
Pour certains membres de la manosphère, manger (et surtout aimer manger) s'apparente à de la faiblesse, à une perte de temps et de contrôle.
« La nourriture est horrible, et manger, ça craint. Je déteste manger. Je déteste me sentir rassasié. Imaginez à quel point il faut être stupide pour trouver la nourriture intéressante. Littéralement ridicule. » Voilà le genre de pépite qu'Andrew Tate, l'influenceur masculiniste poursuivi en justice en Roumanie pour viols et trafic d'êtres humains, aime à lâcher sur X, ex-Twitter. Dans The Guardian, la journaliste Zoe Williams s'interroge : « Qu’est-ce qui se cache derrière son dégoût performatif pour la nourriture ? »
Manger, c'est pour les nazes
Voir la faim comme une faiblesse à dépasser pour accéder à un état supérieur est l'un des poncifs favoris de la manosphère. Succomber à son appétit est vulgaire, le signe d'une faille dont certains hommes (les vrais, les alphas, ou mieux encore, les sigmas) ont réussi à s'affranchir. Et quand il s'agit de se nourrir, seul un steak saignant peut faire l'affaire. En témoignent les habitudes alimentaires du psychologue clinicien Jordan Peterson, auteur de l'ouvrage à succès 12 règles pour une vie : Un antidote au chaos. Des mois durant, le Canadien bien aimé des masculinistes suit un régime composé uniquement de bœuf, de sel et d'eau. Il se retrouve neuf jours dans le coma en 2019, mais insiste sur le fait que ce n'était pas dû à une surdose de steak, mais à sa dépendance au clonazépam, un type de tranquillisant. « Il faut se demander si, quelles que soient les causes immédiates de ses neuf jours d’inconscience, un légume aurait pu l’aider », interroge la journaliste, sceptique. Le soixantenaire affirme également avoir déjà passé 25 jours sans dormir à cause d'un écart à son régime carné. Un rapport à la nourriture oscillant entre le rigorisme monacal et le syndrome dépressif que l'on retrouve également chez les tech bros, à l'instar du milliardaire Bryan Johnson, qui inlassablement, jour après jour, ne se nourrit que deux plats : le Super Veggie, mélange de légumes verts et de lentilles, et le Nutty Pudding, composé de fruit et de noix.
Sérieux, prenez un biscuit les tech bros
« Dans le monde des tech bros – qui recoupe celui du prosélytisme sur la masculinité toxique, mais pas toujours de manière évidente – le jeûne est souvent présenté comme une technologie de pointe, observe Zoe Williams. Le "bio hacking" est un néologisme, mais le comportement est aussi vieux que le temps lui-même. Autrefois, il s'agissait d'un jeune moine, manifestant sa proximité singulière avec Dieu à travers un renoncement purificateur. Il s’agit désormais d’un jeune libertaire fondamentaliste, prouvant son autonomie masculine en se coupant des besoins les plus élémentaires. » Loin de nous l'idée d'inviter les Andrew Tate de ce monde à revoir leur rapport à la nourriture, qu'ils espèrent la plus fonctionnelle possible. Nul doute qu'à leurs yeux, un bon sachet de Huel, triste poudre grise censée fournir « tous les glucides, protéines, fibres, matières grasses et 26 vitamines et minéraux dont vous avez besoin » constitue le repas idéal. Comprenez-le : les tech bros aux tendances mascu et leurs cousins fanas de hustle culture n'ont pas de temps à perdre à table. Ils ont des priorités plus sérieuses à satisfaire : compter des NFT, soulever de la fonte, harceler les femmes et lire Nietzsche en diagonale. « Tout ce que j’observe, c’est que si ce dégoût performatif de la nourriture et de l’appétit venait de la sphère bien-être – ou pour le dire autrement, s’il venait d’une femme – tout le monde dirait qu’elle souffre d’un trouble alimentaire », conclut la journaliste.
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