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S’informer sur les réseaux : « Les jeunes ne sont pas des crétins digitaux »

© Florence Banville via Dream Studio

Vous pensez que les adolescents sont juste bons à regarder des influenceurs débiles sur YouTube ? Au terme de 10 ans d’enquête sur les pratiques informationnelles des jeunes, la sociologue Anne Cordier n’est pas du tout du même avis.

Loin du cliché qui voudrait que les enfants et adolescents soient des victimes complaisantes des réseaux sociaux incapables de s’informer correctement, le livre Grandir informés de la sociologue Anne Cordier a de quoi rassurer. Depuis 2012, cette enseignante-chercheuse en Sciences de l'Information et de la Communication à l'Université de Lorraine, suit la vie connectée de jeunes de 6 à 20 ans afin de comprendre leur rapport au numérique et à l’information au fur et à mesure de leur parcours et de leur entrée dans le monde adulte. Il en ressort un constat qui va bien souvent à l’encontre des idées reçues. Pour beaucoup d’ados, il est important – et même plaisant – de bien s’informer même si cette action ne se fait pas sans difficulté. Forgées par le Web et un écosystème d’information décentralisé, les pratiques des jeunes sont pourtant toujours mal perçues par une majorité d’adultes. Explications.

Votre livre suit des enfants et des adolescents depuis 2012, autrement dit des « digital natives », des jeunes qui sont nés dans un monde où Internet existait déjà. Pourtant vous dites que cette catégorie n’existe tout simplement pas. Pourquoi ?

Anne Cordier : Les appellations comme les générations X, Y, Z, millénials, digital natives, sont avant tout issus du marketing et donnent le sentiment d'une classe d’âge très homogène qui baignerait dans une sorte de déterminisme technique. On se dit qu’ils sont nés avec Internet et on conclut que ce sont des crétins digitaux ou bien des génies qui n’ont plus besoin de profs ou de parents. Quand j’étais jeune, on disait qu’on faisait partie de la génération Loft Story. Quand on y réfléchit 2 minutes, ça ne veut absolument rien dire et cela enferme dans une catégorie définie par un produit. Les jeunes dont je parle sont avant tout des ados, je dirais même, des jeunesses au pluriel, car ils sont très différents les uns d’autres. 

En 11 ans d’enquête, le Web a énormément changé passant d’un système plutôt décentralisé à une domination des plateformes sociales et vidéo. Est-ce que les pratiques de ces jeunes ont évolué au même rythme ?

A. C. : Les jeunes sont toujours ceux qui s’emparent en premier des phénomènes nouveaux, que ça soit au niveau de la mode, de la musique ou des manières de se connecter sur le Web. Donc oui, leurs usages s’adaptent sans cesse aux évolutions du Web. L’exemple de Facebook est très frappant à ce propos. Pour les jeunes que j’ai suivis de 2012 à 2015, l’entre-soi adolescent se faisait sur cette plateforme. En 2023, Facebook est toujours là pour eux, mais plus comme un passeur intergénérationnel. C’est là que l’on garde un lien avec les parents ou les grands-parents tandis que l’entre-soi adolescent s’est plus déporté sur Snapchat ou TikTok. 

Est-ce qu'on s'informe de la même manière quand on a douze - quinze ans, et quand on a 20 ans ? 

A. C. : Ce que j’ai trouvé intéressant dans cette enquête, c’est justement ce lien entre son rapport à l'information et son parcours de vie. À l'enfance, on a vraiment, des pratiques d'information qui tournent autour de notre petit monde. Ça sera les animaux mignons, les mythes et légendes, ou les loisirs comme les jeux vidéo, ce genre de chose. Il faut arrêter de fantasmer sur le fait que les enfants et les collégiens doivent absolument consommer de l'actualité à leur âge. Personne n’a jamais gagné de prix Albert-Londres à dix ans. 

À l’adolescence, il y a de nouvelles problématiques informationnelles qui vont arriver notamment vers le lycée. On nous demande de produire du travail basé sur de la documentation, mais on va aussi s'informer sur des sujets qui nous intéressent comme la sexualité, les questions de genre, mais aussi les questions sociétales. Ils vont donc privilégier des médias ou des sources d'information qui leur paraissent prendre en charge davantage les thématiques informationnelles qui les intéressent, comme Brut, par exemple. On a aussi beaucoup de pratiques que l’on appelle de « l’information de service » et qui vont concerner l’orientation, la recherche du premier stage ou d’un logement étudiant.

