité. La période suivante a pris le contre-pied avec des grandes représentantes comme Kim Kardashian ou Huda Kattan, créatrice de la marque Huda Beauty. Elles ont mis au goût du jour des techniques inventées par d’autres, (des minorités notamment) jusqu’alors peu visibles. En somme, un maquillage plus marqué, qui vise à modifier ou amplifier les volumes du visage. La technique du contouring, une technique utilisée originellement par certaines femmes trans pour sculpter leur visage, qui a été reprise par les drag-queens et popularisée notamment grâce à la télé réalité RuePaul's Drag Race (ndlr : une émission de télé américaine mettant en scène un concours de drag-queens). La technique a infiltré les routines maquillage grâce à la popularité d'influenceuses non blanches. Notons que les tendances ne se chassent pas, elles se superposent : si l'on évoque moins la figure de la French Girl, on parle plus volontiers de la clean girl (la Française version américaine), deux tendances portées principalement par des femmes blanches. Plus récemment, la série Euphoria met sur la table une proposition radicalement différente : c'est l'idée d'un maquillage qui sort de la séduction et s'utilise aussi pour exprimer les émotions. Plus récemment, le crying make up revendique par exemple une esthétique de la tristesse et on l'a beaucoup vu dans les séries, notamment dans Wednesday. Avec la mise en avant de cernes plus apparents et d'un teint qui ne raconte pas que l'on va bien, que l'on est pleine d'énergie et que l'on ne se nourrit que de fruits et légumes, cette tendance prend à revers ce qu'on doit être en tant que femme depuis 15 ans. Cette impression de profusion de tendances vient de la grande histoire amour du maquillage et des réseaux, qui jouent le rôle de miroir grossissant de nos multiples envies.
Le maquillage peut aussi revêtir une portée politique, lorsqu’il sert à se soustraire à la reconnaissance faciale...
V. P : Oui, dans ce cas-là, le maquillage n'est plus en rapport avec la séduction, l'identité de genre, ou nos émotions, c'est plutôt une façon de se noyer dans la masse. Cela m'évoque l'uniformisation et l'harmonisation des visages qui empêchent de se faire repérer, de sortir du lot, de la masse. C'est déjà ce que proposent certains filtres, qui apposent les mêmes traits et le même maquillage (ndlr : comme les fameux filtres yassification) sur tous les utilisateurs.
Maquillage et capitalisme, un duo qui fait bon ménage : pourquoi ?
V. P : Le maquillage a un pied dans l'affirmation de soi, l'autre dans le consumérisme le plus débridé. C'est le reflet de toutes nos contradictions, en termes de valeurs et de comportement d'achat. Les marques ne portent pas vraiment de discours féministes : elles cherchent à nous vendre la fameuse « meilleure version de nous-même » (on ne sait pas bien ce que cela veut dire) et la notion d'empowerment, aujourd'hui vidée de son sens. Cette dernière n'a même plus besoin d'être directement évoquée car elle fait désormais partie intégrante du pink marketing généralisé, le marketing réservé aux femmes. En outre, même si l'on assiste à une ébauche de réflexion pour rendre les formulations des produits conformes à nos attentes de naturalité et moins polluantes, l'industrie est dans l'ensemble assez peu concernée par le développement durable. Il s'agit surtout de sortir toujours plus de produits, toujours plus de couleurs... Contrairement à l'industrie de la mode, la surconsommation n'est guère remise en cause : le terme fast-beauty n'existe pas, mais il faudrait sans doute l'inventer.
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