« Travailler » ou « œuvrer », faut-il vraiment choisir ? Est-ce l’éthique artisanale qui serait la plus adaptée aux défis de notre ère numérique ? Des questions délicieusement fertiles posées par le philosophe Philippe Nassif.
« Ennui », « absurdité », « souffrance » : le travail n’est pas toujours heureux en France. Il y a pourtant une éthique possible qui, si elle était étendue à la vie d’entreprise, ne manquerait pas de réinjecter sens et élan : l’éthique artisanale. Modeste plaidoyer pour passer de la « performance au travail » à « l’œuvre en commun », et du simple manager à « l’artisan de la conversation ».
1. Œuvrer n’est pas travailler
C’est la philosophe Hannah Arendt qui, avec son essai Condition de l’homme moderne (1958), lève le lièvre. « La distinction que je propose entre le travail et l’œuvre n’est pas habituelle », écrit-elle. « Historiquement, on ne trouve à peu près rien pour l’appuyer : ni dans la tradition politique prémoderne, ni dans le vaste corpus des théories modernes du travail. » Reste que « les preuves phénoménales en faveur de cette distinction sont trop évidentes pour passer inaperçues ». Et d’épingler ce « témoignage obstiné et très clair : toutes les langues européennes, en effet, possèdent deux mots étymologiquement séparés pour désigner ce que nous considérons aujourd’hui comme une seule et même activité. Et elles les conservent, bien qu’on les emploie constamment comme synonymes. »
Les penseurs modernes, rappelle-t-elle, ont été les premiers à sacraliser la « valeur travail ». Parce qu’elle permet d’accéder à la propriété des choses et donc de soi, explique le philosophe John Locke au xviie siècle. Parce que c’est par la transformation effective du monde que nous réalisons notre humanité, enchaîne Karl Marx au xixe siècle. Ou encore plus simplement : parce que « le sentiment d’être utile et même indispensable est un besoin vital de l’âme humaine », écrira la géniale philosophe Simone Weil dans les années 1940. Au contraire des anciens grecs, pour qui le travail était dévolu aux seuls esclaves, nous avons une nette tendance à penser que c’est par lui que nous créons notre place dans la société et nous révélons à nous-mêmes.
Enfin, a priori. Car encore faut-il avoir la possibilité d’exercer une certaine souveraineté – initiative, responsabilité – sur la manière dont nous conduisons notre travail. Et mieux encore, écrit magnifiquement Simone Weil, qui a travaillé en usine : il faudrait « que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation ».
D’où la nécessité, formulée par Arendt, de distinguer entre le labeur et l’œuvre : entre l’animal laborans et l’homo faber. Le travail en effet se caractérise par la répétition et la peine. Il est du côté de la seule subsistance « animale ». Il est synonyme, pour nos contemporains, de « manque de sens ». Et, aussitôt produit, aussitôt effacé, il ne laisse pas de trace – un peu comme quand on a passé son après-midi à « traiter » une centaine d’e-mails. Bref, le travail est, comme le révèle son étymologie latine, un « tripalium » : un instrument de torture. À l’inverse, il y a l’œuvre : « l’homo faber est maître de lui-même et de ce qu’il fait », écrit Arendt, il est porté par la joie à l’ouvrage, il fabrique des objets d’usage qui rendent notre monde habitable : « La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites. Plus durables, même, possiblement, que la vie de leurs auteurs. »
Ce qui m’amène à avancer d’un cran dans le raisonnement : si le labeur animalise mais que l’œuvre humanise, ne devrions-nous pas considérer sérieusement le principe d’une extension de « l’éthique artisanale » à notre propre travail ?
Essayons ici d’argumenter en faveur de la réponse « oui ».
2. L’éthique artisanale
« Au fil des ans et des chantiers, j’ai acquis cette conviction : l’apprentissage et la pratique d’un artisanat sont un ensemble d’expériences, de méthodes et de valeurs adaptées aux défis individuels et collectifs de la modernité. » C’est par ces lignes qu’Arthur Lochmann introduit son petit livre enchanteur intitulé La vie solide, consacré à son métier de charpentier, qu’il a exercé dix ans durant, juste après des études de philosophie et avant de revenir à son goût pour les livres. Son retour d’expérience est l’histoire d’un bon sens retrouvé : « Développant un rapport productif à la matière, apprenant à inscrire mes actions dans la durée, adoptant l’éthique artisanale du bien faire, j’ai trouvé des clés pour m’orienter dans notre époque frénétique. »
Sa description du travail – pardon, de l’ouvrage artisanal, est évidemment très inspirante. Apprendre à charpenter des maisons, comprenons-nous, c’est s’exercer à charpenter sa pensée même. Il est question de la résistance de la vivante matière du bois, au contact de laquelle s’assouplissent ses gestes et s’éduque son jugement – le savoir-faire, comprend Lochmann, ne s’acquiert pas par un cérébral effort d’analyse, mais par la lente métabolisation d’expériences vécues. Il y est question de la féconde solidarité qui unit tous les « compagnons » d’un chantier. Il y est question, aussi, du bon rythme dans l’exécution d’une tâche – nous pourrions dire : du privilège de travailler à la bonne heure.