Les choses changent de nouveau après l'entrée dans l'âge adulte. Là, on voit des pratiques d'information sur les loisirs qui diminuent un peu et une information beaucoup plus proche de l'opérationnalisation de la vie quotidienne. Ça va clairement se distinguer en fonction du parcours académique. Il y a ceux qui vont avoir des pratiques très tournées vers des sources d'information reconnues, légitimes à l'université ou à Sciences Po, comme la presse écrite. De manière globale, l'information d'actualité qui devient une préoccupation de plus en plus importante à partir du lycée parce qu’on atteint l’âge du droit de vote, mais aussi parce qu’elle permet de se distinguer des autres notamment. 

Une des notions qui est frappante dans votre livre, c’est celle du plaisir que les jeunes ont à chercher et partager de l’information. On est très loin de l’image que l’on se fait des adolescents qui évitent de s’informer pour ne pas être angoissés. 

A. C. : Oui, ils prennent plaisir à s’informer mais aussi à confronter les sources et partager l’information par la suite. Mais je pense que ça dépend surtout de la manière dont on leur pose la question. Si on débarque directement en leur demandant s’ils se tiennent bien informés sur l’Ukraine en lisant la presse écrite, les réponses sont bien plus mitigées. J’ai l’impression que quand on interroge les jeunes sur leurs pratiques, on le fait toujours au travers du prisme de sujets internationaux très graves. Personne ne prend de plaisir à lire un article sur un génocide ou sur le dérèglement climatique.

On ne demande jamais aux jeunes ce qu’ils apprécient comme type d'informations ?

A. C. : En fait, on leur impose une définition de ce qu’est l'information. Il faut absolument que ça porte sur l'actu politique, nationale, voire internationale. C'est évident que ce n’est pas une passion adolescente. En plus de ça, on leur impose la manière de faire. On leur demande de lire la presse écrite sur papier et on les culpabilise en leur disant que tout ce qui passe par les réseaux sociaux, c’est mauvais. Face à cette double contrainte, ils ont très peur de mal faire. À force d’être confrontés à ces attentes, les jeunes finissent par dire qu’ils ne s’informent pas, mais c’est totalement faux.

Donc ils s’informent sans le savoir ?

A. C. : Quand on fait le fil de la journée, on se rend compte qu'ils s'informent tout le temps, mais c'est souvent une activité qui n'est pas conscientisée. C'est aussi souvent une activité en mobilité. C’est bête, mais le fait de ne pas se poser avec son journal dans son canapé, ça fait que l’action de s’informer n’est pas matérialisée. Pourtant ils passent beaucoup de temps à faire des points sur l’actu à travers certains médias très présents en vidéo ou des youtubeurs comme Hugo Décrypte. Il faut aussi sortir de l’idée qu’ils y passent très peu de temps. Ils peuvent regarder des vidéos de plus d’une heure sur des sujets pointus. 

Ce qui a changé, ce sont des rituels comme le journal télévisé, pour favoriser une forme d’information qui épouse les moyens techniques du Web : avec des plongeons dans ce qu’on appelle des « terriers de lapin »?

A. C. : Effectivement, leurs pratiques sont très encouragées par le dispositif du Web. Ils peuvent être enfermés dans des bulles de filtres, mais ils ont aussi la capacité de fouiller un sujet qui les intéresse en profondeur. Ils mettent le doigt dans l’engrenage et ils vont jusqu’au bout. J'ai été frappé du degré d'expertise et de connaissance sur certains sujets. J’ai un exemple parfait avec un groupe de filles qui étaient à fond sur le sujet de l’interdiction de l’avortement en Pologne et qui allaient chercher leurs infos via des reportages puis comparaient les situations de l'avortement et les droits des femmes dans différents pays. Ce genre de disposition fonctionne très bien quand l’information est partagée et vécue avec d’autres. 

Même s’ils sont immergés dans le Web, ils gardent toutefois la télévision comme média de référence. Ce média semble indétrônable ?

A. C. : La télévision, c'est la référence partagée que l’on a tous et toutes, même si on se construit différemment par rapport à elle. On ne peut pas avoir TikTok comme référence parce que les parents ou les grands-parents ne sont pas dessus. Par ailleurs, la télévision est un média qui irrigue les autres et notamment le Web. Beaucoup de jeunes regardent la télévision via les replays sur YouTube par exemple. Des émissions comme Cash Investigation sont très souvent cités par les jeunes

Ils s’informent beaucoup, mais sont-ils armés contre la désinformation ?

