Tête de mort sur un journal et sable

Médias : les « sables mouvants » du journalisme moderne

© Logan Weaver et Luca Annoni

D’abord il y a eu l’arrivée d’Internet, ensuite les réseaux sociaux, et maintenant, voici ChatGPT… L’irruption fracassante du modèle de langage d’Open IA dans notre quotidien ouvre une nouvelle ère pour notre société, mais aussi pour celles et ceux qui la racontent.

S’adapter aux ruptures technologiques n’est pas de tout repos, surtout quand on est un média. Ceux-ci ont passé ces dernières décennies à renouveler et stabiliser des business models ébranlés par le numérique, la fragmentation des usages, l’hyper puissance des plateformes – on pense par exemple au long feuilleton des droits voisins qui a trouvé une première résolution en 2022. Après un bras de fer de plus de deux ans avec Google, la presse française et le géant de Mountain View ont signé un accord rémunérant la reprise d’extraits d’articles sur le moteur de recherche.

La fin d'une époque

Et il faudrait désormais se préparer à un futur proche où Google ou Bing généreront eux-mêmes les réponses à vos requêtes ? Parce qu’elle met à risque le trafic vers les éditeurs, cette vision (encore à confirmer) pourrait une nouvelle fois renforcer les géants de la tech et bouleverser les modèles économiques fondés sur l’audience et la publicité. Sans parler d’une capacité à émerger toujours plus difficile, dans un environnement saturé de textes générés par les machines. De nouveaux enjeux émergent, comme la question juridique concernant l’agrégation des contenus dans les bases de données servant à entraîner ces IA. Ce qui est sûr, c’est que, comme dans toutes les filières, l’intelligence artificielle modifiera les processus, les plus optimistes imaginant par des journalistes « augmentés » dans leurs capacités de traitement de données, de synthèse, de rédaction.

Pour Jim VandeHei, CEO du média américain Axios, une nouvelle phase de transformation est déjà là. Voyez le déclin des modèles qui ont bâti leurs audiences avec l’effet levier des plateformes sociales : au printemps 2023, Buzzfeed a annoncé la fermeture de son site d’actualités Buzzfeed News, tandis que Vice Media se déclarait en faillite. La patience des actionnaires a atteint ses limites. La fin d’une époque pour ces deux médias qui comptaient bien renouveler le genre de la presse gratuite avec, chacun dans leur style, une ligne éditoriale pop et alternative à destination des millennials. Buzzfeed News avait même reçu le célèbre prix Pulitzer en 2021 pour son enquête sur les Ouïghours en Chine. Une chute accélérée par la conjoncture économique en général, et publicitaire en particulier, au retrait de Facebook sur l’actu, ainsi qu’à l’avènement de TikTok – avant même celui de l’IA générative.

Menaces sur les emplois et la réputation

Selon VandeHei, ces médias « généralistes » seront moins nombreux, à mesure que la valeur de leurs contenus diminuera face aux articles générés par IA. Dès janvier 2023, Buzzfeed a annoncé qu’il utiliserait l’IA pour écrire des articles, prenant par la même occasion + 120 % en Bourse, avant de retomber de nouveau dans les limbes du Nasdaq. Intention mise en œuvre sur des quiz et sur la rubrique voyages, plus ou moins discrètement, et bientôt sur son site de cuisine Tasty, avec son agent conversationnel Botatouille (sérieusement).

Mêmes expérimentations chez CNET, qui publiait dès novembre 2022 des articles écrits par son outil RAMP (Responsible AI Machine Partner), sous l’obscure signature CNET Money Staff. Suite aux révélations de Futurism, qui mettait à jour non seulement la pratique, mais aussi l’étendue des inexactitudes et plagiats produits par la machine, le célèbre site tech a suspendu l’utilisation de l’IA à des fins rédactionnelles. Mais l’épisode a laissé des traces : éditeurs et vidéastes du site tech ont fondé un syndicat, le CNET Media Workers Union. L’objectif ? Protéger les emplois, favoriser une rémunération équitable, une indépendance éditoriale, ainsi qu’une voix dans la prise de décision, « dans cette période d’instabilité (…) tandis que les technologies d’automatisation menacent nos emplois et notre réputation ».

La confiance continue de s'éroder

Car l’enjeu réputationnel est bien réel, tandis que la confiance dans les médias, malgré quelques rebonds pendant le Covid ou à la survenue de la guerre en Ukraine, continue de s’éroder. Selon le rapport 2023 de l’institut Reuters pour l’étude du journalisme, ce marqueur a baissé de deux points en un an sur l’ensemble des 46 pays étudiés, s’établissant à 40 % des sondés. La France fait partie des pays les plus méfiants, avec 29 % de confiance revendiquée (-1 point), auprès des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Espagne. L’institut remarque que moins le pays est polarisé politiquement, plus la confiance s’établit à des niveaux élevés, comme en Finlande (69 %). Cet évitement de l’actualité s'accentue dans tous les pays, avec 36 % des sondés, en hausse de 7 % (mêmes chiffres en France).

En toute logique, confiance et évitement des médias sont inversement corrélés. Mais on se détourne aussi de l’actu à cause de la redondance, des sentiments d’anxiété, de fatigue, d’impuissance, voire des conflits qu’elles suscitent. Outre la fatigue informationnelle, la « subscription fatigue » (fatigue de l’abonnement) donne ses premiers signes : face à l’inflation des prix sur l’énergie et l’alimentation, les ménages doivent arbitrer sur les autres postes, notamment les loisirs et le divertissement. Selon l’institut Reuters, près de 40 % des lecteurs payants ont annulé ou renégocié leurs abonnements. En France, environ 11 % des Français paient pour de l’information en ligne. Du côté des newsletters payantes éditées par des journalistes spécialisés, l’étude relève le succès de quelques publications, surtout aux États-Unis. C'est notamment le cas des newsletters spécialisées sur la finance, une verticale en vogue. Du côté des podcasts, l’usage demeure stable, grâce à une audience jeune et fidèle, et des coûts de production accessibles.