À le lire, on n’y trouve pas tant une invitation à quitter notre meilleur ami l’ordinateur portable pour aller réparer des vieilles motos (poke Matthew Crawford et son formidable livre Contact), mais plutôt une incitation à être plus attentif à ce qui, dans notre manière d’appréhender nos métiers, les éloigne du pôle homo laborans et les tire vers le pôle homo faber.
3. Tendre vers le co-operare
Passer de nos habitudes de travail à une éthique artisanale ? C’est d’abord un effort de pensée : il s’agit de démanteler, doucement, nos inconscientes représentations « tayloriennes » de l’entreprise. Et de se projeter du côté de leur contraire : ce que font des artisans en leur atelier. Soit des manières d’agir : plus collectives et moins « processées », plus intuitives aussi, et mieux ritualisées. Je développe.
Cela commence en effet par réfléchir aux façons de creuser la distance avec l’organisation individuelle de la performance, afin de mieux insister sur ce bien commun – la prospérité d’une entreprise – que nous poursuivons ensemble. Ainsi, sur un chantier, « s’il y a toujours un chef d’équipe pour coordonner le travail et, au besoin, trancher sur des questions techniques, il n’y a pas plus d’héroïsme individuel que de fautes personnelles », note ainsi Arthur Lochmann. Puisque la réussite de chacun dépend du résultat de tous, « on veille les uns sur les autres, les erreurs et les faiblesses de chacun sont donc prises en charge par tous ». Et cette « responsabilité solidaire » s’incarne d’abord dans l’attitude des n+1, bien sûr : « Je garde de mes années d’apprentissage plusieurs souvenirs de chefs d’équipe bourrus et âpres qui, voyant mon embarras après avoir commis une erreur, se sont soudain transformés pour faire preuve d’une insoupçonnable bienveillance. » Pas de carotte ni de bâton donc, mais un rapport de transmission : « Toute parole reçue que tu n’as pas transmise est une parole volée », disent magnifiquement les compagnons charpentiers.
Pour le dire autrement, nous devrions nous entraîner à distinguer entre « collaboration » (de « co-laborans » : le labeur avec) et « coopération » (de « co-operare » : l’œuvre avec). Dans l’entreprise moderne, on se contente de « collaborer » en obéissant à un process impersonnel qui indique à chacune et chacun sa tâche. Dans un atelier, au contraire, les artisans « coopèrent ». Ils ne s’appuient pas sur des règlements qui les isoleraient les uns des autres, mais apprennent à ensemble dé-brouiller une situation, un projet, un problème. À éclairer, appréhender, se saisir d’un enjeu dans son entièreté, sa singularité, son grain. Après tout, note Arthur Lochmann, sur chaque chantier, « on passe de l’abstraction d’un tracé géométrique à l’imparfaite concrétude du bois ».
Et puisqu’il est question de notre capacité à contacter le réel tel qu’il se présente, alors soyons plus accueillants, dans l’entreprise, à l’égard du corps. Et de ses émotions qui, lorsqu’elles se mêlent à la pensée, deviennent intuitions. C’est le moment cercle de parole, stylo-feutre et paperboard de la vie d’entreprise. Et c’est aussi une invitation à évoluer dans de beaux espaces de travail : mieux que les lugubres open spaces en plastique blanc, des lieux que toutes et tous peuvent s’approprier un tant soit peu – ainsi, les corps / esprits s’y retrouvent, respirent et se déploient paisiblement.
Reste que ce n’est pas seulement l’espace de travail qu’il s’agit d’habiter, mais aussi la course du temps. D’où cet essentiel que sont les justes rituels : par eux, le sens en commun se cristallise. Par exemple, « la tradition veut que l’on installe une branche fleurie au sommet de la charpente terminée : de là vient l’expression “bouquet final“. On fête son propre travail ». Les rituels collectifs qui viennent rythmer le travail et, à l’occasion, saluer la mission accomplie, donnent fatalement un côté plus bouncy – souple et rebondissant – à la répétition des travaux et des jours. C’est que nous prenons véritablement conscience de ce qui change, progresse, évolue, lorsque nous marquons, ensemble, une improductive pause dans le processus productif.