A. C. : Ils ont un rapport compliqué avec ces notions de désinformation, entre autres parce qu’on leur rabâche à longueur de temps qu’il faut se méfier de l'info même quand elle vient de Wikipédia. On apprend difficilement quand on est dans la défiance. Donc, ils sont dans une forme de méfiance permanente sans avoir vraiment d’autres solutions que « de lire la presse écrite » qui ne leur convient pas forcément. La question se pose aussi pour les influenceurs qu’ils suivent. Ils se demandent à qui ils peuvent faire confiance. En général, quand ces gens viennent de la téléréalité, ils s’en méfient beaucoup plus, car on les a matraqués sur ce sujet. De manière globale, il y a un vrai déficit d'accompagnement sur ces sujets d’éducation aux médias à l’école, notamment parce que le corps enseignant ne prend pas forcément en compte les pratiques des ados.

Vous dites qu’ils sont aussi très conscients des biais algorithmiques, des bulles de filtres et des méthodes de captation de leur attention sans pour autant réussir à maîtriser leur consommation. 

A. C. : Oui c’est d’autant plus frappant que c’est une prise de conscience très récente. Ça revient beaucoup dans leur discours, ce qui veut dire que le travail d'éducation et d'appel à la vigilance autour de ces questions-là a fonctionné, notamment vis-à-vis des parents. Après, dans les faits, ils sont comme nous tous. On a conscience qu'on se fait avoir par ces applications : ça nous arrive de tomber facilement dans un tunnel de TikTok. Ils reconnaissent qu'ils sont victimes de ce genre de pratiques et ils se sentent démunis face à ça. Ils parlent de fermer le téléphone, de le mettre en silencieux, mais ils n’ont pas de solutions efficaces. Ce que je trouve difficile, c’est surtout de leur déléguer la responsabilité des pièges tendus par ces applications. Quand on traite les enfants de crétins digitaux, c’est comme si on leur reprochait de préférer les chamallows aux brocolis, ce qui est assez cruel. Face à des entreprises spécialisées dans la captation de notre attention, ils n’ont aucune chance. 

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.
commentaires

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  1. Avatar Gérard Couvert dit :

    Le crétin c'est plutôt celui qui emploi le terme "digital" en non numérique.

  2. Avatar Tenebreuse dit :

    Bonjour, c'est très intéressant ce que vous mettez en valeur, qui est tous simplement que personne n'a la même culture. J'ai 23 ans, on me reproche la moindre chose que je ne sais pas, en mode "tout le monde le sait" ou "on en parle pourtant depuis 1 semaine a la télé!", je sais pas si les personnes concerné par votre étude on ce genre de problème. J'ai personnellement été dégouté de la télé qui j'ai l'impression cherche toujours a prouvé qu'elle est au dessus du web en culpabilisant ceux qui préfère justement s'informer via internet et quand un programme m’intéresse, je n'ai pas forcement le temps ou l'envie d’être devant a une heure précise et aime donc beaucoup les replay quand il y en a... Et cela permet d’ailleurs aussi de découvrir de vieil émission.

    Au final, j'ai l'impression que c'est intemporel ce problème, a chaque changement majeur, de pointé l'ignorance de l'autre en oubliant sa propre ignorance et cela alors que personne ne mène le même combat. Je suis plus calé en solutions environnementaux, comportements animaux et dérèglement climatique que sur la situation géopolitique de chaque pays ou des derniers affaires policier de notre pays, car on s'informe rarement sur un sujet dont on se fiche complétement, tout simplement.

    Pour le partage d'information, je confirme totalement, qu'importe le domaine d’ailleurs, quand on est avec des personnes avec les même centre d'intérêt ou dont la problématique intéresse. Il m'est d’ailleurs arrivé d'avoir des conversation très enrichissante avec des collègues de travail plus âgé qui souhaitait vraiment parler et non juger. Sans parler des logiciel comme discord ou il y a très longtemps teamspeak, parler de la disparition des ours polaire ou de la fonte des glace tout en jouant a minecraft par exemple (et oui, les jeux vidéo, on y joue, mais on y communique aussi). Après, les influenceurs, c'est autre chose, il y en aura toujours qui suivront bêtement et chaque communauté a des gens toxiques hélas et cela ne se résume pas uniquement au communauté youtube par exemple. Il suffit de voir les dernières actions de parties politique dans la rue pour s'en rendre compte, le danger est peut être finalement de faire un énorme panier avec autant de gens différent, systématisant toute une population a cause de l'action de quelques uns. Il suffit au final d'avoir le recul sur ce qu'on consulte et oui, parfois on se fait avoir, on aimerais que ça n'arrive pas mais c'est comme ça.

    Je suis vraiment heureux en tout cas de votre étude, j’espère qu'elle fera un peu changer les approprie qui nous colle a la peau, a ma génération et celles d’après.

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