Est-ce que la crise du Covid aurait permis au théâtre de faire sa révolution numérique ? Les expérimentations menées au Schauspiel Köln montrent qu'on a passé le cap des simples captations vidéos.
« Les premiers mois, on a pensé que les formats digitaux qu’on expérimentait ne seraient que des solutions de secours, qu’on les abandonnerait dès la réouverture des salles », se rappelle Lea Goebel. La jeune femme reconnaît qu’aujourd’hui le digital ouvre à de nouvelles formes de mise en scène. Lea Goebel est dramaturge au Schauspiel Köln, un des grands théâtres d’outre-Rhin. Avec Roman Senkl, dramaturge également, à la tête d’un labo d’exploration des nouvelles formes et écritures numériques au festival Berliner Festspiele (l’équivalent d’Avignon), elle intègre le digital aux créations théâtrales auxquelles elle collabore.
« [À Cologne], on a d’abord testé des formats assez simples comme la captation vidéo de nos pièces. Mais la troupe avait envie de plus ». Du coup, le théâtre a lancé une offre totalement digitale, baptisée avec humour Dramazon Prime. L’une des premières productions diffusées a été Vögel de Wajdi Mouawad, l’actuel directeur du Théâtre national de la Colline. La pièce a été filmée avec une technique utilisée par le cinéma, le split-screen. Jusqu’à 6 caméras tournent en même temps, mais au moment de la diffusion, cela permet de scinder l’écran en plusieurs fenêtres de tailles inégales. « La technique du split-screen permet aux spectateurs de voir plusieurs points de vue de ce qui se trame sur scène » explique Lea Goebel. Contrairement aux captations traditionnelles qui imposent un seul écran, et donc une seule manière de regarder la scène, le split-screen laisse le spectateur choisir ce qu’il veut voir. Comme quand il est dans la salle en somme. « La réception de la pièce a été tellement positive qu’on a envie de réutiliser cette technique sur une mise en scène de Nathan le Sage de Lessing qu’on vient de présenter face à un public physique ».
Dramazon Prime a donc été maintenu. Pour cette saison, les spectacles digitaux ou hybrides apparaissent sur le programme du théâtre avec un petit macaron « Digital » qui indique que le spectacle sera aussi visible en ligne. « D’un coup, on étend le champ d’expérimentation du théâtre », abonde Roman Senkl. On explose ses frontières, aussi. Un spectacle tel que Vögel a été diffusé en plusieurs langues sur Internet. On pouvait ainsi aller au théâtre depuis son canapé parisien et voir en direct la pièce suivie par des spectateurs installés à plusieurs milliers de kilomètres. Certaines représentations en ligne ont rassemblé jusqu’à 400 personnes alors que la salle du Schauspiel Köln n’en dispose que de 200. Dans Hypnos, une autre production digitale, un « audiowalk individuel » a été proposé. Le spectateur était invité à marcher pour écouter l’expérience théâtrale. En somme, avec Dramazon Prime, aller au théâtre peut se faire depuis n’importe où, sans limites.
De 0 à 8 000 spectateurs
Une autre production du même Schauspiel Köln poursuit son idée d’effacer les frontières entre la troupe et son public. Luk Perceval, un des metteurs en scène phare du théâtre allemand, a décidé d’ouvrir les portes des répétitions avec Oblomow Revisited, son adaptation du chef-d’œuvre d’Ivan Gontcharov, Oblomov. La pièce sera présentée en physique le 11 novembre prochain mais la très grande majorité des répétitions ont été diffusées sur Twitch. « D’habitude le public voit un produit fini. Mais le temps des répétitions est un temps où l’équipe est très vulnérable, très sensible. On négocie, on tâtonne », rappelle Lea Goebel.
En brisant le mur des répétitions et en faisant de tout utilisateur de Twitch un commentateur, voire un co-créateur, Luk Perceval permet de rendre les processus créatifs moins mystérieux. Il « suscite la curiosité et l’envie des spectateurs », commente Lea Goebel. « Depuis quelques années, le spectacle vivant échoue à retrouver un public jeune. Ce serait une erreur de penser que simplement en allant sur Internet, on va automatiquement retrouver des spectateurs plus jeunes ». L’approche de l’équipe est d’ailleurs multiplateforme. Sur Tumblr « la troupe partage quotidiennement un texte, une image ou une vidéo pour documenter le processus de création », et un fil Instagram est alimenté par les comédiens.
Dans le texte original d’Oblomov, un jeune aristocrate russe refuse de quitter son sofa. Dans Oblomow Revisited, le personnage d’Oblomov est devenu Oblomowa, une jeune femme qui s’enferme aussi chez elle et refuse de retrouver la lourdeur du quotidien. Le sujet résonne furieusement avec nos angoisses de sorties de confinements.
« Luana Velis (qui tient le rôle principal, ndlr) a expliqué qu’elle voulait utiliser Twitch comme une forme de journal intime d’une comédienne, un peu aussi comme une préparation à son rôle ». Au départ, on la voit évoluer chez elle, raconter son emménagement dans une nouvelle ville, son métier. Elle explique comment elle apprend son texte.
Un théâtre de l’interaction
La première répétition diffusée sur Twitch mi-octobre a dépassé toutes les espérances. Les deux premières heures, 8 000 personnes étaient présentes en continu. « Sur la dernière heure, ils étaient 3 000 ». Et en 24 heures, la vidéo a été cliquée 220 000 fois. Aujourd’hui, les streams quasi quotidiens rassemblent un public plus modeste (environ 300 vues). « C’est propre à Internet, explique Roman Senkl, une communauté, ça se construit au fil du temps ». Mais l’équipe est nourrie de ces échanges en continu. « Le public nous pose plein de questions pendant les streams sur la fabrication d’une pièce, sur ce qui est réel ou fictif dans ce qu’ils sont en train de regarder ».
Un va-et-vient créatif qui a ses écueils. Luana Velis, la comédienne qui incarne Oblomowa, s’est mise à refuser à date de venir aux répétitions. Le metteur en scène a accepté d’expérimenter une répétition à distance : Luana joue de chez elle via Skype et interagit avec le reste de la troupe qui est dans la salle de répétition. Luk Perceval semble un peu perdu. Qui regarder ? La caméra qui retransmet la scène sur Twitch, les commentaires des spectateurs, Luana Velis qui joue sur un écran ou les comédiens face à lui qui échangent avec un avatar numérique ? Exténué, il démissionne en direct. Les comédiens tentent de répéter sans metteur en scène. « Les internautes pourraient nous aider à mettre en scène », balance un des comédiens. Depuis, Luk Perceval a retrouvé sa troupe. Mais Oblomowa, elle, végète dans le calme de sa chambre. Où est la fiction ? Quelle est la part de l’improvisation ? Celle du calcul ? C’est le théâtre et ses fameux coups qui se trouvent désormais merveilleusement augmentés.
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