Un jeune ado rondouillard manipule un ramasse balle de golf en guise de sabre laser. Ghyslain Raza, le garçon de la vidéo baptisée Star Wars Kid devenue virale en 2002, a vécu l'un des premiers cas de cyberharcèlement de masse, devenant ainsi malgré lui une figure culte du Web. Interview.
Ghyslain Raza avait 15 ans. Il était lycéen dans la petite ville de Trois-Rivières, au Québec, quand à l’automne 2002 il se filme seul en train d'imiter le personnage de Darth Maul dans Star Wars simulant un combat au sabre laser avec un ramasse balle de golf. Quelques semaines plus tard, la vidéo est diffusée sur Internet à son insu, et Ghyslain devient en quelques jours le premier phénomène viral du Web – à partir duquel il sera désormais appelé « Star Wars Kid ». YouTube et Facebook n'existent pas encore, mais la vidéo est vue plus d'un milliard de fois. Son imitation est détournée des centaines de fois par des vidéastes amateurs. Des séries comme South Park, Family Guy ou Arrested Development le font apparaître dans leurs épisodes et il est même question qu’il apparaisse une séquence dans La Revanche des Sith, en tournage à l'époque. Poursuivi par les médias du monde entier, Ghyslain est surtout victime de harcèlement et doit quitter son établissement.
Vingt ans après, il a accepté d'être l'objet d’un documentaire de Mathieu Fournier intitulé Dans l'ombre du Star Wars Kid. Lui qui s'est fait extrêmement discret dans les médias et sur les réseaux prend enfin la parole pour raconter sa version de l'histoire. Interroger celui qui a été victime du premier cas de cyberharcèlement de masse permet aussi de voir combien les choses ont, ou n'ont pas, changé sur Internet.
Pouvez-vous nous raconter dans quel contexte a été tournée cette séquence, qui est devenue culte ?
Ghyslain Raza : Je participais à un projet scolaire qui consistait à tourner une parodie de Star Wars. Je devais donner un coup de main pour des effets spéciaux. Pendant toute une soirée, j'ai tenté de régler un bug qui mettait un décalage entre mes images et les effets de sabre laser que je voulais appliquer. Après plusieurs prises assez frustrantes, je décide de faire un dernier essai. À ce moment-là, il est tard, je suis seul au studio et je décide de relâcher la pression en déconnant devant la caméra. Puis je remballe le matériel et j'oublie ce que j'ai fait. C'est quelques mois plus tard que j'ai découvert que ça a été uploadé sur le Web sans mon consentement. Beaucoup de gens à l'époque n'avaient pas idée que c'était une vidéo volée et que je n'étais même pas vraiment fan de Star Wars.
Comment avez-vous découvert la publication de la vidéo ?
G. R. : La première chose dont je me souviens, c'est l'affichage d'une image sur le fond d'écran d'un ordinateur du studio. Je me suis dit qu’un copain m’avait fait une blague. Ça a créé un petit malaise, mais rien de grave. Je ne savais pas que toute l'école avait vu la vidéo et qu’elle se diffusait de manière exponentielle sur le Web. Après, c'est flou, mais en quelques heures je comprends que la vidéo circule localement sur MSN Messenger et sur Kazaa, un logiciel d'échange de fichiers. Une semaine après, la vidéo est diffusée sur le site d’un blogueur influent, Andy Baio, qui va titrer Star Wars Kid. C'est à ce moment que ça explose et attire l'attention du New York Times et des médias à l'international.
Comment réalise-t-on que des centaines de millions de gens regardent une vidéo de vous ?
G. R. : Il est impossible de prendre la pleine mesure du phénomène. À l'époque comme aujourd'hui, ces chiffres ne sont pas concevables. Ce qui a rendu tangible l'ampleur du phénomène, ce sont les requêtes incessantes de médias, qui ont publié mon nom et mon adresse et m'attendaient à la sortie du lycée ou devant chez moi.
Au-delà des réactions lointaines, vous avez aussi subi insultes et harcèlement dans votre lycée...