Voilà pourquoi les justes rituels ont, à long terme, une fonction de garde-fou contre la pulsion du toujours-plus-de-rendement : à se retrouver pour « fêter » l’œuvre commune, on vitalise discrètement l’éthique du travail bien fait (éthique du travail bien fait qui par ailleurs finit souvent par être reconnu par le marché).
4. Le manager comme artisan de la conversation
On objectera que ces vertus « œuvrières » ne sont pas transférables à la vie de bureau : ce qui permet à l’éthique artisanale de s’élancer, c’est précisément la confrontation directe à la matière. Matière qui, par sa résistance à notre bon vouloir, convoque le corps, force notre attention, oblige la coopération – il est inenvisageable de faire un caprice ou de bayer aux corneilles lorsque les charpentiers œuvrent sur le même toit. C’est la rencontre avec l’esprit de la matière qui favorise, in fine, une véritable sagesse pratique.
Objection retenue. Sauf à se rappeler que dans l’économie dite « de la connaissance », il y a bien une matière-qui-résiste et qui, si elle est abstraite, n’en est pas moins réelle. La culture commune est une matière vivante avec laquelle nous devons apprendre à dialoguer. La langue que l’on travaille avec nos outils rhétoriques ne manque pas d’opposer sa propre logique à nos entreprises de manipulation. Le client ou le collaborateur résistera volontiers à nos forçages bourrins ou irréfléchis. Bref, au cœur des jobs non manuels il y a cette vaste matière première qu’est la relation humaine. Et qui supporte mal l’automatisation, l’excès de process impersonnels, la taylorisation. Nos relations humaines, même dans le monde de l’entreprise, demandent en effet à être travaillées, « désignées », ouvragées. Du moins si nous visons une vie au boulot durable : avec des vrais morceaux de sens dedans.
J’en arrive donc à ma proposition : les managers ne sont-ils pas appelés à devenir des artisans de la conversation ?
Les managers ont un emploi mais pas toujours un métier. Quand l’entreprise devient grande, ils s’épuisent à recueillir des directives, organiser des réunions et remplir des tableurs Excel. Là pourtant n’est pas leur raison d’être, qui est d’orienter, motiver, protéger leurs collaborateurs. Plutôt que de les transformer en bureaucrates hyperactifs, nous aurions donc tout intérêt à considérer les managers comme des artisans dont la matière première est la relation – et donc la conversation.
Édifiant est à cet égard le retour d’expérience d’Alexandre Gérard, patron de l’entreprise nantaise Chronoflex (qui dépanne les flexibles hydrauliques des sites industriels), qu’il a « libérée » il y a une dizaine d’années, avec un succès toujours pas démenti. Comme il le raconte dans son indispensable témoignage Le patron qui ne voulait plus être chef, il s’est rendu compte dans les premiers mois de la libération qu’il y avait un problème. Chaque équipe était désormais censée délibérer sur la bonne marche à suivre, mais les discussions s’étalaient sans fin, et les managers ne parvenaient plus à arrêter de décision. Alexandre Gérard les a donc envoyés se former aux techniques d’intelligence collective. À l’art d’ouvrir un dialogue libre et attentif, de le mener à son acmé, et de le clore. Après, ça s’est bien mieux passé.
De fait, il se développe depuis une vingtaine d’années en France toutes sortes d’outils dédiés à « l’art d’accueillir les conversations qui comptent » (comme le dit le slogan du mouvement Art of Hosting) : de la « communication non violente » formalisée par Marshall Rosenberg à la Théorie U d’Otto Scharmer, en passant par la technique de « Codéveloppement » selon les Québécois Adrien Payette et Claude Champagne, ou « l’enquête appréciative » de David Cooperrider. Ces pratiques dites d’« intelligence collective » s’expérimentent désormais dans toutes les sphères de la société – entreprises, associations ou même parfois en famille (poke la scène du coussin de parole dans Breaking Bad). Et c’est un apprentissage qui, comme toute vivante pratique, ne se limite pas à l’adoption de simples « techniques ». Mais qui nécessite de décrisper notre esprit même. De parvenir à assouplir et à affermir son être, pour à la fois accueillir l’inattendu et contenir le dialogue. J’ai pu en effet l’observer : les bons « facilitateurs » font montre d’un profond savoir-faire leur permettant de laisser se déployer librement une conversation, sans exercer de contrôle sur elle, malgré les surprises émergentes, mais tout en lui permettant d’aller jusqu’au bout d’elle-même. Bref, œuvrer à donner son poids à cette matière qu’est la parole échangée, c’est un métier. Métier qui est désormais l’enjeu d’une transmission à la fois pratique et théorique – une nouvelle tradition, en somme.