Privilège et information à deux vitesses

L’époque pose donc de manière crue la question du privilège face à l’actualité, voire d’une information à deux vitesses. L’enjeu de démocratie que représente l’accès à tous à une information de qualité devient prégnant. C’est le propos – et l’inquiétude – de Lydia Polgreen. Dans un édito au New York Times, cette journaliste réfléchit aux impacts sociétaux de cette presse gratuite sur le déclin, que le modèle publicitaire ne permet plus de soutenir. Une expérience qu’elle a vécue elle-même dès 2016, quand elle prenait la rédaction en chef du Huff Post – tandis que les annonceurs se détournaient des éditeurs pour communiquer directement sur les réseaux sociaux et s’ouvrait l’ère des médias ultra-partisans, des clashes et de la manipulation médiatique à grande échelle, comme avec le scandale Cambridge Analytica. L’ambition d’alors de Polgreen, celle de s’adresser à un public éloigné du pouvoir politique, économique et social, s’est vite brisée contre la conjoncture.

Dans ce paysage médiatique très fragmenté, où même les infos en continu à la télé ont perdu de leur superbe, au profit de talks moins chers à produire, où les youtubeurs concurrencent les journalistes et le streaming a taillé des croupières au câble, l’éditorialiste américaine constate que la fracture n’a cessé de se creuser depuis. D’un côté, une élite privilégiée, avec les moyens de s’abonner à des médias de qualité, à des newsletters de niche payantes, etc. et de l’autre, ceux qui devront se contenter d’articles écrits par des robots-journalistes au kilomètre – dont on se demande d’ailleurs jusqu’à quel point les annonceurs voudront s’adosser. Pour Polgreen, partager une même réalité est constitutif de l’idée de mass media, et ce panorama désolé où l’argent des annonceurs ne soutient plus une information gratuite de qualité, mais plutôt la fortune de quelques milliardaires de la tech, est un mauvais signal pour la démocratie.

« Industrie du simulacre »

La crainte est partagée par Reporters Sans Frontières. Dans son dernier rapport, l’ONG établit que les conditions d’exercice du journalisme sont mauvaises dans 7 pays sur 10. La France se classe 24ème sur 180 pays, avec des conditions « plutôt bonnes ». Pour Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, l’instabilité qui caractérise cette édition est « l’effet d’une agressivité accrue du pouvoir dans de nombreux pays et d’une animosité croissante envers les journalistes sur les réseaux sociaux et dans le monde physique » mais aussi « le produit de la croissance de l’industrie du simulacre, qui façonne et distribue la désinformation, et donne des outils pour la fabriquer. »

Le rapport souligne « la différence (qui) s’estompe entre le vrai et le faux, le réel et l’artificiel, les faits et les artefacts, mettant en péril le droit à l’information », « les capacités de manipulation inédites (…) utilisées pour fragiliser celles et ceux qui incarnent le journalisme de qualité, en même temps qu’elles affaiblissent le journalisme lui-même. » Outre les effets de l’IA générative, texte et image, les risques accrus en termes de propagande par les Etats, RSF pointe la « logique arbitraire et censitaire » de Elon Musk, nouveau propriétaire de Twitter. Pour l’organisation, celle-ci démontre que « les plateformes sont des sables mouvants pour le journalisme. »

Nouvelle effervescence

Dans ce ciel lourd, une éclaircie : la jeunesse, qu’on aime tant à réduire à des victimes complaisantes des réseaux sociaux, incapables de s’informer correctement, étonne par ses pratiques. La sociologue Anne Cordier, interviewée par L’ADN, rapporte le portrait d’adolescents qui prennent plaisir à s’informer. Ils réinventent les usages, en épousant les moyens du Web : ils s’immergent dans les sujets façon rabbit hole (terrier de lapin), fouillent des sujets pointus, regardent des youtubeurs comme Hugo Décrypte, aiment consommer des vidéos de plus d’une heure. Ils sont l’une des cibles que cherchent à conquérir de nouveaux médias numériques : on pense à Vakita, « site d’enquêtes et d’action » consacré à l’écologie par le journaliste Hugo Clément.

En effet, les lancements se succèdent – et pas seulement à destination des jeunes. Médias affinitaires, ils revendiquent haut et fort leur approche indépendante, voire se réclament du journalisme d’investigation – deux critères qui fonctionnent toujours en période de défiance. Ils sont souvent incarnés par une tête d'affiche : outre Hugo Clément, on citera Bernard de la Villardière (M6) et Réel, projet « positif » 100% vidéo, Christine Kelly (CNews) et Dominique Rizet (BFM) pour Factuel, média « libre et impartial », ou Laurent Joffrin (ancien directeur de Libération) avec Le Journal. Ces nouveaux entrants choisissent souvent le modèle de l’abonnement. Un phénomène rendu possible par le faible barrage à l’entrée sur le Web et des coûts de production, notamment vidéo, très compétitifs grâce au numérique. Une effervescence qui rappelle celle de la presse magazine dans les années 2000 : « Il y a vingt ans, 500 titres naissaient et mouraient chaque année en France » rapporte Nathalie Sonnac, autrice de « Nouveau monde des médias. Une urgence démocratique », au Parisien...

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
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