
Préjuvénation, skin boosters, collagène à la demande. Les tendances de la médecine esthétique en racontent beaucoup sur une époque qui se rêve éternellement jeune, et autre.
À l’ère de l’egocène, ce moment culturel drivé par les selfies, la course aux likes et l’optimisation permanente de soi, c’est simple : tout le monde est tétanisé à l’idée de vieillir, et ceci, dès le berceau. Voyez la quête de jeunesse éternelle chez les biohackers de la Silicon Valley. Les Sephora Kids sur TikTok, ces préados qui débarquent en force dans les travées des enseignes de parfumerie pour faire leurs stocks de Retinol Drunk Elephant, sous les yeux effarés des vendeuses – la marque a profité du buzz pour poster sur Instagram la liste des produits compatibles avec la peau des « tweenagers » (enfants entre 10 et 14 ans). Ou le boom de la médecine esthétique, à mesure que les réseaux sociaux massifient et normalisent les injections de neuromodulateurs, comme le Botox, ou de combleurs de rides, comme l’acide hyaluronique. Depuis la pandémie, ces pratiques séduisent au-delà de leur clientèle traditionnelle : millennials, Z et hommes, toujours plus nombreux, cèdent au coup de frais en seringue. Selon l’American Society of Plastic Surgeons, les injections d’acide hyaluronique ont augmenté de 70 % entre 2019 et 2022 aux Etats-Unis.
“What Stinks ? ”
Mais la guerre est impossible à gagner : laissez-vous vieillir au naturel, sans autre intervention que celle de la gravité, et la société vous déclassera sans merci, sur le marché du travail ou celui « à la bonne meuf » – pour citer Virginie Despentes. Tentez de contrôler les outrages du temps, avec quelque procédure à la mode, et les réseaux sociaux se chargeront de donner leur avis non sollicité sur le degré de réussite de l’opération : « Trop refaite », « On ne la reconnaît pas, c’est triste ». Ou si vous êtes plus jeune, peut-être serez-vous taxé·e de « Stink Face » ? Le terme a décollé en ligne fin 2023, depuis que Chloé, influenceuse skincare sur TikTok, s’interrogeait sur l’expression du visage au repos de Kim Kardashian ou sa petite sœur Kylie Jenner, plus précisément autour des sillons nasogéniens, la comparant à celle que l’on affiche quand on sent une mauvaise odeur.
Un débat s’ensuivit sur le trop-plein de procédures esthétiques chez la génération Z : ces derniers vieilliraient-ils mal, voire plus vite que les autres ? Et si leur addiction nouvelle aux fillers et au Botox en était la cause ? En 2022, 27 % des utilisateurs de Botox aux Etats-Unis avaient moins de 34 ans, en hausse de 6 points par rapport à 2015. En janvier dernier, une jeune femme de 28 ans réunissait 8 millions de vues sur la vidéo en gros plan de son visage « raw » (brut, c'est-à-dire sans retouche esthétique) sur TikTok, provoquant encouragements nourris ou cris d'orfraie devant une telle audace.
Préjuvénation et baby Botox
Les moyens ont été mis pour que cette génération biberonnée aux réseaux sociaux soit obsédée par un vieillissement qu’elle n’a pas même eu le temps d’éprouver dans sa chair. Depuis quelques années, des pratiques préventives leur sont spécialement destinées : pensez prejuvénation ou baby Botox… Et ce qu’on utilise de façon proactive pour éviter les signes de l’âge finit par donner « le visage d’une personne plus âgée qui fait des efforts pour avoir l’air plus jeune », ou « un air bizarre, sans âge », selon les spécialistes interrogés par Dazed. Les tendances actuelles en matière de chirurgie plastique semblent aussi incompatibles avec l’aspect naturel d’un visage jeune : les pommettes sculptées à la Bella Hadid ou les joues creusées après un buccal fat removal ne sont pas caractéristiques de la rondeur poupine d’un vingtenaire. Un professeur en dermatologie remarque ce glissement : tandis que ses patients plus âgés cherchent d’abord à retrouver ce qu’ils avaient, les plus jeunes viennent à lui avec « l’envie de créer quelque chose de nouveau » – avec un rendu naturel d’autant plus difficile à accomplir. On le voit, que l'on ait l’air vieux ou l'air refait, la société considère bien les deux comme une faute morale.
Se pourrait-il que l’ « over fill syndrom » donne à la société l’occasion de réfléchir à sa propension au narcissisme et à l’âgisme ? Non, pas vraiment ; au contraire, elle y voit plutôt de nouvelles opportunités business… afin d’éviter l’opprobre pour cause de Stink Face, tandis que le public sait reconnaître la main d'un praticien un peu lourde. Une professionnelle californienne rapporte au site Business of Fashion : « Nous n’avons jamais autant fait d’injections de fillers. Comme nous n’en avons jamais autant dissous. » Alors qu’une belle peau s’est imposée comme un marqueur social, une autre classe de produits promet un résultat naturel, comme un filtre : les « skin boosters » ou « hydratants injectables ». Si cette catégorie est déjà disponible en Europe ou en Asie depuis un moment (Profhilo chez IBSA ou Restylane Skinbooster de Galderma), elle devrait monter en puissance avec leur approbation récente sur le marché américain et les nouvelles aspirations de ces consommateurs, jeunes et / ou atteints de « filler fatigue » .