G. R. : Un jeune en particulier a été impliqué très tôt dans le processus de diffusion de la vidéo. Il avait mis en ligne un site Web sur lequel on pouvait faire des commentaires, et où il invitait les gens à lancer des insultes. En deux jours, la dynamique de harcèlement s'est installée, et je suis devenu la cible de la plupart des élèves du lycée.
Aucun adulte n'a essayé de résoudre le problème ?
G. R. : La direction était dépassée par la nature et l’ampleur du phénomène. Quand mon père a rencontré le directeur de l'établissement, c'était le matin où ça faisait la première page du New York Times. Le directeur lui a répondu le plus sérieusement du monde que l'affaire n'était pas sortie des murs de l'école et qu'il ne fallait pas s'inquiéter. Pour sa défense, la viralité et le fait qu'une chose du Web déborde dans le monde réel étaient des phénomènes encore inédits. Aujourd'hui, on ne serait pas surpris qu'une vidéo déclenche une tempête, du harcèlement. Les choses auraient peut-être pu être mieux gérées, cela fait partie de l'histoire.
La direction vous a demandé de quitter le lycée. Comment ça s'est passé ?
G. R. : J'ai eu la chance d'être très entouré par mes parents, et aussi par mon avocate Cathlyne, qui est une personne formidable. Elle a effectué son travail d’avocate autant que celui de travailleuse sociale. Cette petite équipe a fait rempart autour de moi, ce fut une grande aide. Mais les premiers mois ont été les plus intenses en termes de déréalisation. C'était le creux de l'aventure. Il fallait se tenir debout face à l'adversité et affronter ce qui se présentait.
Au-delà des moqueries et du harcèlement, cette vidéo a aussi donné lieu à un gigantesque élan créatif, un mouvement qui n'avait jamais été vu avant. Comment avez-vous perçu cette image de vous remixée à l'infini ?
G. R. : J'ai toujours eu cette impression surréaliste que le personnage de la vidéo semblait avoir sa propre vie sur l'Internet. Je n'ai jamais eu l'impression d'être ce personnage de Star Wars Kid. Ça n'était pas un avatar, ça n'était pas moi, c'était autre chose. Et ce n'est même pas une histoire de détachement puisque je n'ai même pas eu l'occasion de m'y attacher. Le fait que ça soit une vidéo tirée de tout contexte joue beaucoup, je pense. Quand on la regarde, on n’a aucune possibilité de savoir ce qu'elle fait là. C'est d'ailleurs pourquoi elle a eu autant de succès à mon sens. On peut y voir ce qu'on veut et la réinterpréter avec quelques effets visuels.
Pourtant, beaucoup de gens, des geeks notamment, sont attachés à cette vidéo. Elle représente une certaine époque où l'on découvrait le web.
Effectivement, cette vidéo-là représente pour bien des gens, quelque chose de positif, un premier souvenir amusant de ce que la culture web peut offrir. Mais c'est une réalité qui ne m'a jamais vraiment atteint. Je pense que j'ai commencé à en prendre conscience que très récemment dans le cadre de ce documentaire notamment. Quand j'ai discuté des répercussions de Star Wars Kid avec Amanda Brennan qui est une archiviste des mèmes je me suis rendu compte qu'il y avait toute une symbolique liée à ces vidéos.
Votre personnage est aussi arrivé dans des jeux vidéos ou des épisodes de séries comme South-Park. Au-delà de la culture web, vous êtes rentré dans la pop culture.
G. R. : Je pense que ça fait partie de cet aspect surréel de l'aventure. C'est très étrange de se voir surgir sans trop s'y attendre dans une série télé que l'on regarde pour le plaisir. Michael Cera dans Arrested Development en a même fait un running gag sur plusieurs épisodes et franchement on ne s'y habitue pas. Je pense que ça a justement accentué cette séparation entre cette vidéo et moi qui essayait de mener une vie normale. Au moment où ces séries sont sorties dans le courant des années 2000, je ne pensais déjà plus vraiment à cet épisode, je poursuivais mes études.
Les sollicitations des médias venaient du monde entier, certains vous proposaient de l'argent. Pourquoi les avoir toutes refusées ?
