Seringue en gros plan sur fond rose

Ambiance bistouri : « Toute une génération est embarquée et tout est fait pour lui donner envie de se modifier »

© Henry Lai

Des chirurgiens et influenceurs en roue libre vendent à une génération biberonnée au culte de la beauté des pratiques dangereuses. Interview d’Ariane Riou et Elsa Mari qui signent une enquête alarmante.

Dans Génération bistouri, Enquête sur les ravages de la chirurgie esthétique chez les jeunes, Ariane Riou et Elsa Mari, journalistes au Parisien, exposent les résultats de leur longue enquête. Désormais, les 18-34 ans, alléchés par les tarifs attractifs proposés aussi bien par des cliniques homologuées que par des praticiennes formées à la va-vite, consomment plus d’actes esthétiques que les 50-60 ans. Mais le phénomène concerne tout le monde : étudiantes en Lettres modernes, livreurs, restaurateurs, personnel soignant... Au risque parfois d’encourir de graves complications médicales et de s'exposer à de lourds contrecoups psychologiques. Pendant plus d'un an, Ariane Riou et Elsa Mari ont pris la mesure d'une pratique qui se banalise. Aujourd’hui, elles tirent la sonnette d'alarme.

Qu'est-ce qui vous a le plus frappé durant cette enquête ?

Elsa Mari : Tout nous a choquées, et pourtant nous connaissions plutôt bien le sujet avant d'écrire le livre. Ce qui est terrible à mes yeux, ce sont les dérives de certains médecins. Lors du congrès AIME qui traite de chirurgie et médecine esthétique, quelque 200 internes et chirurgiens ont assisté à une conférence intitulée : « Instagram, un tremplin pour démarrer son activité ? ». On avait l'impression de participer à une réunion de commerciaux ! Sur l’estrade, se sont succédé des médecins rappelant que lorsqu'ils postent l'avant/après d'une opération du nez sur Instagram, ils récupèrent dans la foulée une cinquantaine de demandes à laquelle ils se dépêchent de répondre. Autre conférence au programme : « Faut-il être beau pour réussir ? » Ils ne parlaient même plus de patients, mais de clients. Lors d'un autre important congrès, une chirurgienne a présenté une méthode régénérative avant de nous expliquer en aparté que son protocole n'était pas légal (pas encore validé par les autorités), et qu'elle avait modifié le titre de sa communication pour éviter de se faire repérer. Elle a conclu en nous demandant de pas révéler l'information car elle n'a pas envie d'aller en prison...

Ariane Riou : Ma rencontre avec une famille - une mère et ses deux filles de 20 et 23 ans, vivant à Peypin, un village au nord de Marseille - m'a beaucoup marquée. Sur le conseil de la cadette, toutes trois ont fait venir dans leur salon une injectrice illégale de produits de comblement, qui a donc pratiqué sur elles l'acte dans des conditions sanitaires déplorables. Elles en parlaient de manière complètement détachée, et ne voyaient pas le problème bien qu'au courant des risques. Loin de jouer le rôle de garde-fou, la mère participait.

E. M : Rencontrer les victimes nous a aussi bouleversées. Je pense tout particulièrement à une jeune femme qui m'a encore récemment écrit pour me dire qu'elle traversait une dépression, suite aux injections réalisées pour combler ses sillons nasogéniens (rides entre le nez et la bouche). La piqueuse illégale l'a piquée par erreur dans l'artère faciale, ce qui a provoqué une grave infection et a failli la tuer. Lorsque nous l'avons rencontrée, son visage était comme brûlé, son nez ne tenait plus que par un fil de chair. Et elle n'est pas la seule : de nombreuses femmes sont défigurées, mutilées à vie.

Quels mécanismes incitent les jeunes à se modifier ?

A. R : L'essor des réseaux sociaux a permis l'émergence d'un espace où la publicité des actes de chirurgie et de médecine esthétique pullule. Cela passe notamment par le biais de certains influenceurs de la téléréalité, dont le public est souvent très jeune. Nous avons recensé plus d’une centaine de publicités d’influenceurs qui, depuis 2017, concluent des partenariats avec des cliniques françaises ou tunisiennes dont ils vantent les services sans évoquer les risques. Cela provient également de certains chirurgiens qui promeuvent leurs activités en postant des avant/après, pratique pourtant interdite.