Stimulés, plutôt que comblés
Skinvive de Juvéderm, par exemple, vient d’être approuvé par la FDA (Food and Drug Administration) aux États-Unis. Développé par Allergan Aesthetics, qui compte déjà Botox et Coolsculpting (un traitement de cryolipolyse associé à une récente polémique avec le super-model Linda Evangelista) à son catalogue, ce traitement injectable à l’acide hyaluronique en microgouttelettes est censé « améliorer l’hydratation, l’éclat et la douceur de la peau en une séance ». Là où l’on cherchait à reconstruire du volume en injectant des produits dans le derme, les skin boosters cherchent à repulper la peau depuis l’intérieur, mais en surface et sans modifier la forme du visage – soit la promesse subtile d’une « glass skin » pile dans la tendance, pour une durée d’environ six mois. Est-ce toutefois suffisant pour lâcher entre 600 et 1200 dollars l'intervention, soit le prix d’une injection « classique » ? Autrement dit, pour le magazine Allure, « Skinvive est la chose qui se rapproche le plus d’une bonne nuit de sommeil et de trois litres d’eau par jour… si l’on excepte dormir et boire de l’eau. » Certaines expériences rapportent aussi des bosses récalcitrantes et nodules aux points d’injection de Skinvive, comme pour la présentatrice télé interrogée par BoF.
Outre l’hydratation, les allégations avancées par Skinvive évoquent une stimulation de la production de collagène et d’élastine. Un langage qui n’est pas neutre : pour le Dr Kseniya Kobets, interviewé par BoF, nous nous éloignons des altérations artificielles – où l’on augmente, tire, rabote, etc. – pour tendre à des procédures qui « répliquent » les capacités régénératives de notre corps : « Les gens ne veulent pas être “comblés”, mais stimulés” », dit-elle. Comme on donnerait un bon coup de starter, en somme, pour redémarrer des processus physiologiques jusqu’alors condamnés à ralentir inexorablement.
Bientôt, le collagène à la demande
Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas que McKinsey ait confirmé ses prévisions de croissance pour la médecine esthétique dans une note de février 2024. En 2021, McKinsey prévoyait déjà une croissance annuelle à deux chiffres (14 %) pour le marché des neuromodulateurs et les dermo-fillers (combleurs de ride) à horizon 2025. Le cabinet de conseil identifie six tendances de consommation dans ce marché, qui inclut aussi les lasers, les ultrasons ou la radiofréquence (dispositifs à base d’énergie). Parmi elles, une base de consommateurs toujours plus large et diversifiée, toujours moins rétive à des interventions non invasives : 81 % déclarent ainsi mieux les accepter qu’il y a 5 ans, d’après un rapport publié par Allergan en 2022. On remarque aussi une plus grande sensibilité au prix, avec 46 % des consommateurs américains en recherche d’options plus compétitives – sans toutefois vouloir renoncer à ces procédures : seuls 7 % des sondés prévoient d’arrêter les frais. McKinsey note que le filon est loin d’être épuisé, avec une part élevée (entre 15 et 20% des personnes interrogées) et constante entre 2021 et 2022 (malgré le contexte macroéconomique) de consommateurs qui pourraient franchir le pas dans les cinq ans. De son côté, la Big Pharma américaine AbbVie, propriétaire d'Allergan Aesthetics, a annoncé 5,3 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2023 pour son portefeuille de produits esthétiques – dont 2,7 milliards de dollars pour Botox Cosmetics et 1,4 milliard de dollars pour Juvéderm.
Les influenceurs eux, continueront d’influencer : l’Académie américaine de chirurgie plastique et reconstructive du visage note ainsi une évolution du « visage Instagram » statique, vers un « visage TikTok » , plus « dynamique » … Ce qui laisse songeur, si l'on considère le caractère très « spasmodique » de la plateforme. Selon l’organisation, 79 % des chirurgiens constatent que la demande est motivée par l’envie de réduire les signes de l’âge, de maintenir les résultats de procédures antérieures et d’être plus beau / belle en selfie. Enfin, la multiplication des canaux de vente (cliniques, med-spas, beauty bars, dermatologues, etc.) et les innovations technologiques devraient également contribuer aux affaires. Les pistes à suivre côté injectables ? Les exosomes, des vésicules extracellulaires capables de favoriser la régénération et la réparation des tissus à un niveau cellulaire, et l’ARN messager, afin de produire du collagène à la demande. En résumé, vous n'aurez plus besoin de verser du collagène en poudre dans votre café à la Jennifer Aniston, les jeunes auront des têtes de jeunes refaits, les vieux auront des têtes de vieux refaits, mais tout le monde sera repulpé, glowy et dynamique – stimulé « from within », on vous dit.
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