5. De la mission gazeuse au solide ouvrage
On le voit : les conditions pour « œuvrer » sont bien ici réunies. L’artisanat de la conversation, en effet, c’est un savoir-faire qui impacte notre savoir-vivre : il y a mise en forme de soi à la faveur de la mise en forme du monde. Par-là, nous nous humanisons et, dans le même temps, musclons notre intelligence des situations. Un peu comme Arthur Lochmann qui constate que même le geste anodin de transporter sur son épaule une longue planche de bois jusqu’au sommet d’un toit exige un apprentissage : c’est « moins une histoire de force que d’équilibre de forces : un jeu d’inertie et d’anticipation des mouvements ». Chercher l’équilibre des forces plutôt que le passage en force : je suppose que cela concerne aussi bien la charpenterie que la « conduite de projet » et l’« animation d’équipe ».
Et là est le point. Un menuisier peut toujours proposer à son boss, venu le challenger, de prendre l’équerre et le niveau afin de vérifier par lui-même que le job a été bien fait. En face, le travailleur de l’économie de l’immatériel, lui, est toujours, potentiellement, en position d’imposture : en a-t-il fait assez ? Aurait-il pu faire mieux ? Et selon quels critères, exactement ? La vertu des conversations correctement menées est ici évidente. Par elles, la situation se stabilise. Les mêmes repères sont partagés par tous les collaborateurs. Le côté gazeux de la mission s’atténue, le solide ouvrage fait son apparition.
Pensons à ce grand machin flou qu’est par exemple la conception, la production et la distribution d’un service. Par le dialogue-qui-prend-son-temps, voilà que le processus acquiert un côté concret : parce que les différents points de vue ont été convoqués, il peut désormais être examiné sous tous ses angles.
Alors les bonnes questions reçoivent naturellement leurs réponses. Est-ce que ça marche ? Et si oui, est-ce que ça va dans le bon sens ? Que visons-nous ? Qu’est-ce qui pose un problème ? Quel dispositif pouvons-nous cette fois-ci bricoler pour réussir notre prochain coup ? Quel ajointement entre ce qui est automatisable et ce qui ne peut pas l’être ?
C’est par le dialogue que la situation qui par définition se présente à nous embrouillée, s’apprécie, se « dé-couvre », gagne en objectivité : devient une matière vivante que l’on peut manier ensemble avec méthode, c’est-à-dire avec discernement. À l’évidence, les paroles partagées offrent une certaine solidité narrative à notre monde, même lorsque celui-ci est embarqué dans un cycle sans fin d’innovations et de crises. Elles nous orientent et rendent nos existences habitables. Disons-le autrement : apprendre à écouter, se taire et questionner est un genre de disposition qui, même si les entreprises devaient disparaître, nous servirait encore.
Mais, en attendant, les managers sont déjà invités à s’exercer à cet émergent artisanat de la parole échangée. Et quand c’est bien fait, il est alors un peu moins question de l’étymologie « manège » (à chevaux) du « management », et un peu plus de son presque homonyme « ménagement ». De fait, au-delà du dressage de chevaux, « management » renvoie au principe de la « main » (« manus »). C’est que l’art de bien « ménager » ses collaborateurs exige un sens du contact – et donc du tact.
Alors, comme l’a découvert Alexandre Gérard, on sort de la palabre-sans-fin qui menace toute entreprise de délibération. La bonne décision est le fruit mûr d’une conversation accomplie.
De petits miracles laïques surviennent alors, tels que celui décrit par l’architecte et écrivain anglais William Morris dans son Art et artisanat : « L’ouvrage des ouvriers sera l’expression de leur coopération harmonieuse et du plaisir qu’ils y ont pris. Aucune intelligence (…) n’y a été écrasée ; au contraire, elle a été plutôt subordonnée et utilisée afin que personne, du maître au plus modeste ouvrier, ne puisse s’écrier : “c’est mon œuvre“, mais afin que chacun puisse dire sincèrement : “c’est notre œuvre“. » Notons-le : Morris n’a pas écrit « C’est notre travail ». Preuve s’il en fallait que l’éthique de l’artisan est autrement plus enthousiasmante : elle s’entend à faire battre les cœurs, lorsqu’ils sont à l’ouvrage, à l’unisson.
Très en phase avec l approche de Mathieu Destchessar qui pousse et à testé en entreprise les espaces de discussion sur le travail. Il décrit les bienfaits de ces espaces dans son ouvrage « l entreprise délibérée » et insiste sur le fait que que ce dialogue prend du temps, doit être organisé ( et facilité) et peut être dangereux (risque de conflit, remise en cause de la place du manageur). Test en cours dans mon entreprise publique de 9500 salariés.
merci philippe
c’est un superbe article
bravo
Article très intéressant et tellement d'actualité...!
Merci pour votre décryptage.