G. R. : La grande majorité de ces invitations avaient pour but de me montrer comme une bête de foire et non de discuter sérieusement du phénomène Web que j'avais généré malgré moi. C'est dix ans après que j'ai pris conscience qu'il faudrait reprendre la parole, notamment parce que les histoires de cyberharcèlement se sont multipliées.
Dans le documentaire, vous rencontrez des élèves pour qui les phénomènes de viralité sont devenus très banals.
G. R. : Cette histoire ne pourrait pas se reproduire aujourd'hui. Des vidéos de cette nature, on en poste 50 000 à la seconde et pour que l'une d’entre elles sorte du lot, la dynamique est totalement différente. Le numérique occupe une place plus importante dans la vie des jeunes, et les problèmes de harcèlement, de vol et de diffusion d'images non consenties continuent. Mais ces phénomènes sont plus insidieux et se passent sous la surface. Par ailleurs, le Web de 2003 était très décentralisé, très participatif et presque égalitaire. Aujourd'hui, quelques corporations dominent Internet, et la plupart des jeunes que j'ai pu rencontrer ont un véritable sentiment de confiance par rapport à elles. Si l'un de leurs contenus était diffusé à leur insu sur TikTok ou YouTube, ils pensent que ces plateformes interviendraient pour le retirer. Cette confiance est-elle bien placée ? Bien sûr, ces entreprises ont un intérêt économique à rester relativement saines, mais de là à dire que les jeunes sont protégés…
Comment expliquez-vous que les logiques de harcèlement perdurent vingt ans après votre histoire ?
G. R. : Quelque chose dans les nouvelles technologies court-circuite notre empathie, qui ne s'enclenche pas de la même manière. Le Web est par nature plus permissif et donne l'impression de ne pas être dans la vie réelle. L'idée n'est pas de jouer au moralisateur. Mais nous aurions intérêt à engager un dialogue, et c'est ce que j'ai voulu faire avec notre documentaire. Il faut se rendre compte que notre nature humaine change moins vite que la technologie. Il y a des raisons d’espérer, car ce processus de transformation a déjà commencé. Les jeunes d'aujourd'hui ont, par exemple, une conscience beaucoup plus aiguë du consentement.
Dans le documentaire, vous évoquez la nécessité d’apprendre l'« inaction bénéfique ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?
G. R. : En psychologie, il y a une distinction de plus en plus grande entre l'empathie et la compassion. L'empathie est un ressenti de ce que l'autre est en train de vivre, alors que la compassion consiste à être capable de comprendre la situation d'un autre sans avoir à la ressentir soi-même. Il faudrait apprendre ces sentiments aux enfants, surtout s’ils ne les ressentent pas quand ils regardent des vidéos sur Internet. Cette absence d'émotions est d’ailleurs normale parce que l'écran impose une distance. Mais cela ne doit pas empêcher d'avoir une forme de compassion proactive et de prendre un temps d'arrêt, une forme d'« inaction bénéfique » donc, pour laisser le temps à la compréhension de la situation d'opérer. L'idée consisterait alors à ne pas réagir directement, mais bien d'attendre pour adopter des comportements plus réfléchis.
Est-ce que d'après vous le Web actuel participe à une forme d'exploitation de la jeunesse ?
G. R. : Je pense que c'est indéniable, qu'il y a un risque bien réel d'exploitation de la jeunesse, de ce qu'elle produit sur les réseaux, notamment. Et il faudrait mener une réflexion qui irait plus loin qu'une simple prise de conscience. En Europe, vous avez déjà des législations qui protègent le droit à l'oubli et à la vie privée. En Amérique, on devrait s'en inspirer pour encadrer les pratiques sur le Web quand il s'agit de mineurs vulnérables. Les enfants et les adolescents découvrent la vie et se construisent une personnalité sur les réseaux. C'est un moment de grande fragilité. Avec le numérique, on a peut-être perdu la chance que les nouvelles générations puissent expérimenter sans que ça les suive des années. Il est important de préserver le jeu, il est aussi important de protéger cette façon d'explorer son identité sans en subir de trop lourdes conséquences. Il faut que l'intérêt commercial des plateformes soit aligné avec cette nécessité.
À VOIR : Mathieu Fournier, Dans l'ombre du Star Wars Kid, 2022
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