E. M : Tout un business a été mis en place pour que l'argent ne soit plus un obstacle. L'offre et la demande sont provoquées. Toute une génération est embarquée et tout est fait pour lui donner envie de se modifier. Un business illégal à prix cassés et aux conséquences gravissimes, s’est même développé. On a fait du corps un produit, comme s'il était un vêtement, ce qui est pour nous très alarmant. Au-delà des mécanismes commerciaux, les réseaux matraquent sempiternellement un modèle de beauté unique, par le biais des filtres et applications de retouche ou par la mise en avant de célébrités érigées en modèles. On s'était réjouies de constater que les courbes étaient mises à l'honneur et valorisées lorsque nous avons vu arriver le modèle Kim Kardashian, le fameux corps en sablier (slim thick body). Le diktat de la minceur a tout simplement été remplacé par un autre, tout aussi normé et calibré, et rarement atteint naturellement. L'impression généralement communiquée, c'est que le bistouri est un coup d'effaceur magique.

Les jeunes ne sont donc que peu conscients des risques ?

E. M : Au-delà du risque évident lié à l’anesthésie générale, les risques induits par les opérations sont souvent écartés ou minimisés. Les jeunes filles qui par exemple optent pour une augmentation mammaire ne savent pas qu'elles devront faire changer leurs prothèses, en moyenne, dans 10 ans ou qu'un suivi annuel est requis. Elles ne savent pas non plus qu'après la pose d'implants fessiers, il n'est pas possible de s'asseoir pendant 4 semaines… Il en va de même pour les risques psychologiques et le sentiment de personnalisation que peuvent provoquer les opérations. À titre d'exemple, 68% des rhinoplasties dans le monde sont faites sur des 18-34 ans. Or, changer de nez n’est pas anodin. Il faut ensuite pouvoir se reconnaître dans le miroir, se dire « c’est bien moi ». De nombreuses jeunes filles nous ont confié regretter leurs opérations. Mais la chirurgie est irréversible.

Qui est concerné par cet engouement pour les modifications corporelles ?

A. R : Étant donné son coût, la chirurgie esthétique était auparavant l'apanage de ceux qui avaient les moyens. Aujourd'hui, la pratique n'est plus réservée à cette frange de la population. On a vu émerger le tourisme low cost, en Tunisie ou Turquie, avec des packages comprenant transport, logement et multiples opérations. Si toutes les classes sociales ne tendent pas vers le même modèle de beauté (certaines personnes issues de classes populaires affichent leurs nouvelles fesses comme un sac de luxe, dans une perspective de revanche sociale), toutes sans exception poussent la porte des cabinets. Si la demande concerne encore principalement les femmes, de plus en plus d'hommes sont intéressés, notamment en ce qui concerne les greffes capillaires, ou la pose de facettes sur dents limées, une pratique très dangereuse.

Côté législation, où en sommes-nous ?

E. M : Les alertes ne suffisent pas, il s'agit d'un véritable enjeu de santé publique. On veut que les autorités sanitaires et le ministère de la Santé s'emparent du sujet et se mettent autour de la table avec les chirurgiens et médecins pour établir des normes et un cadre réglementant ce qui se fait ou pas : peut-on opérer un ou une jeune de 16 ans ? Effectuer une pénoplastie (une opération pour augmenter la taille du pénis) sur un garçon dont le sexe est jugé de taille normale ? À ce jour, un consensus clair à ce sujet fait défaut, ce qui entraîne de nombreuses dérives et complications. Rappelons que l'on ne peut pas opérer par mode : c'est une dérive en soi. Lorsque les canons changeront, les jeunes vont se retrouver piégés. On les modifie sans savoir si l’on pourra revenir un jour en arrière. C’est une génération cobaye.

A. R : Une proposition de loi transpartisane va être votée en mars pour encadrer le statut d’influenceur et prohiber la promotion d'actes de chirurgie esthétique. Une bonne nouvelle, mais Maeva Ghennam, l'une des influences de téléréalité les plus connues, faisait hier encore la promotion d’un institut de beauté qui pratique des injections illégales d'acide hyaluronique. Notons aussi que Nabilla a été l'une des premières influenceuses à avoir été condamnée en 2021 pour la promotion d'un produit financier. La sanction : une amende de 20 000 euros, une somme dérisoire au regard de sa fortune. Pour être efficaces et dissuasives, les peines devraient être bien plus importantes.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
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